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Thomas L. Friedman : “Au Moyen-Orient, nous assistons aujourd’hui à un bûcher de la paix”


En 1989, Thomas L. Friedman publiait le classique De Beyrouth à Jérusalem. Le natif du Minnesota y revenait sur ses dix années de correspondance au Liban et en Israël, entre anecdotes personnelles, rappels historiques et analyses géopolitiques. Aujourd’hui, l’éditorialiste du New York Times et triple lauréat du prix Pulitzer signe une nouvelle préface à son livre, déplorant qu’il soit, hélas, toujours d’actualité. Un an après le 7 octobre, l’un des meilleurs connaisseurs du Moyen-Orient décrypte pour L’Express la situation apparemment désespérée entre Israéliens et Palestiniens, mais évoque aussi les espoirs engendrés par l’évolution de l’Arabie saoudite, tout comme les enjeux cruciaux de l’élection américaine.

Le processus de paix entre Israéliens et Palestiniens, qui a culminé dans les années 1990, a-t-il été complètement effacé par l’attaque du 7 octobre ? Vous expliquez que la solution à deux Etats est même plus compliquée aujourd’hui qu’à l’époque de la publication de votre livre, du fait des 360 000 colons juifs présents en Cisjordanie…

Thomas L. Friedman Pourquoi cette guerre actuelle est-elle pire que les précédentes ? Chaque conflit entre les Israéliens et les Arabes a eu un nom : guerre des Six-Jours, guerre du Kippour… Mais comment nommer celle-ci ? Selon moi, il faudrait la baptiser la “guerre du pire”. On n’a jamais eu de conflit au Moyen-Orient dans lequel le pire du pire mène le jeu dans chaque camp. Du côté palestinien, c’est l’aile militaire du Hamas. Du côté israélien, des suprémacistes juifs dictent à Benyamin Netanyahou la ligne politique. Au Liban, c’est le Hezbollah, une milice qui a pris en otage tout un pays avec l’aide d’un Etat étranger. Et en Iran, c’est un régime qui se sert de la cause palestinienne pour étendre son influence. Si le diable avait voulu incendier tout le processus de paix, il n’aurait pas fait appel à d’autres protagonistes. Nous assistons aujourd’hui à un bûcher de la paix.

Néanmoins, je n’ai jamais bougé d’un iota dans ma conviction que la solution passe par deux Etats pour deux peuples, et que celle-ci est plus urgente que jamais. On me qualifie souvent de naïf et de rêveur. A quoi je réponds : “Allez-vous faire foutre !” Il n’y a peut-être que 5 % de chances que cela se produise, mais j’y consacre 100 % de mon énergie. Car, sinon, la seule alternative, c’est une guerre perpétuelle qui consumera toutes les sociétés au Proche-Orient.

Après le Hamas à Gaza, Israël a lancé une attaque massive contre le Hezbollah, aboutissant à la mort de son leader Hassan Nasrallah et à une escalade avec l’Iran. Israël en a-t-il pour autant fini avec le Hezbollah ?

Israël a porté un coup dévastateur au proxy iranien au Liban. Le Hezbollah a depuis des décennies kidnappé le Liban pour le compte de l’Iran, menant une guerre contre Israël que le peuple libanais n’a pas souhaité et où il n’a rien à gagner. En tuant Hassan Nasrallah et toute une partie du leadership de la milice, Israël a fait partir en fumée les milliards de dollars d’investissement iranien dans sa milice au Liban. La raison d‘être du Hezbollah, c’est de dissuader Israël d’attaquer les installations nucléaires de l’Iran.

Est-ce que le Hezbollah est totalement détruit ? J’en doute. Mais les dirigeants qui restent savent qu’Israël sait exactement où ils vivent, qu’il peut les éliminer à tout moment et qu’il le fera probablement. Le Hezbollah, en tant qu’organisation, et l’Iran, en tant que pays, sont complètement truffés d’espions israéliens, non pas d’espions venus d’Israël mais des Iraniens, des Libanais, des chiites qui détestent tellement leur régime qu’ils sont prêts à collaborer avec Israël. Néanmoins le principal défi pour Israël est que les guerres sont menées à des fins politiques. Or, après ces guerres, quelle est la structure politique qui sera en place au Sud-Liban ou à Gaza ? Et là Israël a un problème : il est beaucoup plus facile de détruire le Hezbollah que d’obtenir du gouvernement libanais qu’il construise une nouvelle structure au Sud-Liban et encore moins facile d’obtenir d’Israël qu’il se mette d’accord avec les Palestiniens sur ce que devrait être la nouvelle structure à Gaza. Ils ont sans doute détruit le Hamas en tant que force armée mais pas en tant que force dirigeante à Gaza. Un an après la guerre du 7 octobre, nous devons nous poser la question, qui a gagné ? C’est la première guerre au Moyen-Orient où, jusqu’à présent, tout le monde a perdu parce que personne n’a été en mesure de créer la structure politique nécessaire pour consolider ses réalisations militaires. Le Hamas a complètement échoué à cet égard, Nasrallah et l’Iran aussi. Mais Israël a fait de même. C’est donc une guerre que tout le monde a perdue.

Les Israéliens l’emportent largement sur le plan militaire, mais au niveau international, les Palestiniens ont gagné la guerre médiatique. Israël peut-il s’en remettre ?

Une mauvaise politique ne peut avoir que des conséquences négatives dans les opinions publiques. L’attaque du 7 octobre était ignoble. Le Hamas a tué des enfants devant leurs parents, et des parents devant leurs enfants. Quand Israël explique être aux avant-postes d’une guerre entre liberté et obscurantisme, il n’a pas tort en ce qui concerne le Hamas. Le problème, c’est qu’Israël est aussi aux avant-postes du colonialisme en Cisjordanie. Tant que l’Etat hébreu ne cherchera pas à défaire l’occupation en cours dans ce territoire, il ne bénéficiera jamais d’une bonne image à l’international. L’ancien chef du Mossad, Tamir Pardo, a déclaré que les partis ouvertement racistes que Netanyahou a fait entrer dans son gouvernement étaient pires que le Ku Klux Klan. Comment, à partir de là, avoir l’opinion publique internationale de votre côté ? C’est aujourd’hui tout le problème d’Israël.

De mon point de vue, plutôt que d’envahir massivement Gaza, Tsahal aurait dû mener une opération militaire centrée sur les otages, une action très ciblée au lieu de bombarder massivement le territoire. Et parallèlement, Israël aurait dû trouver un accord avec les Etats-Unis et l’Arabie saoudite. Netanyahou a expliqué qu’Israël avait une obligation stratégique et morale de détruire une armée terroriste à ses frontières. Mais pour cela, il faut du temps, des ressources et une légitimité internationale. Et cela ne peut se faire sans un partenaire palestinien. L’Autorité palestinienne aurait donc dû être associée au processus.

Vous avez évoqué une dépendance mutuelle entre Netanyahou et le Hamas. A quel point s’alimentent-ils l’un l’autre ?

Laissez-moi vous raconter une histoire. Après le 11 septembre 2001, j’ai dans ma chronique du New York Times plusieurs fois accusé l’Arabie saoudite d’avoir alimenté l’idéologie qui motivait les terroristes d’Al-Qaeda. Début 2002, au moment du Forum de Davos, j’ai eu envie d’écrire une lettre appelant les dirigeants du monde arabe à proposer un accord de paix à Israël, une normalisation des échanges en contrepartie d’un total retrait israélien de Gaza, de la Cisjordanie et de Jérusalem-Est. A ce moment-là, Adel al-Joubeir, porte-parole de l’ambassade saoudienne à Washington et futur ministre des Affaires étrangères, me propose de passer plusieurs jours en Arabie saoudite. Je suis invité à dîner par le prince héritier Abdallah, dirigeant de facto du pays. Me retrouvant vers minuit dans son bureau, j’exhorte Abdallah à envisager mon idée d’amener l’ensemble de la Ligue arabe à offrir à Israël une paix durable. “Vous avez forcé mon bureau ?” me répond-il, m’assurant que c’est exactement l’idée qu’il a en tête. Il m’a finalement autorisé à publier sa proposition sous la forme d’une interview.

Le 27 mars 2002, la quasi-totalité des dirigeants arabes se sont réunis à Beyrouth pour approuver l’initiative. Mais le jour même, un attentat suicide en Israël a tué près d’une vingtaine de personnes alors que c’était le début de la Pâque juive. Voici comment le Hamas a répondu à la première initiative de paix panarabe appelant au retrait total d’Israël sur les lignes de 1967 et à la création d’un Etat palestinien à côté ce dernier ! Je n’ai jamais oublié ce moment.

Pour en revenir à votre question, la codépendance entre Netanyahou et le Hamas remonte en réalité à l’assassinat d’Itzhak Rabin en 1995, qui faisait suite à un discours incendiaire de Netanyahou. Le Hamas a ensuite commis une série d’attaques-suicides, inversant complètement l’atmosphère politique en Israël. En 1996, Netanyahou l’emporte de peu aux législatives. Le Hamas a littéralement fait élire Netanyahou. Depuis, les deux ne cessent de se renforcer. Plus Netanyahou colonise la Cisjordanie et sape l’Autorité palestinienne, plus il fait le jeu du Hamas. Et plus le Hamas fait appel à la violence, plus il renforce Netanyahou.

Chose impardonnable, Netanyahou a tout fait pour empêcher un gouvernement palestinien unifié et modéré. Sa priorité a toujours été de diviser les Palestiniens. C’est pourquoi il a obtenu du Qatar le transfert de plus d’un milliard de dollars au Hamas soi-disant pour de l’aide humanitaire, mais qui a évidemment servi à l’armer. En même temps, Netanyahou a tout fait pour miner Mahmoud Abbas en Cisjordanie, alors même qu’il sait parfaitement que l’Autorité palestinienne coopère avec Israël pour garder ce territoire sous contrôle. C’est le summum du cynisme. Quiconque a regardé la série Fauda sait à quel point les services de sécurité palestiniens travaillent avec leurs homologues israéliens, pour le bénéfice de tous. Netanyahou le sait, nous le savons, et pourtant, je vous mets au défi de trouver une seule chose positive que le Premier ministre ait dite à propos du seul gouvernement palestinien qui soutient le processus de paix d’Oslo.

Pourquoi est-il si important pour le Hamas comme pour l’Iran d’empêcher une normalisation des relations entre Israël et l’Arabie saoudite, comme c’était déjà le cas au début des années 2000 ?

Encore une fois, il faut remonter le temps. Je suis arrivé à Beyrouth en 1979. Comme pour le vin, il y a des millésimes en histoire. Or 1979 est un château-margaux en la matière. Qu’est-il arrivé cette année-là ? La révolution iranienne, l’invasion de l’Afghanistan par les Soviétiques, l’élection de Margaret Thatcher, la libéralisation de l’agriculture chinoise par Deng Xiaoping, l’accident nucléaire de Three Mile Island qui interrompt la construction de centrales nucléaires en Amérique pendant quarante ans, ce qui renforce la dépendance au pétrole et gaz du Moyen-Orient… Mais l’événement le plus marquant, c’est la prise de la grande mosquée de La Mecque par des fondamentalistes islamiques. Ce groupe de fanatiques dirigé par le prédicateur Juhayman al-Otaibi a accusé la famille royale saoudienne de n’être que des alcooliques et des coureurs de jupons s’étant éloignés des valeurs de l’islam. Imaginez qu’un groupe de prêtres radicaux prennent le Vatican et pendant treize jours déclarent la même chose au sujet du pape !

Cet événement n’a pas été compris en Occident. Mais les conséquences ont été majeures. L’Arabie saoudite a réagi en prenant un virage wahhabite et fondamentaliste. Avant 1979, des femmes pouvaient présenter des journaux télévisés. Il y avait des hôtesses de l’air. Tout a changé après ça. Non seulement l’Arabie saoudite s’est engagée dans cette voie ultrareligieuse et puritaine sur son territoire, mais elle l’a exportée dans les mosquées et les madrasas des pays musulmans. Ce faisant, elle a changé le visage de l’islam, du Maroc à l’Indonésie, car de plus en plus de femmes ont commencé à se couvrir et de plus en plus de religieux ont prêché cette version austère de l’islam sunnite.

Mohammed ben Salmane (MBS) a certes commis un acte abject en faisant assassiner Jamal Khashoggi en 2018. Mais il a aussi inversé 1979, en ordonnant la réforme sociale et économique la plus importante jamais entreprise dans le golfe Persique. Il a brisé l’emprise du clergé conservateur et commencé à libérer les femmes pour qu’elles puissent non seulement conduire, mais aussi voyager librement, se débarrasser de maris indésirables et, peut-être plus important encore, participer pleinement au monde du travail. Du fait de l’immense richesse pétrolière du pays et de sa place centrale dans l’islam, il n’y a pas d’évolution plus importante au Moyen-Orient. L’Arabie saoudite n’a rien d’une démocratie. Mais ce que fait MBS a un impact gigantesque. Il n’a qu’un objectif : la modernisation de son pays et rattraper trois décennies perdues. Et de ce point de vue là, il n’a aucun intérêt à ce que le conflit israélo-palestinien continue à pomper toutes les énergies dans la région.

Les Etats-Unis ont mis en place un réseau d’alliances (Japon, Corée du Sud, Australie…) pour contenir la Chine. Mais ils veulent aussi isoler l’Iran. La pierre angulaire de ce projet, c’est un accord entre l’Arabie saoudite, Israël et les Américains. Aujourd’hui, ce processus est bloqué, car Netanyahou se refuse à évoquer des négociations avec les Palestiniens, conditions pour qu’une normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite puisse se faire. Il nuit non seulement aux intérêts de son propre pays, mais aussi aux nôtres. Si Israël normalisait ses relations avec l’Arabie saoudite, cela inverserait une anomalie historique qui dure depuis un siècle : l’hostilité entre les juifs et les musulmans. L’hostilité entre juifs et chrétiens a des racines anciennes et est inscrite dans la Bible. Mais celle entre juifs et musulmans est avant tout le produit du conflit israélo-palestinien. La condition indispensable pour y mettre un terme est donc une paix entre Israël et la Palestine. Mais ce qui rendrait cette paix durable, c’est un accord plus large entre Israël et l’Arabie saoudite.

Dans le livre, vous expliquez que le chaos se trouvait au Moyen-Orient, que vous laissiez derrière vous lorsque vous rentriez dans le Minnesota. Mais aujourd’hui, vous comparez la situation des Etats-Unis à celle du Moyen-Orient. Vraiment ?

Nous ne sommes pas tombés dans une guerre civile, Dieu merci. Mais le genre de tribalisme politique que je connais si bien au Moyen-Orient est de plus en plus présent ici. Ce qui se passe en Amérique aujourd’hui ressemble à ce qui s’est passé là-bas : tout est devenu politique. Je n’ai jamais eu aux Etats-Unis le sentiment que j’avais quand je vivais au Moyen-Orient, à savoir qu’il fallait “régner ou mourir”.

Nous avons toujours eu l’impression ici que le pouvoir était parfois aux républicains, parfois aux démocrates, mais que les deux camps fonctionnaient avec certaines limites. Trump les a fait exploser. Notre démocratie est en péril avec cette élection. Les totalitarismes d’extrême gauche et d’extrême droite ont pris le pays à la gorge. Si vous êtes un modéré du Minnesota comme moi, c’est très inquiétant.

A quelques semaines de l’élection, quel est le sentiment général aux Etats-Unis aujourd’hui ?

Que nous jouons à pile ou face. Si c’est pile, c’est Trump. Si c’est face, c’est Harris. Nous sommes un pays profondément divisé, et de manière très égale en deux camps distincts. Pour cette raison, il est tout simplement impossible de prédire la victoire.

Comment sortir d’un tel niveau de polarisation ?

Je vais vous faire une confession : je n’ai jamais regardé Twitter (devenu X), je n’ai jamais regardé Facebook et je n’ai jamais fumé une cigarette. Et j’ai l’intention de ne faire aucune de ces trois choses jusqu’à ma mort. Pourquoi est-ce que je vous dis ça ? Nous ne sommes pas divisés, on nous divise. Et ce à des fins lucratives, par les entreprises de médias et celles de technologies. Les réseaux sociaux ont causé de terribles dommages à notre société. Tout a commencé dans les années 2010 quand Facebook a ajouté le bouton “j’aime”, et Twitter le bouton de partage. Le psychologue et professeur d’éthique Jonathan Haidt, qui a beaucoup étudié le sujet, compare cela au fait de donner à chaque Américain un pistolet à fléchettes. Cela cause des dégâts terribles au journalisme parce que tant de journalistes écrivent et regardent par-dessus leur épaule ce qui se dit à leur sujet sur Twitter. Par conséquent, ils n’écrivent pas aussi librement.

Depuis Barack Obama, les présidents américains ont privilégié une politique étrangère “America first”. Y aura-t-il une vraie différence dans ce domaine entre Kamala Harris et Donald Trump ?

Nous entrons dans ce que j’appelle un nouveau moment prométhéen. Prométhée, le dieu grec, vole le feu du mont Olympe et le donne aux humains pour qu’ils construisent la civilisation. Il y a eu l’imprimerie, la révolution scientifique, la révolution industrielle… Aujourd’hui, nous sommes à nouveau en plein dedans. Notre moment prométhéen s’est cristallisé lorsque nous avons obtenu suffisamment de carbone et de silicium. D’abord, avec les ordinateurs, le silicium nous a permis de développer un cerveau artificiel plus grand que celui avec lequel nous avons évolué. Le carbone nous a permis d’être la première espèce à se transporter d’un climat à un autre. Nous sommes donc devenus comme des dieux dans deux domaines à la fois. Or Donald Trump pourrait être notre prochain président : un homme qui n’utilise pas d’ordinateur et qui ne croit pas au changement climatique. Alors même que nous sommes à un moment de bascule.

C’est la combinaison de politiciens sans scrupules comme Trump ou Netanyahou et des réseaux sociaux qui sont de véritables menaces pour ces démocraties. Ils doivent être vaincus mais pas par les armes. Trump doit l’être par la voix de l’Amérique, et “Bibi” par la voix de son peuple. C’est pourquoi cette élection aux Etats-Unis est si importante.

De Beyrouth à Jérusalem, par Thomas L. Friedman, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Sarah Abbas-Funkenstein. Saint-Simon, 450 p., 24,80 €.




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