Directeur du Shin Bet (service de renseignement intérieur israélien) entre 1996 et 2000, ancien commandant en chef de la marine, député travailliste à la Knesset (Parlement) entre 2006 et 2009, Ami Ayalon est l’auteur de Friendly Fire : How Israel Became Its Own Worst Enemy – Tir ami : comment Israël est devenu son pire ennemi – (Steerforth, 2020, non traduit). Pour lui, la stratégie “tout-militaire” d’Israël ne lui permettra pas de garantir sa sécurité à long terme. Entretien.
L’Express : Comment analysez-vous la décision iranienne d’attaquer Israël ?
Ami Ayalon : En envoyant ses missiles sur Israël, Téhéran a fait voler en éclats toutes nos certitudes. Jusqu’à présent, la stratégie iranienne consistait à créer un axe de violence et d’instabilité, destiné à prendre le contrôle politique du Moyen-Orient. Pour cela, les Iraniens s’appuient sur des groupes armés – les Houthi (Yémen) et le Hezbollah. Pour s’assurer que l’instabilité et la terreur prévaudront, Téhéran est allé jusqu’à soutenir une organisation sunnite – le Hamas. Avoir ces “proxys” leur permettait de ne pas s’engager dans une campagne militaire directe.
Mais lorsque les Iraniens se sont rendu compte que le Hezbollah s’affaiblissait au Liban et qu’il était de plus en plus décrié, ils ont changé de stratégie – d’où l’attaque du 1er octobre. Que se passera-t-il maintenant ? Il est très difficile de prévoir la réaction iranienne, une fois que Tsahal [l’armée israélienne] aura riposté. Certains, en Israël, pensent que Téhéran pourrait provoquer une escalade et cibler l’Arabie saoudite, les Emirats arabes unis ou l’Egypte. Mais personne ne sait vraiment.
Une chose est sûre, notre communauté du renseignement – malgré son échec majeur à prévoir les attaques du Hamas et du Hezbollah – est aujourd’hui capable d’atteindre n’importe quelle cible en Iran, au Liban, en Syrie ou en Irak, y compris les dignitaires iraniens les plus importants. Nous savons comment ils prennent leurs décisions, ce qu’ils mangent et qui ils rencontrent à chaque instant de la journée. Et cela, les Iraniens en ont parfaitement conscience.
Dans quelle mesure ce conflit peut-il s’étendre ?
Le conflit ne concerne plus seulement Israël, le Hamas et le Hezbollah. Il prend de l’ampleur car son impact dépasse largement le cadre régional. La Chine a investi énormément d’argent et de ressources pour sécuriser ses importations d’hydrocarbures en provenance d’Iran. La Russie est présente dans la zone, comme les Etats-Unis et l’Europe, qui subit déjà les effets économiques de cette guerre, avec l’action des Houthi en mer Rouge [NDLR : les rebelles pro-iraniens ont mené une centaine d’attaques contre des navires occidentaux depuis onze mois, en solidarité avec le Hamas]. Qui sait comment cela se terminera…
Quelle est, sur le long terme, la stratégie d’Israël ? Se débarrasser du régime des mollahs ?
Etant considéré en Israël comme un opposant de Benyamin Netanyahou, il m’est difficile de parler à sa place ! Je peux toutefois vous dire que je blâme le gouvernement pour son absence de vision. Le 11 octobre 2023, soit quatre jours après le massacre perpétré par le Hamas, Benny Gantz [NDLR : le principal opposant à Netanyahou] et Gadi Eizenkot ont rejoint le cabinet de guerre mis en place par le Premier ministre. Lors de la première réunion, il a été décidé de ne pas réfléchir à “l’après”. Nous voyons aujourd’hui l’impact dramatique de cette mesure. Car si vous décidez de ne pas discuter du jour d’après, cela signifie que vous ne fixez pas d’objectif politique à la campagne militaire. La guerre devient une fin en soi et non le moyen de créer une meilleure réalité politique.
De fait, tous les objectifs qui ont été fixés sont des objectifs militaires et non politiques. “Détruire les capacités du Hamas et ses dirigeants” ne devrait être qu’une condition préalable à la question : “Qui remplacera le Hamas ?” Mais ça n’est pas le cas, parce que Netanyahou et Gantz [NDLR : qui a démissionné le 9 juin 2024] ont des approches totalement différentes. Donc, pour des raisons politiques et pour rester le pouvoir, Netanyahou mène une campagne militaire. C’est un échec majeur car, aujourd’hui, nous sommes à l’aube d’une guerre régionale – alors que le gouvernement avait assuré qu’il ferait tout pour l’éviter.
Dans quelle mesure Washington peut-il influencer Netanyahou ?
Après le 7 octobre, il était évident que les Américains nous soutiendraient dans notre réponse vis-à-vis du Hamas – parce qu’elle était justifiée et que nous n’avions pas d’autre option. Maintenant, ils n’avaient pas imaginé le niveau de violence qui serait atteint à Gaza. D’ailleurs, personne ne pouvait prédire l’impact d’une attaque militaire à Gaza. Il faut bien se rendre compte que c’est la première fois dans l’histoire militaire qu’un ennemi utilise sa population, dans de telles proportions, comme bouclier humain. Il faut bien voir que le Hamas attirait les soldats israéliens dans les zones les plus peuplées de Gaza, en sacrifiant la population. Et que seuls les terroristes avaient le droit d’entrer dans les tunnels.
Maintenant, la Maison-Blanche peut-elle peser sur Netanyahou ? Jusqu’à une certaine limite. Ce que nous a appris l’année écoulée, c’est que les relations entre Israël et l’Amérique ne sont pas prévisibles. D’après ce que je comprends de notre gouvernement, il n’écoute pas les conseils de Washington. Il s’en moque éperdument.
Quant à la politique américaine, elle s’oppose à tout ce qui peut nous conduire à une guerre régionale. Elle cherche à combiner la dissuasion militaire et la diplomatie, mais le fait que le pays soit en campagne électorale limite sa capacité à prendre des décisions. Je pense que l’intérêt des Etats-Unis est de créer de la stabilité dans cette région, non seulement pour faire face à la Chine, mais aussi parce qu’une instabilité croissante au Moyen-Orient aura un impact sur le concept même de mondialisation et sur l’avenir du monde.
La population israélienne est-elle prête à prendre le risque d’un conflit avec l’Iran ?
On mesure les risques différemment quand on est en danger. Si nous pensons que notre avenir est compromis, que nos enfants sont menacés, l’acceptation des risques que nous sommes prêts à prendre est beaucoup plus élevée. Aujourd’hui, la plupart des Israéliens pensent que nous sommes confrontés à une menace existentielle, qui s’appelle l’Iran. Qu’y a-t-il derrière le Hezbollah ? L’Iran. Derrière les Houthi ? L’Iran. La menace est omniprésente. Donc, oui, la population y est prête.
Pensez-vous qu’Israël, enhardi par ses récents succès, cède à une forme d’hubris ?
C’est une possibilité. Si vous me demandez si Israël est plus en sécurité aujourd’hui qu’il y a un an ou deux, je répondrai non. Car nous avons beau disposer de toutes les capacités militaires possibles, elles ne nous aideront pas à créer un avenir meilleur. J’étais officier de marine durant la guerre du Kippour [NDLR : déclenchée le 6 octobre 1973 par l’attaque surprise d’une coalition syro-égyptienne contre Israël]. En moins de trois semaines, nous avons perdu 2 700 soldats – un vrai traumatisme. A cette époque, nous avons compris que la sécurité d’Israël ne pouvait reposer uniquement sur une armée puissante. Parler un langage militaire ne suffisait pas, il fallait, aussi, une voix diplomatique. Mais nous avons oublié la diplomatie.
Aujourd’hui, nous voyons l’ennemi comme une cible qu’il faut viser et détruire. Et personne ne peut nous en blâmer, après l’horreur du 7 octobre 2023. Mais tant que nous ne changerons pas notre façon de voir, cette guerre ne se terminera pas.
N’ayons toutefois pas d’illusions : aucune solution ne viendra des dirigeants palestiniens et israéliens. Nous sommes trop proches des événements. Nous souffrons. Et quand on souffre, on n’est pas rationnel. C’est pourquoi nous avons besoin de la communauté internationale. Elle seule peut nous aider à changer notre regard sur l’autre.
Après tout, il y a eu un précédent. Le 19 novembre 1977, le président égyptien Anouar el-Sadate s’était rendu à Jérusalem, alors que les deux pays étaient en guerre. Son discours à la Knesset, dans lequel il reconnaissait notre droit à exister, a été retransmis dans tout le pays. Immédiatement, notre façon de “voir l’ennemi” a changé. Je pense que les dirigeants internationaux – les chefs d’Etat américain et européens, les dirigeants des Etats arabes – doivent se mobiliser pour créer de tels moments. A ce sujet, les propos du ministre jordanien des Affaires étrangères, Ayman Safadi, le 27 septembre, à l’ONU, sont incroyables. Contestant l’idée qu’Israël était entouré d’ennemis, il a dit ceci : “Nous, membres de la Commission arabo-musulmane, mandatés par 57 pays arabes et musulmans, sommes tous prêts à garantir la sécurité d’Israël” [NDLR : à condition qu’Israël permette l’émergence d’un Etat palestinien]. Mais ces propos n’ont pas été vraiment relayés en Israël. Pas plus qu’en 2002, l’Initiative de paix proposée par les membres de la Ligue arabe, à Beyrouth, n’avait été discutée au sein de notre cabinet…
Pourtant, ce type d’événement peut changer la perspective du peuple israélien. Bien sûr, le processus sera très long et très douloureux à cause du passé, de la haine accumulée. Mais c’est la seule façon de vivre ensemble, et c’est l’intérêt du monde entier.
L’idée d’une solution a deux Etats (israélien et palestinien) est-elle morte ?
Bien sûr que non ! Dans l’histoire de l’humanité, les idées ne meurent jamais. Le moment n’est juste, parfois, pas le bon. Je pense au contraire que nous avons une grande opportunité devant nous. Ecoutez la voix de la communauté internationale : que ce soit en Russie, en Chine, en Amérique du Sud, en Europe ou en Afrique du Sud, le monde entier est convaincu que la seule façon d’obtenir la stabilité au Moyen-Orient est de créer deux Etats. Les seuls qui ne l’acceptent pas aujourd’hui sont les Israéliens et les Palestiniens – du moins certains d’entre eux. Le problème, c’est que beaucoup, en Israël, pensent que tous les Palestiniens appartiennent au Hamas. Et en face, beaucoup sont persuadés que nous sommes tous derrière Itamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich [NDLR : les ministres d’extrême droite au pouvoir]. Ce n’est pas le cas. La communauté internationale doit en prendre conscience.
Source