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Colonel Philippe Sidos : “Si la Finul n’était pas là, ce serait la jungle au Sud-Liban”


La Finul prise pour cible. La force de l’ONU déployée au Liban a déploré mercredi 16 octobre des “tirs directs et visiblement délibérés” d’un char de l’armée israélienne sur une de ses tours de guets dans le sud du Liban. En quelques jours, cinq militaires de la force intérimaire des Nations unies au Liban (Finul), ont été blessés par des tirs israéliens, en lisière des combats contre le Hezbollah. Le quartier général des Casques bleus a été “secoué par des explosions”. Quelques jours plus tôt, dans la nuit du samedi 12 au dimanche 13 octobre, deux chars israéliens sont entrés sur une autre base, celle de Ramyah, après avoir “détruit le portail principal”, avant d’en repartir 45 minutes plus tard. Chargés de veiller à l’application de la résolution 1701 du Conseil de sécurité des Nations unies – c’est-à-dire de contrôler la fin des hostilités et de permettre un accès humanitaire aux civils -, les 10 400 soldats de la Finul ont rarement été aussi malmenés.

Au point, selon certains observateurs, de voir dans le conflit qui se déroule les dernières heures de la force onusienne. Mais d’autres y croient encore. Parmi eux, le colonel Philippe Sidos, à la tête du bureau de liaison de la Finul de 2016 à 2018. Chargée d’établir et de maintenir des contacts réguliers entre les autorités israéliennes et libanaises, cette instance est dirigée par un colonel français depuis 2003. Intégrée à l’état-major de commandement de la Finul, elle effectue un travail de dentelle, sur le terrain, pour apaiser la situation. Entretien.

L’Express : La Finul semble aujourd’hui plus affaiblie que jamais. Va-t-elle disparaître ?

Colonel Philippe Sidos : Ma vision des choses est relativement récente : j’y étais encore il y a six ans. On ne rend pas suffisamment justice à la Finul, ni aux difficultés et à la réalité du mandat. A toutes les épreuves auxquelles elle est confrontée. A ceux qui affirment qu’elle ne sert plus à rien : il suffit de se rendre sur le site de l’ONU pour voir exactement qu’elle a fait son travail. On peut y suivre toutes les résolutions et les rapports semestriels où apparaissent les différents incidents rencontrés, autant du côté des Israéliens que de celui du Hezbollah. Toutes les attaques dont elle a été victime apparaissent, aussi.

Certaines carences semblent néanmoins avoir été révélées. Israël affirme avoir découvert un tunnel du Hezbollah à proximité d’une tour d’observation de la Finul. Comment l’expliquer ?

Certains reprochent à la Finul de ne pas avoir “neutralisé” le Hezbollah. Mais ce n’est pas ce qu’on lui a demandé : elle résout des incidents. C’est son niveau militaire. Oui il y a des endroits inaccessibles, minés, difficiles. Mais elle ne ferme pas les yeux. Ce n’est pas vrai. Elle voit, elle rend compte. Et puis vous savez, quand le Hezbollah fait un tunnel avec une sortie en Israël… même les Israéliens ne le voient pas tout de suite ! Le Hezbollah peut travailler pendant six semaines, deux mois, pour un tunnel qui peut servir une fois pour une heure. Et le début de ce tunnel peut être creusé à l’intérieur d’une maison, au Liban. La Finul n’a pas le droit de fouiller à l’intérieur des propriétés privées. A partir de là, comment faire ? Je ne peux pas m’engager pour ce qui a été fait depuis mon départ. Je peux, en revanche, vous parler de ce que l’on faisait à l’époque. Nous nous rendions sur place pour examiner le tunnel. La Finul a des équipes d’enquêtes, qui vont passer en revue le lieu, le contenu, les protagonistes… Tous les rapports vont aux autorités libanaises qui ont la souveraineté du territoire concerné. Il leur revient donc de régler le problème.

Aujourd’hui, le mandat de la Finul est de réduire les effets de la guerre, et ses conséquences sur les civils en particulier. Elle peut intervenir entre les belligérants pour cela. Je pense que c’est ce qu’elle fait en prenant les risques autorisés par les pays des contingents qui la composent (l’Inde, la France ou l’Italie, par exemple). Dans les conflits précédents, des populations se sont réfugiées auprès des camps de l’ONU. Le système fonctionne.

Il est néanmoins très décrié. Il y a trois jours, Benyamin Netanyahou a dit que les Casques bleus font office de “boucliers humains” du Hezbollah. Et le ministre des Affaires étrangères a déclaré le secrétaire général de l’ONU “persona non grata” sur son territoire…

C’est de la rhétorique typique des conflits. L’ONU et la Finul prennent en compte cette rhétorique, et l’adaptent sur le terrain pour en réduire les conséquences néfastes. Une chose est en tout cas claire : la Finul ne sert pas de bouclier au Hezbollah, en aucun cas. Le chef d’état-major de la Finul n’a d’ailleurs aucun contact avec lui, et travaille uniquement avec les autorités militaires et civiles libanaises. C’est son rôle. Cela étant dit, de mon côté, je travaillais sur la ligne bleue de séparation, entre les forces armées libanaises et l’armée israélienne. Il est donc évident que je voyais des gens du Hezbollah, qu’il pouvait nous arriver de discuter avec eux. Cela, pour la simple raison que quand il y avait des provocations d’un camp ou de l’autre, nous intervenions directement.

Souvent, l’un des deux camps montrait ses muscles. Quand les Américains ont reconnu Jérusalem comme capitale d’Israël, il y a par exemple eu beaucoup de manifestations, de jets de pierres contre les Israéliens. Nous avons aussi pris des jets de pierre, mais nous avons limité les dégâts. Il nous est même arrivé, dans certains cas, de voir le service d’ordre du Hezbollah intervenir pour réduire les tensions. Le service d’ordre du Hezbollah se déployait entre les manifestants et les Israéliens à ce moment-là. Et la Finul est au milieu de tout ça, au cœur du chaudron. On en réduit les effets. On évite les tirs d’armes possibles. Systématiquement, quand j’y étais, les Israéliens déployaient de l’armement, des chars, des fantassins avec des mitrailleuses pointées sur les manifestants. On s’interposait. On indiquait qu’on ne voulait pas de guerre ouverte. Nous étions très utiles.

Comment procédiez-vous ?

A l’époque, je rentrais dans le processus de décision des Israéliens. J’ai deux exemples en tête. Le tout premier était dans les fermes de Chebaa, un village situé à proximité de la frontière entre Israël, le Liban et la Syrie. Les Palestiniens traversent la ligne de séparation et vont face aux chars israéliens. J’avais des équipes de liaison du côté israélien, qui sont directement intervenues pour leur parler, leur dire que les gens n’étaient pas armés, qu’il ne fallait pas leur tirer dessus. Ils ne l’ont pas fait, parce qu’il y a des témoins qui filment. L’action de la Finul, ça commence comme ça. Pour poursuivre sur cet incident : des drapeaux libanais – ou du Hezbollah – avaient été placés sur les territoires annexés des fermes de Chebaa. Les Israéliens étaient très en colère, très remontés. Ils voulaient retirer les drapeaux. Je leur ai dit : “Faites ça de nuit, discrètement. N’en rajoutez pas.” Ils ont dit : “C’est une bonne idée !”. Et ils l’ont fait ainsi. Comprenez bien : mon interlocuteur est un colonel, et le colonel rend compte aux généraux israéliens, qui commandent toute la zone. Ils écoutent ce que propose l’ONU.

Prenons un autre exemple. Une fois, quelqu’un passe en voiture, tire sur une patrouille israélienne et blesse un soldat. Evidemment, les Israéliens veulent réagir, comme toujours, de “façon disproportionnée”. Je cite là les termes d’un chef d’état-major israélien : “un soldat est blessé, nous allons réagir de façon disproportionnée”. Ne voyez dans cette phrase aucun jugement : il s’agit simplement d’une logique opérationnelle. En réplique à cet événement, ils décident alors de bombarder un village. A ce moment-là, la liaison de la Finul doit discuter avec eux. Elle doit dire : “Attendez : est-ce un terroriste ? Quelqu’un qui a pensé son acte ? Avait-il un fusil de chasse ? Une arme de guerre ?”. Vous semez le doute dans l’esprit des Israéliens, parce que vous pouvez discuter avec eux. Comment ? Tout bêtement, avec WhatsApp. Par écrit ou par oral. Ensuite, vous vous déplacez. Vous leur dites : “Attendez, je vais arriver sur place. On va regarder ce qu’il se passe réellement. On va prendre en compte les différents éléments. C’est la mission de la Finul. Vous avez accepté son mandat ? Laissez-nous donc faire notre travail d’enquête !”. Une fois que vous êtes déployés, sur le terrain, les Israéliens ne vont pas vous tirer dessus. Bien sûr, il arrive qu’un soldat vous pointe son arme dessus. Vous devez appeler ses supérieurs. On vous sert une excuse, et on vous laisse passer. Une fois arrivé, vous renégociez. Pas à pas. Le but est de rentrer dans le processus de décision de chaque partie en montrant que vous êtes sur le terrain. Que l’ONU est là, de manière neutre, de chaque côté, et que son équipe mène son enquête tout en détendant la situation.

C’est, en somme, un travail plus diplomatique que militaire.

C’est de la diplomatie militaire. On gagne la confiance des deux camps par des petits signes. Un jour, j’étais dans une zone où il y avait eu un grave incident. Les Israéliens effectuaient des travaux à proximité de la zone de clôture, de la “Ligne bleue”. Avec une pelle, ils déboisaient le terrain au-delà de la clôture. Comme la “Ligne bleue” n’était pas bien délimitée à 50 mètres près, les Libanais ont tiré sur un soldat israélien et l’ont tué. En réplique, les Israéliens ont bombardé le village. Un jour, en 2017, je retourne dans cette zone. Je m’adresse au maire du village. Très agressif, le maire me dit que l’ONU n’est jamais là quand ils en ont besoin. Je lui réponds : “Oui mais moi, je suis là, et je serai là si vous m’appelez”. Et ça l’a calmé. Il faut comprendre que les gens ont besoin de montrer qu’ils sont là, d’un côté comme d’un autre. Ça dure des heures : la nuit, toute la journée. Parce que la Finul est là et qu’on ne part pas, ça s’arrête. Un autre exemple : le jour de Noël 2017, les Israéliens occupent un poste, qui n’est pas normalement occupé, face à un poste libanais. C’est le genre de chose qui provoque un incident. On nous prévient, je les appelle. “Mais qu’est-ce que vous faites là aujourd’hui ? C’est Noël ! Vous voulez gâcher mon Noël ? Vous le faites exprès ?” Et ça les fait sourire. A partir de là, je vais au poste libanais, et je mets un grand drapeau de l’ONU. Les généraux libanais voient que l’ONU est là, c’est réglé. Les Israéliens sont partis du poste le soir-même.

La force de la Finul, c’est sa façon de régler les problèmes. Nous avons été confrontés à des déploiements de chars. A des armes antichars pointées sur des chars israéliens. Et la Finul est au milieu. Si vous vous mettez à côté du soldat libanais avec un lance-roquette, il ne va pas tirer. La liaison continue de le faire. Dans le cas précis du poste où il y a des chars, et où les Israéliens accusent ouvertement les gens de la Finul de protéger le Hezbollah… il y a une réponse : que le bureau de liaison aille sur place, fasse une enquête. Regarde, photographie. Se montre comme un interlocuteur neutre. La liaison est toujours dirigée par un colonel français, connu des Israéliens et des Libanais, et dont la mission est d’éviter les affrontements. Il doit avoir l’art de trouver les mots pour convaincre. C’est de la pure diplomatie. Quand vous êtes un représentant d’organisation internationale comme l’ONU, vous avez du poids. D’autant plus que vous êtes un Français, qui représente un membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Cela continue. Nous nous inscrivons dans une histoire longue.

Vous êtes très optimiste. Le Premier ministre a pourtant exhorté dimanche les soldats à quitter les zones de combat dans le Sud-Liban.

Mais l’ONU reste sur place ! Elle ne répond pas à l’ultimatum de Netanyahou. Elle fait son boulot. Elle répond à son mandat. Le conflit va se résoudre un jour. Les mécanismes de résolution des problèmes tactiques sur le terrain par la liaison de la Finul vont se remettre en place. Il ne faut pas s’y tromper. Le jour où je partais, un contingent estonien s’était rendu dans une zone tendue. Ils ont été attaqués, leurs véhicules ont été incendiés par le Hezbollah. Ce n’était pas la seule fois. La Finul est beaucoup attaquée. Il y a des protestations, il y a des enquêtes, tout est pris en compte. Et après ? Nous savons qu’elle est au milieu d’un jeu, très délicat, sensible, qui ne fonctionne qu’à partir du moment où les gens de l’ONU s’investissent sur le terrain. La Finul ne fonctionne que parce qu’elle s’investit en étant présente sur place. Ce n’est qu’à ce moment-là que vous êtes respectés par les deux camps, qui feront appel à vous pour régler des petits incidents. J’ai également connu ça en Yougoslavie en 1993. Il y avait une mission européenne. On trouvait des problèmes – des petits problèmes – et on bâtissait tout doucement la confiance et on devenait un interlocuteur crédible par notre présence sur le terrain. Il y a de vrais risques à prendre, mais on est respecté.

Oui, c’est la guerre. Oui, la Finul est la cible d’une agressivité aujourd’hui. Mais c’est ce point qui est très positif ! Cela veut dire qu’elle est toujours considérée comme l’arbitre. Elle est un arbitre qui déçoit. Mais l’arbitre déçoit temporairement. Ce qu’il se passe en ce moment, ça va durer un mois ? Deux mois ? Trois mois ? Je n’en sais rien. Mais quand ils en auront assez, quand ils verront qu’ils sont dans une impasse, ils se retourneront contre la Finul. Ils nous hurleront dessus. Et alors ? Vous hurlez sur les arbitres dans les matchs de foot. Mais vous avez toujours un arbitre. Ce n’est en aucun cas la fin du mandat de la Finul selon moi. Si elle n’était pas là, ce serait la jungle au Sud-Liban. Je voudrais d’ailleurs y retourner. Je pense que je peux encore être utile. Je suis candidat pour y retourner, toujours volontaire pour apporter mon expérience. J’ai écrit au ministre des Armées pour le lui signaler. J’attends une réponse.




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