C’est un voyage inattendu, d’un point du monde à l’autre. Quelques litres d’huile, rebuts des copieuses fondues chinoises si populaires dans la province du Sichuan, sont collectés dans la cuisine d’un restaurant par une société spécialisée. Le produit est ensuite versé dans des silos, traité dans une usine locale, puis transporté à travers le Pacifique jusqu’en Californie. Là-bas, il rejoint une autre usine, qui fabrique des biocarburants destinés au moteur d’un avion américain. Let gutter oil fly (laissons voler l’huile d’égout) résume le slogan de Sichuan Jinshang Environmental Protection Technology, une entreprise de collecte active dans la ville de Chengdu.
Ce n’est pas un hasard si la Chine s’est hissée au rang de premier exportateur mondial d’huile de cuisson usagée. La ressource y est abondante : les experts estiment qu’au moins 3 millions de tonnes d’huile sont récupérées chaque année dans les restaurants, cantines et autres fabriques de nouilles. “Les infrastructures de collecte se sont développées ces dernières années à mesure que la demande et le prix de l’huile de cuisson augmentaient, mais le secteur reste très opaque”, prévient Ryan Standard, analyste du marché des biocarburants chez Fastmarkets.
Marginales avant 2022, les importations américaines d’huile de cuisson usagée ont bondi avec la mise en place de l’Inflation Reduction Act (IRA) par le président Joe Biden, qui a alloué une enveloppe de 3,3 milliards de dollars à l’accroissement de la production de carburants durables et fixé l’objectif de réduire de 20 % les émissions du secteur de l’aviation d’ici à 2030. “Les Etats-Unis ont introduit des incitations en faveur des biocarburants, mais ne disposaient pas de la quantité de matière première suffisante pour les produire, explique Alessandro Giraudo, professeur de géopolitique à l’Inseec. Cet hiatus a contraint le pays à importer en grande quantité cette huile, qui était auparavant réutilisée en Chine seulement.”
Une faible teneur en carbone
Pékin s’est ainsi imposé comme le premier fournisseur d’huile de cuisson des Etats-Unis, destinée à produire du biodiesel et des carburants aériens. Les volumes venus de Chine progressent rapidement : avec plus de 680 000 tonnes de janvier à août, ils représentent déjà plus de la moitié des importations américaines, d’après Fastmarkets. L’intérêt d’utiliser cette huile par rapport à d’autres ressources ? Sa faible teneur en carbone donne droit à des subventions plus élevées pour la production de biocarburants. Ce produit de deuxième génération – déjà utilisé – vient donc concurrencer les huiles végétales traditionnelles telles que celles de colza ou de soja. “L’huile de cuisson usagée offre un très bon rendement”, explique Manish Marwaha, fondateur de la société Byufuel, spécialisée dans la fourniture de matières premières pour les biocarburants.
Son prix dépend de nombreux facteurs, tels que le coût des huiles végétales et du pétrole, et le montant des subventions. Celles-ci peuvent se cumuler : les crédits d’impôt octroyés dans le cadre de l’IRA s’ajoutent par exemple au mécanisme du Low Carbon Fuel Standard (LCFS) en Californie. “Les industriels américains ont constaté que l’huile usagée était devenue presque compétitive par rapport au kérosène obtenu à partir du pétrole. Ils sont prêts à payer plus cher pour obtenir la matière première brute et la transformer localement, ce qui crée de la valeur ajoutée sur le territoire américain”, constate Alessandro Giraudo.
La filière américaine des biocarburants, elle, s’inquiète. L’association de producteurs Nopa, qui inclut le géant Cargill, a réclamé que les crédits d’impôt de l’IRA soient réservés aux producteurs utilisant des matières premières d’origine américaine. Leur revendication a trouvé un écho : cet été, un groupe de sénateurs, en majorité républicains, a pointé la menace que représenterait l’huile de cuisson chinoise pour l’industrie nationale des biocarburants, appelant à une vérification plus stricte de leur composition. “L’idée, portée jusqu’à Washington, est que l’argent du contribuable américain finance des produits importés de Chine, dont certains pourraient se révéler frauduleux”, note Susan Stroud, fondatrice de la société d’analyse agricole américaine No Bull.
Entre les deux puissances rivales sur la scène internationale, l’heure est plutôt à la coopération. “C’est un dialogue constructif, l’un produit, l’autre consomme”, explique le professeur Alessandro Giraudo. Pour l’instant. Si aucun des candidats à la présidentielle américaine ne s’est officiellement exprimé sur le sujet, Ryan Standard de Fastmarkets admet qu’une restriction immédiate des importations d’huile chinoise est plus probable en cas de victoire de Donald Trump que si Kamala Harris remporte l’élection. “Trump ne peut pas abroger purement et simplement les dispositions de l’IRA, mais des changements sont possibles”, relève Susan Stroud.
Le premier accroc pourrait, en fait, venir de Pékin. “Il n’est pas impensable que la Chine instaure une taxe pour restreindre ses propres exportations et développe cette filière en interne, en vue de remplir son objectif de neutralité carbone. Ce qui mettrait en péril l’approvisionnement américain”, expose Sébastien Kahn, responsable de la décarbonation de l’industrie pour Capgemini Invent France et enseignant à Sciences po.
Un marché considérable
En Europe, Bruxelles a instauré des barrières douanières sur le biodiesel chinois, en partie produit à partir d’huile de cuisson usagée, à la suite d’une enquête antisubventions. A cela s’ajoutent des soupçons sur la composition du produit. “Il est difficile de distinguer l’huile qui a été cuite d’une huile vierge. Dans le passé, il y a eu des cas d’huile de palme d’Indonésie, faussement étiquetée comme huile de cuisson usagée. Ce risque de fraude est reconnu par la Commission européenne”, alerte Cian Delaney, représentant de l’ONG Transport et Environnement.
A l’avenir, l’Europe pourrait importer ses carburants durables des Etats-Unis, selon Manish Marwaha. Car si l’UE impose des objectifs chiffrés au secteur aérien, outre-Atlantique l’incitation se fait du côté de l’offre, explique Coco Zhang, analyste en gouvernance sociale et environnementale chez ING. De ce fait, “les Etats-Unis vont dégager un excédent, et le produit sera probablement exporté”, ajoute-t-elle.
L’enjeu est considérable, et la marche encore très haute. “Les industriels sont prêts à produire : les compagnies aériennes européennes doivent atteindre l’objectif de 70 % de carburants durables en 2050, alors qu’elles en sont à environ 0,1 % aujourd’hui”, constate Sébastien Kahn. La compagnie irlandaise à bas coût Ryan Air en a acheté 1 000 tonnes au géant pétrolier Shell en mars dernier. TotalEnergies a aussi pris le tournant des carburants aériens, en partie produits avec de l’huile de cuisson en provenance d’Europe.
Aux Etats-Unis, une trentaine d’unités de fabrication de biocarburants devraient être mises en service dans les cinq prochaines années. La Chine compte bien être au rendez-vous de cette demande exponentielle. Son potentiel de collecte d’huile usagée pourrait dépasser les 5 millions de tonnes par an, d’après l’ONG International Council for Clean Transportation. Des volumes néanmoins insuffisants pour décarboner tout le secteur, tempère Cian Delaney, chez Transport & Environnement : “Nous ne pourrons pas cuire suffisamment de frites ou de beignets dans le monde pour faire voler tous les avions.”
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