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Marietje Schaake : “La Tech essaye de prendre le contrôle de la démocratie américaine”


Dans notre poche, notre voiture, au travail ou bien dans nos loisirs : les grandes entreprises technologiques s’immiscent dans chaque aspect de nos vies. Et si elles allaient plus loin ? Aux Etats-Unis, un entrepreneur de la Tech, Elon Musk, ne cache pas vouloir défendre ses propres intérêts en soutenant corps et âme Donald Trump à l’élection présidentielle américaine qui se jouera le 5 novembre. L’homme à la tête de Tesla, Space X et le réseau social X (anciennement Twitter), est lui-même épaulé par l’influent investisseur Peter Thiel et toute une partie de la Silicon Valley dont l’industrie des cryptomonnaies ; un collectif emballé à l’idée de pouvoir influer davantage sur le cours des lois et des décisions publiques.

Dans un entretien donné à L’Express, l’ex-députée européenne Marietje Schaake, désormais directrice de la politique internationale au Cyber Policy Center de l’université de Stanford, également éditorialiste au Financial Times, analyse cette pression sans précédent et très dangereuse de la Tech, sur les démocraties américaines mais aussi européennes, à coups d’OPA sur des secteurs stratégiques et de lobbying massif. La Néerlandaise a récemment publié l’ouvrage “The Tech Coup : How to save Democraty from Silicon Valley” (Comment sauver la démocratie de la Silicon Valley, Princeton University Press), dans lequel elle pense la manière dont les démocraties peuvent reprendre le contrôle de leurs destinées.

Aux Etats-Unis, dans la course à la Maison-Blanche, un journaliste américain a récemment estimé que le vrai “ticket” républicain n’était pas Donald Trump – J.D. Vance, mais Elon Musk – Peter Thiel. La Tech essaye-t-elle de prendre le contrôle de la démocratie américaine ?

Elle essaye oui, vraiment ! Mais en soi, ce n’est pas nouveau : les entreprises technologiques ont déjà parrainé des candidats par le passé en espérant que cela servirait leurs intérêts. Ce qui est différent, ici, avec l’ouverture et le franc-parler de quelqu’un comme Trump en ce qui concerne son programme politique, c’est que la contrepartie est plus claire. J.D. Vance [NDLR : le colistier de Donald Trump] a récemment suggéré que les Etats-Unis pourraient se retirer de l’Otan si l’UE réglementait les plateformes d’Elon Musk. C’est une sorte de chantage ou de menace avant l’élection. Lier des conséquences aussi graves à une action sur les intérêts d’Elon Musk est quelque chose de sans précédent et très dangereux.

Comment les démocraties – ici américaine – s’exposent à ce genre de situation ?

Nous voyons des entreprises technologiques de plus en plus habilitées à prendre des décisions lourdes de conséquences dans des domaines clés tels que l’énergie, l’information, le spatial, le champ de la guerre… Elles développent aussi des infrastructures critiques, des satellites ou des câbles sous-marins, posant de nombreuses questions : quelles sont les données qui peuvent circuler ? Qui en a l’accès ? Que se passe-t-il lorsque la connectivité ou l’infrastructure est endommagée ? Et si ces infrastructures étaient à l’origine de conflits géopolitiques ? Ces questions sans réponses sont pourtant à l’origine de nouvelles réalités, et celles-ci érodent le pouvoir démocratiquement élu. Car les entreprises ont de fait des objectifs et des obligations très différents de ceux des Etats. Mais en vérité, je ne suis pas surprise que celles-ci s’immiscent dans ces secteurs stratégiques. Ma vraie préoccupation, c’est de savoir pourquoi les gouvernements démocratiques leur laissent autant d’espace pour s’y insérer.

Vous évoquez plusieurs raisons : du lobbying, un manque de compréhension des enjeux de la part des législateurs, et une opacité encore importante des technologies des Big Tech, ne permettant pas de les évaluer correctement…

Il y a d’abord cette conviction initiale – surtout aux Etats-Unis – que ces entreprises privées offrent les meilleurs résultats. Mais plus largement, en effet, les algorithmes des entreprises technologiques sont conçus pour générer des profits et sont souvent très opaques. Par exemple, le manque de données disponibles pour les chercheurs et journalistes indépendants conduit souvent les Etats à exagérer ou à minimiser les effets de la désinformation. Les mécanismes de vérification, comme les notes communautaires sur X, ne résolvent pas vraiment le problème de la perte de confiance. Soit les gens finissent par penser que tout est faux, soit ils ne voient pas les dangers. Dans les deux cas, c’est mauvais pour la démocratie. L’autre enjeu est de reconstruire une expertise technologique. Ce serait idéal s’il existait, comme pour le droit dans les assemblées législatives, cette évaluation indépendante à laquelle les législateurs, souvent peu spécialisés, pourraient faire appel. Cela aiderait aussi à contrer l’influence des lobbyistes, qui disposent de grandes ressources. Ces derniers ne se contentent plus de faire du lobbying traditionnel ; ils financent des groupes de réflexion, des institutions universitaires, créent des ONG et organisent des conférences. Cela leur permet de donner une apparence de neutralité. On le voit beaucoup aujourd’hui avec l’intelligence artificielle, un sujet brûlant. L’argent du lobbying ne se limite donc pas à une somme d’argent ; il achète désormais des débats, des recherches et de l’influence à tous les niveaux.

Est-il trop tard pour réagir ? Quel pourrait être le point de bascule ?

Les élections américaines devraient en être un. Si Trump gagne, quel rôle les Musk, Thiel et autres entrepreneurs de la Silicon Valley vont-ils jouer ? Qu’adviendra-t-il des règles ? De la collaboration internationale, en particulier avec la Chine ? Pour rappel, les entreprises technologiques ont toutes besoin de matériaux à base de terres rares, et de composants de la chaîne d’approvisionnement et de l’assemblage en provenance du géant asiatique. Et les intérêts divergent à ce sujet avec le gouvernement américain. Il y a d’autres exemples que nous pouvons imaginer et qui pourraient vraiment propulser cette question au sommet de l’agenda politique. Je l’espère. Pour l’instant, les démocraties manquent de règles empêchant qu’autant de pouvoir ne tombe entre les mains de quelques entreprises. Lorsque je pointais déjà ce problème publiquement, il y a une dizaine d’années, j’utilisais justement l’exemple d’un PDG qui aurait un programme politique très engagé, et qui tirerait parti de sa propre plateforme pour le réaliser. Aujourd’hui, avec Elon Musk et X, il ne s’agit plus d’un cas d’école : c’est la réalité. Et maintenant, les enjeux sont si élevés et la polarisation si profonde entre le camp républicain et démocrate qu’il est très difficile pour un législateur de proposer une mesure contre Elon Musk ou X. Parce qu’une telle mesure serait considérée non plus comme une action contre lui, mais contre Trump. Il est donc très important d’élaborer des garde-fous, des lois, des règles basées sur des principes fondamentaux avant d’être confronté à ce type de situation.

Quelles armes ont les Etats démocratiques pour contre-attaquer ?

Il faut être plus clair sur le rôle que nous voulons que ces entreprises technologiques jouent, non seulement par des lois, mais aussi à travers les investissements publics. Les gouvernements, en tant que clients majeurs de ces entreprises, ont un réel pouvoir d’influence. Que ce soit pour des contrats de défense, de cybersécurité ou de services en nuage (cloud), ils peuvent exiger des conditions plus favorables pour le public, en mettant en avant des principes de transparence, de responsabilité et de protection des libertés civiles. Ce levier économique est souvent sous-utilisé. La souveraineté ne se limite pas à la réglementation ; elle dispose aussi de moyens économiques, comme l’a souligné récemment le rapport Draghi sur la compétitivité de l’Europe, qui insiste sur l’importance d’investir dans l’innovation selon des critères bien définis.

Que penser du réveil de l’antitrust aux Etats-Unis, qui mène de nombreux procès contre la Big Tech, comme Google ? Des poursuites similaires opérées en Europe sous le règlement du DMA ? Des démantèlements peuvent-ils contrecarrer le pouvoir que ces entreprises détiennent ?

Les lois antitrust peuvent corriger certains abus liés au pouvoir économique excessif des grandes entreprises. Cependant, des problèmes démocratiques graves peuvent aussi être causés par de plus petites structures qui opèrent sans cadre législatif clair, et ces problèmes ne seraient jamais résolus par les règles antitrust actuelles. Je pense, par exemple, aux dommages causés par le groupe israélien NSO et son logiciel espion Pegasus [NDLR : mis sur liste noire aux Etats-Unis en 2021]. Quant au démantèlement des entreprises, c’est une option disponible, mais l’histoire, comme avec l’affaire Microsoft, montre que cela ne les affaiblit pas forcément. Il ne faut donc pas s’attendre à ce que ces affaires résolvent tous nos problèmes comme par magie.

L’arrestation de Pavel Durov, le fondateur de Telegram en France, ou la récente suspension de X au Brésil, ont été perçus comme un réveil des démocraties face au pouvoir des grandes plateformes du numérique…

Ces deux exemples montrent que lorsqu’il y a des lois, on peut toujours les faire respecter. Une grande partie des dérives que je décris dans mon livre sur le “Tech Coup”, concerne plutôt des situations où la loi n’existe pas. Dans ce cas, même s’il existe un sentiment d’indignation morale ou d’inquiétude face à une situation, si vous ne disposez pas du fondement juridique sur lequel les ministères de la Justice français et brésilien se sont appuyés, vous ne pouvez pas sévir. Comme je l’ai déjà dit, il devient alors beaucoup plus difficile de tracer ces lignes au fur et à mesure que de nouvelles réalités se font jour. Cependant, dans le cas Durov en France, j’ai trouvé la communication tardive du ministère de la Justice regrettable. Cela a créé beaucoup de spéculations et a donné l’impression que l’Etat censurait ou interférerait avec la liberté d’expression. Pourtant, le vrai cœur de l’affaire est nettement différent. J’espère que cela servira de leçon pour que les autorités soient plus claires et transparentes quand des affaires aussi sensibles sont traitées. Dans l’affaire Durov, le monde entier observait, et ce manque d’informations a pu laisser place à de la désinformation.

Quel futur imaginez-vous, si l’emprise des entreprises technologiques sur les Etats continue de s’étendre ?

On pourrait imaginer une sorte de gouvernance parallèle, où les entreprises, grâce à leur pouvoir croissant en lobbying, leur capital, leur capacité à attirer des talents, et leurs liens avec les politiciens, prendraient de plus en plus de décisions. Par exemple, que se passerait-il si des gens se mettaient à protester contre la construction de nouveaux centres de données près de chez eux ? Ces entreprises feraient-elles appel à des sociétés de sécurité privées pour se défendre ? L’influence des entreprises technologiques touche des aspects très concrets, physiques. Et on sous-estime la manière dont cette privatisation de la gouvernance technologique peut affaiblir l’Etat de droit, alors même que la démocratie est en difficulté. Souvent, nous abordons la question à travers des actualités, des incidents ou des personnages hauts en couleur comme Elon Musk. Ils sont intéressants, certes. Mais en réalité, le problème est systémique.




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