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“Le régime des mollahs est inquiet” : derrière la mort de Nasrallah, les fragilités de l’Iran

L’ayatollah Khamenei doit se sentir bien seul. Les temps ont changé et ses plus proches hommes de confiance ne sont plus à ses côtés. Sur un cliché datant de septembre 2019, on le voit, souriant et décontracté. Près de lui, Hassan Nasrallah, son fils spirituel à la tête du Hezbollah libanais, et Qassem Soleimani, le n° 1 des Gardiens de la révolution, la garde rapprochée du Guide. “Nasrallah avait une relation très proche avec les hiérarques iraniens. Dans les années 1990, il était le représentant du Hezbollah dans le pays. Il y a vécu, il a été formé dans leurs écoles théologiques et il parlait couramment persan”, rappelle Ray Takeyh, spécialiste de l’Iran auprès du think tank américain Council on Foreign Relations.

Nasrallah et Soleimani étaient au centre du système de sécurité imaginé par le Guide suprême pour sauvegarder le régime. L’un est mort le 27 septembre, tué par des frappes israéliennes à Beyrouth, l’autre avait été tué par une frappe américaine à Bagdad, le 2 janvier 2020. Et comme aucun commandant n’a atteint le même degré de proximité avec lui, le Guide suprême, Ali Khamenei, ne retrouvera sans doute pas d’allié aussi fidèle que Nasrallah, capable de mobiliser ses troupes pour aller sauver Bachar el-Assad à sa demande ou d’envoyer des membres du Hezbollah effrayer la population iranienne pendant le soulèvement “Femme, vie, liberté”.

Un an après le 7 Octobre, Khamenei doit se demander comment la situation s’est dégradée si vite. Sur le plan militaire, la République islamique ne sort pas indemne des derniers mois de guerre au Moyen-Orient. Son “axe de la résistance”, une galaxie de milices soutenues et financées par Téhéran pour servir sa guerre par procuration contre Israël et ses alliés occidentaux dans la région, a pris du plomb dans l’aile.

La dislocation du Hamas après un an de guerre à Gaza et les coups extrêmement puissants portés au Hezbollah, qui a perdu en moins d’un mois son chef et une bonne partie de son état-major, en plus d’une part importante de ses moyens de frappes, ont considérablement réduit sa capacité de nuisance. “Par le passé, l’Iran pouvait utiliser ses proxys pour ses basses œuvres sans risquer de représailles, mais la situation est plus complexe aujourd’hui, confirme Yaakov Amidror, ancien général israélien et ex-conseiller à la sécurité nationale de Benyamin Netanyahou. Beaucoup de ses milices ne sont plus en état de le faire, ce qui va contraindre Téhéran à s’en charger lui-même.” Et, dans le même temps, à s’exposer davantage, comme en atteste la récente attaque de missiles, lancée le 1er octobre contre Israël, en réponse aux assassinats du leader du Hezbollah et du chef du bureau politique du Hamas, Ismaïl Haniyeh, en juillet dernier.

Revers stratégique

Pour Téhéran, les données de l’équation ont changé, avec, en corollaire, un risque accru de faire face à la riposte d’un Etat hébreu enhardi par ses récents succès militaires. En dépit des risques d’embrasement régional, de plus en plus de voix s’élèvent d’ores et déjà en Israël pour réclamer plus de fermeté à l’encontre du régime des mollahs.

Le ton offensif adopté par Benyamin Netanyahou après l’attaque du 1er octobre n’a guère laissé de doutes sur ses intentions. “Ce soir, l’Iran a commis une grave erreur – et il en paiera le prix”, a lancé le Premier ministre israélien. Pour l’Iran, le calcul coût-bénéfice de ses opérations militaires risque donc, à l’avenir, d’être de plus en plus délicat. “Les bombardements iraniens du 1er octobre – le plus grand tir de missiles balistiques de l’Histoire sur Israël – étaient une opération extrêmement risquée, abonde Behnam Ben Taleblu, chercheur principal à la Foundation for Defense of Democracies (FDD). Car s’il s’agissait simplement pour le régime de sauver la face, il pourrait en définitive y laisser sa tête.” A l’heure où le scénario d’un conflit avec Israël n’a jamais semblé aussi proche, le danger est grand pour la République islamique de se retrouver entraînée dans une guerre qu’elle n’a pas voulue et qu’elle n’est pas taillée à livrer.

Avec un budget de 27,5 milliards de dollars en 2023, les dépenses militaires israéliennes sont presque trois fois supérieures à celles de l’Iran sur la même année (10,3 milliards). Et dans le combat aérien, le plus susceptible d’opposer ces deux pays distants de 1 000 kilomètres, l’aviation iranienne, datant d’avant la Révolution islamique de 1979, fait pâle figure à côté des capacités israéliennes qui ne comptent pas moins de 345 avions de chasse modernes, dont 36 chasseurs-bombardiers furtifs F-35 de dernière génération. Si, pour combler ces lacunes, Téhéran a investi dans des moyens de frappe à distance capables d’atteindre l’Etat hébreu, ceux-ci n’en ont pas moins révélé au grand jour leur manque d’efficacité pour percer les défenses antiaériennes israéliennes. Sur la centaine d’engins envoyés lors de la première vague de frappes, le 13 avril dernier, seule une dizaine est parvenue à toucher le territoire israélien. “Chaque attaque de missiles a fait face à des problèmes de ciblage significatifs, relève Behnam Ben Taleblu, du FDD. L’efficacité limitée des capacités iraniennes, associées à la grande efficacité des défenses antiaériennes israéliennes et américaines, réduit fortement la menace.”

Il décolle du porte avion USS Harry S. Truman en mer Méditerranée, le 8 mai 2018

Depuis octobre 2023, les Etats-Unis maintiennent en effet une présence militaire considérable au Moyen-Orient. Fin septembre, le porte-avions USS Harry-Truman a quitté sa base de Norfolk, en Virginie, pour un déploiement en Méditerranée orientale, tandis que l’USS Abraham-Lincoln patrouille, lui, toujours dans le golfe d’Oman.

“A Téhéran, les dirigeants sont confrontés à un dilemme stratégique sur la conduite à adopter, parce qu’ils savent qu’une confrontation conventionnelle contre Israël et les Etats-Unis serait suicidaire, note David Khalfa, codirecteur de l’Observatoire de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient de la Fondation Jean-Jaurès. Or, leur obsession a toujours été la survie du régime.” Et si les Iraniens ont investi dans des armes offensives, ils n’ont pas misé sur la technologie de défense antimissile, pointe Asher Orkaby, spécialiste de la région et chercheur à l’université Harvard, ce qui les laisse très exposés à d’éventuelles frappes.

Fragilités internes

Fragilisés militairement et stratégiquement, les mollahs semblent chercher leur voie sur la scène politique intérieure. “Je n’ai jamais vu le régime aussi inquiet pour son avenir qu’aujourd’hui”, signale le chercheur irano-américain Abbas Milani, directeur du programme Iran à Stanford, qui suit la République islamique depuis quarante-cinq ans. “Certains signaux laissent entrevoir une certaine fébrilité. On voit par exemple des figures modérées être poussées sur le devant de la scène, car elles sont susceptibles de négocier avec les Occidentaux.” A l’instar du nouveau président iranien, Massoud Pezeshkian, qui a pris ses fonctions en août et multiplie depuis les initiatives diplomatiques. Tout sourire, il s’est affiché auprès d’Emmanuel Macron en marge de l’Assemblée générale de l’ONU fin septembre, se disant prêt à soutenir l’initiative de cessez-le-feu proposé par la France et les Etats-Unis. Quelques jours plus tard, il se rendait au Qatar pour promouvoir la sécurité et la paix au Moyen-Orient.

Autre signe de nervosité : la présence plus importante de forces antiémeutes dans les rues de la capitale lors de l’attaque du 1er octobre contre Israël, selon plusieurs sources concordantes. Et si la tension régionale réveillait la contestation dans le pays ? Deux ans après le mouvement “Femme, vie, liberté”, intensément réprimé, la flamme de la contestation survit. Benyamin Netanyahou ne s’y est pas trompé en adressant un message en anglais au peuple iranien, assurant qu’il en avait après les dirigeants au pouvoir, et non après eux. Dans un contexte économique tendu, les milliards dépensés pour entretenir les proxys passent, en outre, très mal auprès des Iraniens. “L’ayatollah Khamenei et les Gardiens de la révolution savent que leur soutien au Hamas et au Hezbollah est très impopulaire”, souligne Alex Vatanka, directeur du programme Iran au Middle East Institute.

Elle s’est déroulée à Téhéran le 19 septembre 2022.

Enfin, Khamenei doit composer avec un autre ennemi : son âge. A 85 ans, atteint d’un cancer, il n’a pas assuré sa succession, même si tous les signaux pointent en direction de son fils, Mojtaba. Agé de 55 ans, le deuxième fils du Guide a noué des contacts précieux auprès des Gardiens et connaît tous les rouages du système. Mais sa figure ne fait pas l’unanimité au sein des religieux, qui ne l’estiment pas assez érudit, sans compter que le caractère dynastique de la succession fait froncer des sourcils dans un pays qui a renversé son roi. La mort inattendue du président Raïssi, vu lui aussi comme un potentiel successeur, semble lever les derniers obstacles. Toutefois, Ali Khamenei a beaucoup moins mis Mojtaba en avant ces derniers mois. Signe d’un différend ? Ou moyen de ne pas l’exposer ?

Car le régime se sait noyauté de l’intérieur. Les attaques récentes, et celles qui ont touché plusieurs figures importantes des Gardiens de la révolution en Syrie, ont montré le degré de pénétration de la République islamique et de ses proxys par les services de renseignement israéliens. Autant de déconvenues qui poussent l’Iran à se poser des questions stratégiques existentielles, sur lesquelles l’establishment politico-religieux n’a pas forcément de consensus. “Les dirigeants de Téhéran ne savent pas quoi faire d’un allié qui s’effondre. Faut-il continuer à le financer dans l’espoir qu’il se reconstitue ? Ou est-ce trop risqué de continuer à investir ? La question peut faire débat en Iran”, avance Asher Orkaby, fin connaisseur de la région.

Le nucléaire en toile de fond

La République islamique n’en compte pas moins capitaliser sur les moyens de nuisance qui lui restent. Bien que diminué, le Hezbollah continue de tirer des roquettes. Même s’ils ont été frappés sur le port de Hodeida par les Israéliens, les rebelles houthistes du Yémen gardent, de leur côté, d’importantes réserves et peuvent continuer de perturber le trafic maritime mondial. “Via les Houthis, les Iraniens contrôlent Bab el-Mandeb, l’un des endroits les plus stratégiques du monde. Sa combinaison avec le détroit d’Ormuz peut constituer une menace sérieuse pour la région du Golfe, notamment pour le pétrole saoudien. Cela place l’Iran dans une position très puissante”, met en avant Asher Orkaby.

D’autant que la République islamique a des alliés de poids. Le récent rapprochement opéré avec la Russie – à qui elle fournit des missiles et des drones pour soutenir son effort de guerre en Ukraine – pourrait lui apporter la couverture de Moscou sur la scène diplomatique. Tout comme la Chine qui, fin septembre, lui avait fait part de son “soutien” moral, en marge de l’Assemblée générale des Nations unies. “Il est très probable que Téhéran bénéficierait de leur appui diplomatique à l’ONU en cas de conflit, mais cela ne devrait en revanche pas se traduire par un soutien militaire significatif, note Behnam Ben Taleblu, du FDD. Même s’ils travaillent de plus en plus avec l’Iran, Moscou et Pékin continuent à faire passer leurs intérêts en premier.” Un engagement militaire de premier plan au Moyen-Orient n’en fait pas partie.

Face à la dégradation de la situation stratégique dans son entourage régional, la République islamique pourrait, in fine, renforcer un autre pilier, nettement plus préoccupant, de sa stratégie de sécurité. “Une escalade pourrait inciter Téhéran à accélérer son programme nucléaire en vue d’acquérir la bombe, estime Farzin Nadimi, chercheur au Washington Institute. Il s’agirait pour l’Iran d’accéder à une forme de dissuasion ultime dans le but de décourager toute agression à son encontre.” Et de prévenir toute déstabilisation du régime. Depuis le retrait des Etats-Unis, en 2018, de l’accord de Vienne sur le nucléaire iranien, sous l’impulsion de Donald Trump, Téhéran a repris ses efforts en vue d’acquérir l’arme atomique et dispose officiellement de 164,7 kilos d’uranium enrichi à 60 %. “S’ils en recevaient l’ordre, les ingénieurs pourraient rapidement relancer leur programme nucléaire et commencer à fabriquer des prototypes, reprend Farzin Nadimi. Les estimations varient de six mois à quelques années, mais la première option me semble la plus réaliste.” La République islamique choisira-t-elle de franchir le pas si elle se sent menacée ? Affaiblie, elle pourrait n’avoir jamais été aussi dangereuse.




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