Prétendre interviewer Loïc Prigent pendant la Fashion Week de Paris est à peu près aussi illusoire que de vouloir arracher les confessions d’un cycliste du Tour de France en pleine ascension de l’Alpe d’Huez. Entre 12 défilés, le Hercule des backstages nous propose un coup de téléphone un samedi matin. Même au bout du rouleau, il garde son humour : “Vous parlez à des ruines… La Fashion Week, c’est parfois Kafka en froufrous. Hier, au défilé Mugler, ils ont mis pendant une heure trente une musique d’attente composée de trois notes – une véritable torture auditive. Juste après, au défilé Schiaparelli, on nous a annoncé un crescendo musical : vingt minutes d’une musique trop forte, saturée, insupportable. Ils avaient invité trop de monde, il faisait hyper chaud, j’avais la place d’une demi-fesse pour asseoir les deux miennes… Il faut une bonne résistance mentale dans ce milieu ! Heureusement, de temps en temps, vous êtes récompensé en voyant de belles choses – ou des choses tellement épouvantables que ça vous conforte dans votre système de valeurs.”
Cela fait déjà trois décennies que Prigent, 51 ans, écume ce monde abracadabrant et le raconte sur différents supports – articles, documentaires, réseaux sociaux. Il avait déjà publié deux livres hilarants, “J’adore la mode mais c’est tout ce que je déteste” et “Passe-moi le champagne, j’ai un chat dans la gorge”, des recueils des phrases les plus étonnantes entendues chez les fashionistas qui auraient enchanté Proust, Truman Capote ou le Bret Easton Ellis de Glamorama. Avec Mille milliards de rubans (Grasset), Prigent franchit une marche supplémentaire en se faisant historien de la mode, et en joignant le style au propos. Finesse de l’analyse, goût pour les néologismes inventifs, sens du burlesque : il y a plus de littérature dans cet essai décalé que dans 95 % des romans de la rentrée (statistique officielle transmise à L’Express par la Fédération de la Haute Couture et de la Mode).
Pourquoi en revenir au livre quand on cartonne via des médias plus modernes ? “Pour pouvoir approfondir. La télévision demande de démontrer par l’image ce qu’on essaie d’expliquer, c’est parfois délicat. Le livre permet de digresser et d’être totalement hors budget, alors que chaque minute est comptée quand on travaille en télé. J’ai mené mon enquête pendant de longs mois, j’ai aimé cette liberté d’aller chercher des choses sans être limité par le temps ou l’argent.”
Sand, Zola, Mallarmé…
Le premier tome de Mille milliards de rubans couvre la période 1850-1912. La crinoline en est le vêtement phare, comme nous l’explique Prigent : “C’est la robe qui symbolise le plus la mode : tellement belle et tellement peu pratique à la fois. Il y a un écart beauté/inconfort qui confine à l’absurde. C’est une vue de l’esprit. Et je trouve charmant que toutes les strates de la société aient pu penser à un moment que c’était ce qu’il y avait de mieux… La mode est plus bizarre que la fiction. C’est impossible de l’imaginer, on passerait pour des scénaristes fous.” Il le dit différemment dans son livre : “La crinoline a cependant des avantages. Elle impose une oisiveté presque totale à celle qui la porte. Vaguement broder est possible. Vaguement lire George Sand. Ce n’est pas avec ça que le MLF va naître.”
Sand revient à un autre moment de l’essai de Prigent, critiquant en ces termes les suiveuses de l’impératrice Eugénie : “Elle se moque d’elles, se dégoûte de ses parures quand elles s’en sont emparées et en invente d’autres que les maris payeront, il le faudra bien ! On dit que cela fait marcher le commerce. Pas du tout, cette marche est trop anormale pour ne pas engendrer la ruine. La mode changeant tous les mois par décret de cour, les produits non écoulés encombrent les fabriques ou tombent tout à coup à bas prix.” Anna Wintour n’aurait rien à ajouter quant à ce système de fuite en avant…
Littérature toujours, Prigent évoque plusieurs fois La Curée de Zola, “un incroyable livre de mode qui, en 1871, décrit de manière très précise les excès de ce moment-là, et parle du couturier Worth, personnage central de mon propre livre”. Page 100, Prigent se penche sur le cas de Stéphane Mallarmé qui, en 1874, avait publié quelques numéros de La Dernière Mode, magazine dont il signait tous les articles sous différents pseudonymes (dont celui de “Madame Satin”) : “Personne ne le lit, ne l’a lu, ne le lira, mais la référence figure depuis dans absolument tous les mémoires de mode écrits par les étudiants en mal de justification de leur fascination chiffon.”
Hilare à l’autre bout du fil, notre homme en remet une couche : “Ces numéros de La Dernière Mode, je les ai lus et non lus. Je veux dire : j’ai tenté de les lire. Au risque de vexer ou de hérisser les mallarméens, c’est de la poésie pré-surréaliste : une sorte de carapace de mots, compacte et imperméable. Mallarmé avait compris l’importance de Worth, mais quand il dit aimer la mode on ne comprend pas s’il est sincère ou dans la dérision. Une chose est sûre : le citer au premier degré, à mon sens, c’est du foutage de gueule.”
Un œil sur TikTok et un autre sur sa bibliothèque
Les pérégrinations amusées de Loïc Prigent dans les arrière-cuisines de la mode ont commencé au milieu des années 1990 quand il était jeune pigiste à Libération. Qui étaient alors ses modèles ? “J’adulais Michel Cressole et lisais les autres plumes du journal : Marie Colmant, Anne Boulay et Gérard Lefort. Ils écrivaient sans complexes, y allaient à fond les ballons, avec culture et esprit. J’ai compris grâce à eux qu’on peut écrire de manière sérieuse tout en déconnant, en riant du capharnaüm qu’il y a autour des collections.”
De l’eau a coulé sous les podiums. Devenu une référence dans son domaine, Prigent voit-il une nouvelle garde émerger ? “Tout à fait. Pas mal de gens sont apparus depuis 2020, une génération de trolls dont les regards s’affinent. C’est rigolo de démonter une collection, mais si on n’a pas vu telle référence, telle subtilité, on perd en crédibilité… On gagne des galons quand, après avoir tiré à boulets rouges sur untel ou untel, on prouve qu’on s’y connaît vraiment. Je suis surtout les comptes de Haute Le Mode (sur YouTube et TikTok) et Relax It’s Only Fashion, un styliste pour clientes riches. Quand tout le monde a adoré une collection, il arrive en disant avec flegme que ça n’ira à personne.” Ainsi est Prigent. Il a un œil sur TikTok et un autre sur sa bibliothèque, où trône L’Histoire du costume en Occident de François Boucher : “C’est lisible, pas du copier-coller, et je suis admiratif : l’auteur semble connaître l’évolution de la cravate année par année !”
Outre Worth et l’impératrice Eugénie, Mille milliards de rubans met à l’honneur Pauline de Metternich, it-girl avant l’heure. Prigent aimant faire des parallèles, on lui demande quels seraient leurs héritiers aujourd’hui : “Worth, plus qu’un créateur, était un commerçant de génie. Il a su connecter la mode avec les nouveaux outils de vente et de propagation de son époque et a, en ce sens, inventé l’industrie du luxe. Son équivalent actuel, c’est Bernard Arnault. L’impératrice Eugénie, c’est Kim Kardashian. Quant à Pauline de Metternich, c’est Aya Nakamura : elle a des bons mots, elle est drôle et inattendue, elle crée la polémique, elle fait rager les rageux…” Là-dessus, Prigent s’apprête à raccrocher pour une raison un brin snob : il doit filer au défilé Hermès. On lui souhaite de bien s’amuser. Il rit une dernière fois dans son téléphone : “Oui je sais ça fait chic de dire ça, mais attention, c’est aussi du boulot !”
Mille milliards de rubans, par Loïc Prigent, Grasset, 202 p., 19 €.
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