Ancien ambassadeur de France au Qatar (1998-2002) et en Arabie saoudite (2007-2016), Bertrand Besancenot, est l’un des meilleurs spécialistes du Moyen-Orient. Celui qui fut conseiller diplomatique d’Emmanuel Macron dresse un bilan sans concession de la faible l’influence de la France dans la région, liée notamment à la gestion peu lisible de la crise à Gaza. D’après ce diplomate, Paris et ses partenaires du Vieux Continent devraient malgré tout s’atteler à contenir l’hubris d’Israël qui, incité par ses succès contre le Hamas et le Hezbollah, pourrait être tenté de pousser trop loin son avantage. Quant à la France, elle aura selon lui à l’avenir, “des arguments à faire valoir pour jouer un rôle” dans une sortie de crise. Entretien.
L’Express : Malgré ses efforts diplomatiques, qu’est devenue l’influence de la France au Moyen-Orient ?
Bertrand Besancenot : Aujourd’hui, il faut bien reconnaître que le rôle de la France au Moyen-Orient (y compris au Liban) est marginal. Notre influence s’est considérablement réduite. La France a certes demandé, le 25 septembre, une réunion du Conseil de sécurité de l’ONU sur la situation dans ce pays, et pris l’initiative – avec Washington – de faire une déclaration, appuyée par divers pays de la région, pour demander un cessez-le-feu immédiat au Liban. Mais ce genre d’appels, Benyamin Netanyahou s’en moque.
Aux yeux du Premier ministre israélien, les seuls qui comptent et qui peuvent faire pression sur Israël sont les Américains. Or il estime qu’ils ne s’interposeront pas à ses opérations en cours au Liban. Partant du principe, par ailleurs, que les Iraniens veulent éviter un embrasement régional, Netanyahou considère qu’il a une fenêtre d’opportunité unique jusqu’à l’élection présidentielle américaine pour faire ce qu’il veut et affaiblir au maximum le Hamas, le Hezbollah, voire l’Iran.
Cela ne veut pas dire que la France, qui a un lien historique avec le Liban, ne doit rien faire. Notre ministre des Affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, s’est rendu à Beyrouth pour apporter une assistance humanitaire. Nous avons aussi dépêché notre envoyé spécial, l’ancien ministre Jean-Yves Le Drian, qui parle à tous les dirigeants politiques libanais.
Cette perte d’influence au Moyen-Orient s’explique-t-elle aussi par le manque de clarté de la ligne diplomatique française sur le conflit à Gaza ?
Bien sûr ! La crise de Gaza a été mal gérée dès le départ. D’abord, le président Emmanuel Macron n’est pas allé tout de suite en Israël après le 7 octobre. Ensuite, quand il y est allé, il a fait une déclaration sur la nécessité de créer une coalition internationale contre le Hamas, qui a été évidemment mal interprétée dans toutes les capitales arabes. Cela donnait en effet le sentiment que nous appelions la communauté internationale à s’associer aux frappes sur Gaza : une maladresse insigne.
Depuis, malgré d’autres déclarations pour essayer de rééquilibrer la position française, en essayant d’attirer l’attention sur la nécessité de corridors humanitaires, de rappeler la perspective de la solution à deux Etats (qui est la position traditionnelle de la France), nous ne sommes plus audibles.
Paris essaye encore de jouer un rôle. Mais les Israéliens ne nous écoutent pas beaucoup. Et quant aux Palestiniens, ils sont déçus : la gestion du conflit à Gaza par les autorités françaises n’a pas correspondu à leurs attentes, c’est le moins qu’on puisse dire. Alors que la France avait été traditionnellement, en particulier sous Jacques Chirac, un pays qui avait une position différente, rappelant qu’il fallait rendre justice aux Palestiniens, notre voix ne porte plus dans le conflit au Moyen-Orient. Aujourd’hui, ceux qui ont des cartes majeures dans la région, ce sont les Etats-Unis. Ils sont les seuls à pouvoir faire pression sur Israël.
Après l’explosion du port de Beyrouth, en 2020, Emmanuel Macron, en visite sur place, avait promis de “lancer une nouvelle initiative politique”. Le constat d’échec est-il total ?
Une chose est certaine, malgré les tentatives françaises : il n’y a toujours pas de président libanais. Mais il n’y a pas que la France qui soit en échec. L’ensemble du quintette qui poursuivait cet objectif (Etats-Unis, France, Egypte, Emirats arabes unis, Qatar) n’y est pas parvenu. La différence, c’est que la France s’est mise en avant avec la visite du président Macron à Beyrouth, en août 2020, et qu’elle a suscité beaucoup d’espoirs, qui n’ont pas été suivis d’effets…
Comment expliquez-vous la réaction discrète de Paris à la mort de Hassan Nasrallah, le chef du Hezbollah ?
Remarquez que les pays du Golfe ne se sont pas beaucoup exprimés non plus. Car en réalité, ces pays qui, dans le fond, ne versent pas de larmes sur la disparition de Nasrallah, veulent jouer un rôle de recours lorsqu’il faudra trouver des solutions au conflit.
La France, en particulier, n’a pas voulu choquer une partie de la population libanaise. Quand aux pays arabes, ils ménagent les Palestiniens – qui, étant donné ce qu’ils subissent à Gaza, ne peuvent pas se réjouir de la disparition du chef du Hezbollah, qui a fait pression sur Israël en solidarité avec la population de Gaza – et leurs opinions publiques.
La France pourrait-elle réellement jouer un rôle de médiateur à l’avenir ?
A un moment ou un autre, puisque nous avons gardé le contact avec le Hezbollah, nous aurons un rôle à jouer. Car il faudra bien un jour trouver une solution pour le Sud-Liban, qui s’apparentera à la mise en œuvre de la résolution 1 701 de l’ONU, violée par les deux parties. Signée en août 2006 pour mettre fin au conflit entre Israël et le Hezbollah, elle prévoyait le recul de la force libanaise au-delà du fleuve Litani et, de facto, une espèce de zone démilitarisée tenue par la Force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul). Or le Hezbollah a continué à s’armer et à utiliser toute cette zone pour y entreposer ses missiles et ses roquettes. Quant aux Israéliens, ils n’ont cessé de survoler la région.
On ne peut pas nierque la partie militaire du Hezbollah a mené des actions terroristes. Et en même temps, le Hezbollah est un parti qui représente l’essentiel de la communauté chiite, soit plus du tiers des Libanais. Or à un moment donné, si l’on veut trouver une solution, il faudra forcément des arrangements avec cette partie de la population.
La France a des arguments à faire valoir pour jouer un rôle. Elle est depuis longtemps un protecteur du Liban ; elle a de bonnes relations avec l’Egypte, la Jordanie, avec les pays du Golfe d’une façon générale, et elle est membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU.
Elle peut essayer d’être active diplomatiquement en dialoguant à la fois avec les Américains, les Israéliens, les Palestiniens, les Libanais, et les pays du Golfe, pour essayer de faire en sorte que de ces drames puisse sortir un bien. C’est-à-dire que les extrémistes de tout bord, ceux qui ne reconnaissent pas l’existence d’Israël comme ceux qui ne reconnaissent pas l’identité palestinienne, soient marginalisés. Un objectif extrêmement difficile à mettre en œuvre.
Que peut faire l’Union européenne ?
Il est clair que la France aurait un rôle beaucoup plus important si elle pouvait entraîner les pays européens avec elle. Mais les divisions sont aujourd’hui trop fortes pour pouvoir peser réellement. Les Européens peuvent apporter de l’aide humanitaire et faire des déclarations pour appeler à la retenue ou au calme, éviter un embrasement régional. Mais cela restera de la rhétorique. Ils peuvent toutefois essayer de tempérer une forme d’hubris israélienne, voire américaine, qui les empêcheraient d’envisager tout compromis, notamment sur la question palestinienne.
Or si l’on ne règle pas d’une façon plus ou moins équitable la question palestinienne, après ce qui s’est passé à Gaza, où beaucoup de gens ont perdu un père, une mère, un frère, une sœur ou un cousin, des générations d’extrémistes anti-israéliens émergeront. Et d’autres 7 octobre se produiront.
Et même si Tsahal parvient à affaiblir largement le Hezbollah, cela n’empêchera pas, si on ne parvient pas à un arrangement, cette milice libanaise de continuer à disposer de certains équipements et de guérilleros capables de commettre des actes de terrorisme.
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