Que nous arrive-t-il ? Question simple, réponse compliquée. “Tenons le constat pour acquis : il y a bien quelque chose comme “une crise de la démocratie”, annonce le philosophe Marcel Gauchet en première phrase de son nouveau livre. Mais quelle crise ?” S’ensuivent 256 pages qui prennent la hauteur nécessaire pour trier ce qui relève du trompe-l’œil de ce qui travaille vraiment nos sociétés libérales. Le Nœud démocratique paraît ces jours-ci chez Gallimard. C’est un ouvrage qui assume d'”aller aux concepts”, mais on est frappés, plusieurs jours ou semaines après l’avoir lu, de constater à quel point l’actualité nous y renvoie sans cesse.
Pour L’Express, Marcel Gauchet revient sur quelques unes des clefs de lecture essentielles qu’il développe dans son livre, et les applique aux soubresauts récents de l’actualité. La popularité du scrutin proportionnel ? “Le moyen de faire passer l’expression des minorités avant le dégagement de majorités capables de mener une politique cohérente à grande échelle”. Autrement dit, “le renoncement à la politique avec un grand P”. La polémique sur “l’Etat de droit” ? Si l’on parle de “la protection des citoyens contre les abus de pouvoir, cette fonction-là est “intangible et sacrée”. Mais dans son acception plus récente de “primauté des droits individuels sur l’autorité collective”, alors là, il devient “litigieux”. “Et la discussion, promet-il, ne fait que commencer.”
Votre livre fouille la dislocation de deux éléments, dont l’harmonie est pourtant essentielle au bon fonctionnement de la démocratie : les droits individuels, d’une part, et la souveraineté populaire, de l’autre. Qu’est-ce qui s’est grippé, et à quel moment ?
Marcel Gauchet Cette dissociation s’est faite dans une décennie dont on mesure rétrospectivement à quel point elle fut charnière : 1975-1985. La crise provoquée par le choc pétrolier de 1974 et ses conséquences en chaîne ont bouleversé le cours de la politique. Nous sommes sortis pour de bon des Trente Glorieuses pour entrer dans l’ère de ce que l’on nomme “mondialisation”. Un nouvel espace économique et politique global s’est créé, caractérisé par une concurrence intense, et par la montée en puissance d’instances et de règles supranationales. Parallèlement, nos sociétés ont connu un autre bouleversement : l’avènement d’un individualisme radical. La synergie de ces deux phénomènes – l’un externe : la mondialisation ; l’autre interne : l’individualisation – a totalement changé les repères de la vie collective. Et ces transformations ont induit une profonde dépolitisation.
Qu’est-ce que la dépolitisation ?
La dépolitisation ne signifie pas que les gens ne s’intéressent plus à la politique ou ne vont plus voter. Cela peut passer par là dans une partie de la population, mais l’essentiel est ailleurs. D’abord, le principe de base de la vie politique démocratique – à savoir la perspective d’une conquête du pouvoir pour mener une action transformatrice dont on détermine les lignes à l’avance – a perdu tout sens. Les partis par lesquels passait cette visée sont désertés, ils se réduisent à de simples clubs d’élus ; ils se préoccupent à peine de définir des programmes auxquels personne ne croit. Nous nous sommes installés dans un système de pilotage automatique.
Quant aux citoyens, certains continuent de s’organiser, certes, pour porter une contestation et des revendications d’une manière parfois intense, mais le fait frappant est qu’ils ne raisonnent plus en termes de gestion collective, avec la hiérarchisation des thèmes et les arbitrages que cela suppose : chacun défend sa propre cause, sans se demander comment elle s’intègre dans le cadre d’ensemble. Aux gouvernants de se débrouiller ! Rien n’illustre mieux la dépolitisation, de ce point de vue, que l’explosion associative. L’association ne veut connaître que son objet spécifique et se concentre sur sa seule cause – “ma priorité est LA priorité”. C’est de cette façon que nous sommes passés d’une société politique à une société de marché, où règne la concurrence des causes particulières. Les plus bruyantes, qui ne sont pas forcément les plus importantes, y prennent naturellement le dessus. Une logique qui ne contribue pas peu au sentiment de déconnexion des pouvoirs si puissant dans l’opinion. Ils sont absorbés par une scène publique qui est souvent loin de refléter les priorités du grand nombre.
L’aspiration au scrutin proportionnel – qui a le vent en poupe en ce moment – correspond-elle à ce passage de la société politique à la société de marché ?
Oui, très clairement. Dans le contexte actuel, la proportionnelle se présente comme le moyen de faire passer l’expression des minorités avant le dégagement de majorités capables de mener une politique cohérente à grande échelle. Sa popularité consonne de ce point de vue avec le renoncement à la politique avec un grand P qu’on vient d’évoquer.
Par ailleurs, mais là il n’y a rien de nouveau, une partie du personnel politique pousse à la roue. La proportionnelle, c’est la revanche des partis du centre. Avec des scores électoraux modestes, ils n’en sont pas moins indispensables à la formation de coalitions parlementaires plus ou moins boiteuses. Distinguons bien les deux facteurs.
Vous évoquez, dans les facteurs qui ont profondément modifié la structuration de nos sociétés, le rôle de l’informatisation. Quel est-il ?
Au-delà de la technique, l’informatisation fournit un nouveau modèle des rapports sociaux. La connexion mondiale rendue possible par Internet produit une vision de la société qui se réduit aux liens entre individus. Car il ne faut pas confondre le “collectif ” et l’”interindividuel” : ce sont deux choses différentes. Le “réseau”, au sens numérique, c’est le triomphe des liens choisis. Vous vous adressez à des interlocuteurs qui vous intéressent et vous ignorez les autres, ou vous les repoussez. Or la règle sociale de base, c’est l’obligation de coexister avec des gens que vous n’avez pas choisis, ce qui ne va pas sans de fortes contraintes qui disparaissent sur les réseaux.
Joint à l’anonymat, ce décalage explique la virulence qui y déferle. Internet, ses forums, ses boucles, regorgent d’une politisation négative intense, faite de protestations, de dénonciations, de revendications à l’égard du pouvoir, “sans filtre”, comme dirait notre président. Nous avons basculé dans l’ère de la réclamation et de l’immédiateté, auxquelles les gouvernants répondent par la communication. En fin de compte, la réponse à la dépolitisation de la société, c’est la politique de la com’. Qui implique aussi un changement de la manière de gouverner.
Dans votre livre, vous pointez deux dérives : celle d’une “composante libérale qui par son hypertrophie tend à devenir anti démocratique”, et celle, en écho, d’une “remobilisation de l’idéal démocratique qui tend à se rendre illibérale, par embardées autoritaires”. Arrêtons-nous un peu sur ces deux dérives…
La composante libérale est celle qui domine aujourd’hui. Elle met au premier plan l’exercice des libertés privées. Conçues de manière absolue, celles-ci conduisent à rejeter toute décision publique qui limiterait cet exercice. En quoi elles tendent à produire une impuissance politique qui réveille la composante démocratique. Composante qui met, elle, au premier plan, la conversion des droits individuels en pouvoir de tous, au risque d’oublier les libertés personnelles…
Et de tourner à l’exaltation illibérale…
Il y a en effet une pente autoritaire dans la souveraineté du peuple qui rend indispensable le recours aux garanties libérales. Les deux composantes sont aussi complémentaires en dernier ressort qu’elles tirent dans des directions opposées. Notre problème d’aujourd’hui est qu’elles se sont désarticulées en engendrant sectarisme et incohérence intellectuelle. On voit couramment s’affronter un libéralisme autoritaire et un souverainisme anarchique ! Une chose ne lasse pas de me surprendre : c’est à quel point des sociétés libérales comme les nôtres manquent d’esprit libéral. Les prétendus défenseurs de la liberté ne rêvent que de faire taire leurs contradicteurs.
Nos démocraties sont-elles menacées de disparaître ? Existe-t-il en leur sein des tentations dictatoriales ?
Je ne le crois pas. Il y a très peu de gens aujourd’hui au sein des démocraties qui veulent renverser les institutions en place, ne serait-ce que parce qu’ils n’ont aucune idée d’un régime de remplacement. Plus personne ne remet vraiment en cause le régime en lui-même mais, dans le même temps, plus personne ou presque ne comprend ce qu’il faut pour qu’il fonctionne. Nous vivons dans une démocratie sans démocrates.
Nous n’assumons plus le “nœud” qui lie étroitement des choses qui coexistent difficilement et qui doivent pourtant aller ensemble, la liberté des personnes, avec la contradiction des points de vue qu’elle implique et la nécessité de prendre des décisions ensemble qui s’imposent à tous. L’esprit des acteurs s’est coupé du génie propre à ce régime, dont on s’aperçoit qu’il n’est pas seulement “le pire à l’exception de tous les autres” pour reprendre la fameuse formule de Churchill, mais surtout le plus difficile à faire fonctionner. L’esprit de la démocratie a quitté la démocratie.
Existe-t-il, chez une partie de l’élite, une envie de censitaire ? C’est-à-dire l’idée que certaines questions seraient “trop complexes” pour être tranchées par le peuple ?
La démocratie censitaire est, à mon avis, d’ores et déjà en vigueur sous une forme soft. Bien entendu, on ne prive personne du droit de vote, la garantie des libertés individuelles est assurée et même renforcée. Mais il est entendu dans l’esprit des élites dirigeantes que les choix déterminants doivent être effectués entre gens “compétents”, à l’abri des humeurs imprévisibles de la souveraineté populaire (dont l’exemple traumatisant pour les élites a été le Brexit).
C’est pourquoi les élites affectionnent l’Etat de droit, en lequel elles voient un rempart contre la souveraineté populaire. De manière générale, les décisions importantes sont de plus en plus reportées vers des instances non-élues ou désignées au second degré (les institutions européennes), les cours de justice ou les organisations internationales. La priorité pour ces élites, c’est l’ajustement aux règles du fonctionnement économique mondial dont elle accepte d’atténuer les effets indésirables par une politique d’achat de la paix sociale. En France, cette contrepartie s’appelle “explosion de la dette”.
Puisque vous parlez d’Etat de droit, que vous inspire la récente déclaration du nouveau ministre de l’Intérieur, Bruno Retailleau, selon laquelle “l’Etat de droit, ça n’est pas intangible ni sacré” ? Partagez-vous la vive émotion qu’elle a suscité ?
Prise à lettre, la formule est maladroite, parce qu’elle peut évoquer un abandon ou, pire, un démantèlement de l’Etat de droit. Or l’Etat de droit est incontestablement une composante majeure de la démocratie. Une composante et non un équivalent ou un substitut perfectionné de la démocratie. C’est là où la déclaration de Bruno Retailleau peut être un électrochoc salutaire en ouvrant un débat de fond sur ce qu’il faut mettre sous cette notion qui fait l’objet de détournements intéressés. Dans son acception fondamentale, l’Etat de droit, c’est le contrôle par le juge de l’obligation pour les pouvoirs publics d’agir dans le respect des lois. Autrement dit, c’est la protection des citoyens contre les abus de pouvoir. Cette fonction-là est “intangible et sacrée”. Il faut se battre pour la sauvegarder. Mais dans la période récente, il s’est développé sur cette base une autre idée de l’Etat de droit qui ajoute aux lois à respecter les droits individuels à conforter, et c’est là que le bât blesse. Dans cette conception, l’Etat de droit devient de fait le garant de la primauté des droits individuels sur l’autorité collective. C’est ce qui en fait un objet légitimement contentieux. Cela se vérifie sur des terrains qui concernent au plus haut point le ministère de l’Intérieur, comme celui de la procédure pénale ou celui de l’immigration.
L’Etat de droit devient problématique quand il est le moyen de mettre en échec le pouvoir collectif face aux droits des candidats à la migration ou des présumés criminels. Mais cela se vérifie aussi sur le terrain économique avec le droit de propriété face aux appétits des Etats. Ce pourquoi la défense de cet Etat de droit là réunit aussi bien les militants no borders que le gratin des grandes entreprises. La discussion ne fait que commencer.
Certains ont peur que le peuple “se trompe” et le regrette. Mais peut-on dire que la démocratie va de pair avec la possibilité de se tromper ?
Bien entendu, comme tout autre régime. La vertu de la démocratie ce n’est pas d’éviter les erreurs, c’est la possibilité de les corriger. Parce que les autocrates ou les oligarques en font aussi beaucoup, mais ils ont beaucoup de mal à les rectifier ! La démocratie, par définition, c’est la confrontation à l’incertain sur l’analyse des sociétés, sur le mouvement général dans lequel nous sommes pris, sur les rapports de force internationaux, etc. Le monde dans lequel nous vivons étant extraordinairement compliqué et imprévisible, de temps en temps, ça marche, et de temps en temps, ça rate. Le problème, c’est la rapidité dans la correction de ces erreurs. C’est pourquoi la liberté d’expression tous azimuts est essentielle. La force de la démocratie n’est pas dans l’assurance de faire bien mais dans la possibilité d’éviter le mal par la discussion. Parce que la pluralité des avis permet de faire émerger plus vite les diagnostics et les remèdes.
Votre livre ne se place pas dans une dimension nationale mais tente de comprendre “la crise dans la démocratie” qui traverse tout l’Occident. Cependant, si l’on “zoome” sur la situation française aujourd’hui, comment qualifieriez-vous le moment ?
Nous sommes dans un moment intermédiaire parce que la France reste encore aujourd’hui, en dépit du mouvement général de dépolitisation, un des pays les plus politisés du monde. Il n’y a qu’à voir comment il a suffi d’appuyer sur le bouton “union de la gauche” pour que cela fonctionne à la surprise générale ! Alors qu’en pratique, cette union ne veut plus rien dire. De la même façon, il est intéressant de noter l’enracinement du gaullisme dans la mémoire politique. Même si la notion est totalement mystifiée. Cela permet de mesurer l’enracinement de nos grands repères politiques. Le choc de cette mémoire avec des évolutions qui vont contre tout ce qui a construit la France est violent. Au fond, cela commence en 1981 et l’élection de Mitterrand, qui s’est faite à contre-courant de l’évolution du monde, dans le déni de la transformation néolibérale qui était en cours et devant laquelle il a fallu finalement s’incliner, sans l’avouer. C’est ainsi que ce pays, forgé par la politique, est entré à son corps défendant dans la logique des sociétés d’aujourd’hui, sous la double pression dépolitisante de la mondialisation et de l’individualisation. Je crois que c’est ce qui est au cœur du désarroi français. Nous n’avons pas le discours, la représentation, la vision de l’avenir qui permettraient d’accorder notre héritage et cette réalité qui s’impose à nous. Dès lors, les Français oscillent entre la mégalomanie – Macron étant typique là-dessus – et la dépression suiviste. Nous n’avons pas encore trouvé le langage politique de l’époque.
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