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Ubisoft racheté par le chinois Tencent ? Ce qui attend le fleuron français du jeu vidéo


Une terre hostile emplie d’ennemis et de chausse-trappes. Voilà à quoi ressemble le “monde d’après” pour le cador du jeu vidéo Ubisoft. Depuis la parenthèse Covid, le groupe, dont les syndicats appellent à une grève de trois jours à partir du mardi 15 octobre, a vu son cours s’effondrer : une chute de -84 % depuis février 2021. La situation est telle que les rumeurs bruissent désormais autour d’un possible rachat par le chinois Tencent de ce français devenu un grand nom du jeu vidéo. Selon Bloomberg, des discussions sont en cours. Et Ubisoft s’est gardé de démentir fermement l’information, se contentant d’indiquer évasivement qu’il étudiait “toutes ses options”.

Quel avenir se dessine pour l’entreprise des frères Guillemot ? Pour s’en faire une idée, il faut comprendre les raisons de ses déboires. “Au premier chef, l’accumulation de jeux n’ayant pas rencontré le succès escompté”, pointe Charles-Louis Planade, directeur des opérations internationales de la banque d’affaires TP ICAP Midcap. Star Wars Outlaws, sur lequel Ubisoft misait gros, n’atteint pas ses objectifs de vente. Une vraie déception vu la célébrité de la franchise, son potentiel ludique (mondes, bestiaire, etc.) sans oublier… le prix des licences Disney.

Les pirates de Skull and Bones (2024) n’ont pas non plus rempli de pièces d’or les coffres d’Ubisoft. Et au cours de la décennie, le groupe n’a jamais réussi à imposer sa licence Watch Dogs sortie en 2014. “Ubisoft a suscité beaucoup trop d’attentes autour de ce jeu, faisant miroiter une révolution. En fait, ce n’était qu’un très bon jeu”, pointe Julien Pillot, économiste expert du numérique et enseignant-chercheur à l’Inseec Business School.

Le problème est qu’Ubisoft évolue dans le monde des jeux dit “Triple A”, à savoir les plus sophistiqués et onéreux. “L’échec ne pardonne pas dans ce monde-là”, confie Adrien Brasey, analyste qui suit la performance du groupe pour le cabinet d’études indépendant AlphaValue. Ubisoft a une expertise reconnue de tous dans la création de jeux en “monde ouvert”. Les plus complexes à construire, car ici le joueur n’est pas contraint de suivre un chemin prédéfini, il peut explorer, à sa guise, un immense terrain de jeu (une ville, une planète, etc.). Mais il n’a pas échappé aux investisseurs que d’autres types de jeux présentaient désormais un fort potentiel de croissance.

“La tendance est de vendre les jeux vidéo non plus comme des produits, mais comme des services. Ce qui requiert une vie après l’achat. Par exemple, en vendant des extensions de jeu, des missions additionnelles. Permettre dans le jeu des microtransactions pour acheter des équipements ou des tenues a aussi le vent en poupe”, souligne Julien Pillot. Ubisoft a réussi à transformer Rainbow Six Siege en véritable vache à lait, en l’enrichissant a posteriori.

Ubisoft face à une âpre concurrence

Le groupe peine en revanche à transformer l’essai dans les “free-to play”, ces jeux gratuits où l’éditeur tire ses revenus de la vente d’objets facultatifs (armes, tenues…). Hyper Scape, le battle royale lancé par Ubisoft pour rivaliser avec Fortnite et PUBG, n’a pas séduit le public. Le récent jeu de tir tactique XDefiant non plus. “Le marché a le sentiment qu’Ubisoft a du mal à sortir de ses segments de spécialités historiques et cela déçoit”, observe Charles-Louis Planade. D’autant qu’en face, le paysage concurrentiel s’est redessiné.

Une vague de fusions-acquisitions massives a déferlé sur le jeu vidéo. Sony a déboursé 3,6 milliards de dollars pour s’offrir Bungie. EA, 2,1 milliards pour Glu Mobile. Et Take-Two a cassé sa tirelire pour sortir les 12,7 milliards de dollars qui lui ont permis de mettre la main sur Zynga. Le rachat le plus mémorable étant celui d’Activision Blizzard par Microsoft, en 2023 pour 75 milliards de dollars, quelques années après celui de Zenimax (2021) et Mojang (2014).

“Cette vague de fusions-acquisitions s’est ralentie”, précise le directeur des opérations internationales de la banque d’affaires Midcap. Mais l’entreprise des frères Guillemot se trouve aujourd’hui face à de vrais colosses qui ont opéré toutes les synergies possibles et se sont délestés de leurs doublons. “Ubisoft lui a trop de studios et trop d’employés”, estime Juraj Krupa, fondateur et DG d’AJ Investments, fonds activiste slovaque qui détient moins de 1 % du capital d’Ubisoft.

La concurrence n’est cependant pas le seul facteur qui a fragilisé Ubisoft. En 2020, Libérationet Numerama dévoilent dans de minutieuses enquêtes le harcèlement sexuel et moral subi par de nombreux employés. Plusieurs têtes sautent. Notamment celle du vice-président du service éditorial Thomas François. Le numéro deux d’Ubisoft Serge Hascoët démissionnera peu de temps après.

Les équipes internes doivent aussi se colleter avec des internautes parfois acerbes. “Tous les éditeurs doivent affronter les réactions plus ou moins bonnes des joueurs selon la qualité de leur titre, c’est le jeu. Mais Ubisoft semble visé plus que de raison. Ses stratégies de monétisation sont, par exemple, très critiquées alors que la concurrence fait sensiblement pareil”, s’étonne un expert du secteur. Et des personnes, comme Elon Musk, se plaisent à attiser des polémiques autour de certains choix du groupe, comme celui de créer un personnage de samouraï noir dans le prochain Assassin’s Creed.

Tout cela créé un climat difficile pour les employés d’Ubisoft. D’autant que les hausses de salaires se sont raréfiées depuis deux ans, confient plusieurs d’entre eux à L’Express. “C’était pour pousser les gens à la porte, estime Alice*, une salariée d’Ubisoft. Mais c’était la pire chose à faire, parce que ceux qui partent sont généralement les plus brillants et les plus motivés qui arrivent à trouver ailleurs.”

Le retour au bureau fait grincer des dents

Dans un mail envoyé le 17 septembre 2024 à toutes les équipes d’Ubisoft, que L’Express a pu consulter, la direction a également annoncé modifier sa politique de télétravail, et ajouter un jour de présentiel obligatoire aux deux exigés jusqu’alors. Une annonce prise sans consulter les équipes, qui la vivent comme “une attaque directe contre eux”, explique un représentant de la CGT, ayant souhaité rester anonyme. Les arguments avancés par la direction pour justifier ce choix – un travail plus efficace et une plus grande créativité grâce aux conversations informelles – peinent à convaincre. “Dans mon équipe, on travaille dans quatre pays différents, on ne s’est donc jamais croisé”, pointe Alice. Ils sont beaucoup dans son cas : la majorité de la quarantaine de studios du groupe est à l’étranger, et les productions se déroulent régulièrement sur plusieurs continents à la fois.

Malgré les vents contraires qu’Ubisoft affronte, le groupe conserve de solides atouts. Le très attendu Assassin’s Creed Shadows qui sortira en février prochain devrait rapporter gros. Far Cry, Tom Clancy’s, Rayman… Le Français dispose de nombreuses autres franchises de renom. Un riche fond de catalogue qui lui permet d’engranger des revenus, même quand ses lancements font un flop. “Ubisoft est sur un segment où les barrières à l’entrée sont immenses. Aucun nouveau concurrent direct n’a réellement émergé”, fait valoir Charles-Louis Planade.

Certes, Ubisoft a vu un peu grand, notamment dans ses effectifs. Alors qu’en 2022, un EA recensait 13 000 salariés pour 6,9 milliards de dollars de chiffre d’affaires, Take-Two, 8 000 pour 3,5 milliards et Activision 13 000 pour 7,5 milliards, Ubisoft recensait 20 000 employés pour 1,8 milliard de chiffre d’affaires. Mais le studio s’est mis au régime et a planifié une réduction des coûts de 200 millions d’euros en deux ans. Il aurait déjà réduit ses effectifs d’environ 2 000 postes.

“Si les concurrents d’Ubisoft ont un ratio de masse salariale sur chiffre d’affaires plus flatteur, c’est en réalité parce qu’ils externalisent beaucoup plus leur production, dénonce l’économiste Julien Pillot. Cette stratégie fait plaisir aux financiers, mais elle desservira ces éditeurs à long terme.” La maîtrise qu’Ubisoft a de tous les maillons de sa chaîne de création est en effet précieuse. “Et avec encore 850 millions d’euros de liquidité déclarés fin septembre, Ubisoft a toujours une structure financière très solide”, précise Charles-Louis Planade de la banque Midcap.

Le marché du jeu vidéo offre, du reste, toujours de juteux débouchés. Cela peut surprendre, vu les licenciements massifs que le secteur enregistre cette année (11 000 dans le monde depuis janvier). Mais ces charrettes sont surtout la conséquence d’une mauvaise gestion de nombreux studios et d’un emballement pendant la période covid. Pendant les confinements, les ventes de jeu vidéo ont en effet augmenté ce qui a incité les éditeurs à multiplier les projets. Les lancements de certaines grosses productions ayant été dans le même temps décalés, les sorties se sont télescopées.

“Si les Guillemot ne se préoccupaient que de vendre le groupe…”

“Cet embouteillage se résorbe. Il y aura moins de lancements dans les années à venir, les nouveaux jeux auront, de ce fait, de meilleures chances de marcher. Le rachat des studios Keywords par le fond EQT montre que les capitaux-risqueurs croient beaucoup à un rebond du secteur”, confie Charles-Louis Planade. Le jeu vidéo est, ne l’oublions pas, le bien culturel le plus vendu au monde désormais. “Et ce sera toujours le cas dans vingt ans”, assure Julien Pillot.

Alors à quoi ressemble l’avenir d’Ubisoft à moyen terme ? Contacté par L’Express, le groupe n’a pour le moment pas fait de commentaire. Mais l’attachement de la famille Guillemot à l’avenir de l’entreprise ne fait guère de doute. “Vivendi, EA… Plusieurs entreprises ont voulu racheter Ubisoft par le passé. Si la famille Guillemot ne se préoccupait que de vendre le groupe, elle aurait pu le faire bien plus tôt à un meilleur prix”, pointe l’analyste Adrien Brasey du cabinet AlphaValue.

La question de la succession se pose toutefois car les frères Guillemot n’en ont pas désignée pour Ubisoft. L’idée d’un rachat de l’entreprise à plus ou moins long terme est donc très plausible. Des fonds de capital-risque ou de grosses entreprises de la tech auraient de bonnes raisons de s’intéresser à Ubisoft, a fortiori une fois qu’elle aura aplani sa gestion. “Mais l’accord passé entre Tencent et Ubisoft en 2022 est conçu de sorte que les frères Guillemot gardent le contrôle de l’entreprise et afin d’éviter qu’une entreprise extérieure puisse faire une OPA hostile. C’est d’ailleurs pour cela que le marché avait réagi très négativement à cet accord”, analyse Adrien Brasey.

Aux yeux de la plupart des experts interrogés par L’Express, le scénario le plus logique est que la famille Guillemot et Tencent organisent en tandem une sortie de la cote afin de restructurer sereinement le groupe. “Et qu’ils planifient à plus long terme une reprise en main pacifique d’Ubisoft par Tencent”, précise Julien Pillot. Contacté, Bercy n’a pas souhaité commenter cette possibilité, mais le risque que les autorités françaises bloquent un tel dossier semble modéré. Ubisoft est un beau succès français mais le groupe n’évolue pas dans une sphère sensible.

Pour le géant chinois, ce serait une belle prise. Certes, Tencent dispose déjà d’un empire du jeu vidéo, qu’il a su intelligemment renforcer à coups d’acquisitions ciblées, notamment sur le Vieux Continent. Sont ainsi tombés dans son escarcelle, le finlandais Supercell, le britannique Sumo, le polonais Techland ou encore le suédois SharkMob. Mais le français Ubisoft lui permettrait de se renforcer dans les jeux en monde ouvert. A l’heure où les Etats-Unis referment sur la Chine un rideau de fer, cela lui ferait un bon bol d’air.




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