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“Si cette lutte entre l’Iran et Israël se poursuit…” : les sombres prévisions d’un expert du Moyen-Orient


Le Hezbollah considérablement affaibli, le Hamas mal en point… Un an après les attaques du 7 octobre menées par le groupe terroriste contre Israël, la configuration régionale semble jouer en défaveur de la République islamique iranienne et de ses alliés. La stratégie de défense sur laquelle Téhéran capitalise depuis quatre décennies (notamment miser sur son réseau de proxys et développer des missiles balistiques) semble elle-même bien en peine de remplir sa mission de dissuader d’éventuelles attaques sur son sol. Pis : selon Ali Vaez, directeur du projet Iran de l’International Crisis Group [NDLR : une ONG dont la mission est de prévenir et d’aider à résoudre les conflits dans le monde], les politiques mises en place pour décourager les ennemis de l’Iran se seraient même retournées contre lui-même…

Mais selon cet analyste, les revers subis par Téhéran pourraient pousser ce pays “allergique aux marques de faiblesse” à prendre davantage de risques, à savoir mettre pleinement en œuvre l’option de la dissuasion nucléaire. Entre le débordement du conflit en Syrie, la potentielle entrée sur l’échiquier de la Chine, si Israël frappe le pétrole iranien (dont Pékin est très dépendant), et le scénario d’un coup d’État militaire par les Gardiens de la révolution… Ali Vaez dresse un inquiétant état des lieux de l’Iran, un pays “enfermé dans un cycle d’escalade dans lequel il ne parvient pas à dominer l’escalade”. Entretien.

L’Express : Entre l’assassinat à Téhéran du leader du Hamas Ismaïl Haniyeh et la récente élimination du chef du Hezbollah, Hassan Nasrallah, à quel point l’Iran est-il aujourd’hui affaibli ?

Ali Vaez Pendant quatre décennies, Téhéran a investi dans deux politiques majeures pour se protéger : le financement et l’armement d’un réseau d’alliés non étatiques, et le développement de missiles balistiques capables d’atteindre ses rivaux. A en juger par l’année écoulée, cette stratégie n’a pas eu le succès escompté. Non seulement parce que ces politiques se sont révélées inefficaces pour décourager les ennemis de l’Iran mais aussi car elles se sont en fait retournées contre Téhéran… Prenons sa politique défensive qui, pour être précis, repose sur des proxys censés dissuader les attaques sur le sol iranien et donc maintenir Téhéran à l’écart des conflits régionaux. Nous pouvons constater qu’aujourd’hui, l’Iran est vulnérable aux attaques directes des Israéliens, précisément en raison de son soutien aux proxys qui encerclent Israël. C’est donc cette politique en elle-même qui l’a rendu vulnérable.

Quant à son programme de missiles balistiques, il était également destiné à dissuader les attaques sur le sol iranien, alors que l’Iran n’a pas vraiment d’armée de l’air (les forces aériennes iraniennes sont essentiellement des antiquités volantes, sans réelle capacité à projeter une puissance conventionnelle). Les missiles iraniens sont certainement devenus plus précis au fil des années, mais dans toutes les attaques clés que nous avons vues récemment, y compris sur les bases américaines en Irak en 2020 et sur Israël à deux reprises en 2024, les destructions ont été insignifiantes.

Certains observateurs estiment pourtant qu’il ne faudrait pas sous-estimer l’importance de l’attaque du 1er octobre, près de six mois après un premier épisode…

L’Iran a en effet démontré en avril qu’il avait la volonté et le cran de frapper directement Israël puis, lors de l’attaque du 1er octobre, sa capacité à pénétrer le système de défense aérienne multicouche israélien. Mais globalement, le déséquilibre des forces est indéniable. De fait, la première attaque a causé très peu de dégâts malgré le tir de plus de 300 drones et missiles (là où Israël a riposté en tirant un seul missile depuis un jet F35, qui a atteint sa cible en plein milieu de l’Iran). L’attaque d’octobre a été plus efficace – l’Iran n’a utilisé que des missiles balistiques – mais dans la perspective plus large d’une confrontation directe Iran-Israël, il n’y a aucune chance que l’Iran l’emporte face à une armée beaucoup plus puissante, dotée d’armes conventionnelles plus sophistiquées et soutenue par une superpuissance comme les Etats-Unis.

Selon vous, les revers successifs subis par Téhéran pourraient au contraire pousser l’Iran à prendre davantage de risques…

L’Iran est allergique aux marques de faiblesse. Historiquement, à chaque fois que ce pays a été affaibli, il a subi des invasions étrangères ou a été exploité, et il le sait. Ce n’est pas un pays qui se rendrait sous la pression, car la philosophie à laquelle croit le Guide suprême est que le compromis sous la contrainte ne fait qu’accroître la pression sans l’atténuer. Par conséquent, si l’Iran est mis au pied du mur, il sera toujours prêt à se déchaîner.

Dans le contexte actuel, cela signifie que Téhéran pourrait bien vouloir mettre pleinement en œuvre l’option de la dissuasion nucléaire. Et comme le pays est déjà très proche du seuil de l’armement nucléaire, je pense que ce scénario devient très probable. Le problème étant que cette voie n’est pas sans coût ni facilement accessible.

Pourquoi ?

Si l’Iran prend la décision politique d’armer son programme nucléaire, cela pourrait le rendre vulnérable à des frappes américaines massives visant à détruire complètement son programme ou à le faire reculer de manière significative. Et même si l’Iran parvient à développer suffisamment de matières fissiles pour fabriquer des armes nucléaires, il devra encore les transformer en une bombe pouvant être lancée. Ce qui prendrait au moins six à douze mois. Et pendant ce temps, le pays resterait vulnérable aux attaques d’Israël et des États-Unis.

En clair : même si Téhéran se dote effectivement d’armes nucléaires, il ne sera pas en mesure de les utiliser de manière offensive. Et cela n’empêchera pas non plus nécessairement les attaques conventionnelles contre son territoire. En frappant deux fois Israël et une fois le Pakistan cette année, deux pays qui disposent de l’arme nucléaire, l’Iran a lui-même montré que détenir l’arme de dissuasion ultime n’est pas la garantie de ne pas être attaqué. C’est donc là que réside le problème de l’Iran : à court terme, il n’a pas facilement accès à l’arme nucléaire, ni même à moyen terme. Et l’obtention de cette dissuasion ultime ne lui apportera de toute façon pas le type de sécurité dont il a besoin.

Le ministre des Affaires étrangères de Téhéran a fait savoir que l’Iran est prêt à “faire face à une situation de guerre”, mais souhaite aussi “la paix”… Comment comprenez-vous cette façon de souffler le chaud et le froid ?

Une chose est sûre : l’Iran n’est pas intéressé par une escalade des tensions car, comme je l’ai expliqué, il est beaucoup plus faible qu’Israël et les Etats-Unis, ne serait-ce qu’en termes de capacités militaires conventionnelles. Dans toute confrontation directe, l’Iran finirait par perdre et cela lui coûterait cher. Mais en même temps, il n’est pas question de faire preuve de faiblesse.

C’est tout son dilemme : Téhéran est enfermé dans un cycle d’escalade dans lequel il ne parvient pas à dominer l’escalade. L’Iran espère, je pense, que l’extrême aversion des États-Unis pour la perspective d’une guerre régionale les poussera à empêcher Israël d’aggraver encore ces tensions. Mais comme le dit l’adage, l’espoir n’est pas une politique.

Israël prépare en ce moment sa riposte contre l’attaque iranienne du 1er octobre. Y a-t-il un scénario qui vous inquiète plus qu’un autre ?

A la différence de la réponse à l’attaque iranienne du mois d’avril, Israël mènera certainement une action d’envergure. Mais en réalité, ce qu’Israël frappe n’a pas d’importance : l’Iran ripostera dans tous les cas de figure. Cela étant dit, s’il s’agit d’infrastructures critiques ou de sites nucléaires, les conséquences seront plus graves car l’Iran pourrait alors reprendre ses attaques contre la navigation dans le golfe Persique et aux infrastructures énergétiques dans d’autres pays de la région. Cela pourrait avoir des conséquences négatives pour l’économie mondiale. Et la seule puissance qui pourrait empêcher ce cycle d’escalade de devenir incontrôlable, ce sont les Etats-Unis. Mais ce pays n’aura pas la capacité de le faire, du moins dans les trois semaines précédant les élections.

L’Iran est le premier fournisseur maritime de pétrole de la Chine. Si les Israéliens frappent le pétrole iranien, Pékin pourrait-il s’impliquer davantage dans ce conflit ?

La Chine voit en Téhéran un partenaire à long terme qu’il faut préserver, c’est certain. Dans sa compétition de grandes puissances avec les États-Unis, le seul producteur d’énergie au Moyen-Orient qui soit hors de l’orbite américaine est l’Iran. Mais cela ne signifie pas pour autant que la Chine est favorable à une escalade des tensions à court terme, car elle dépend de cette région pour environ un tiers de ses importations d’énergie et ne profite pas de l’instabilité. Je pense donc que si, dans l’ensemble, la Chine se réjouit des tensions entre l’Iran et l’Occident, elle ne souhaite pas que la dynamique devienne incontrôlable. Il est également très peu probable que Pékin fasse quoi que ce soit à ce sujet car bien qu’il ait un effet de levier sur l’Iran, il n’en a pas nécessairement sur Israël ou les États-Unis.

Le 14 octobre, deux drones en provenance de Syrie ont visé Israël sans faire de dégâts. Par ailleurs, l’État hébreu vise depuis plusieurs semaines le pays présidé par Bachar el-Assad (où se trouvent des combattants du Hezbollah). La Syrie pourrait-elle devenir un point chaud de ce conflit ?

Absolument. Plus l’escalade se poursuit, plus d’autres pays sont entraînés dans le conflit. Et comme la Syrie a toujours été le pont qui permettait à l’Iran d’accéder au Liban et de fournir un soutien logistique au Hezbollah, en cas d’escalade, il y aura sans doute des conséquences sur son territoire ainsi qu’en Irak, car l’Iran devrait alors mobiliser ses proxys présents dans ces zones contre les forces américaines, ainsi que faire pression sur Israël.

Ainsi, si cette lutte entre l’Iran et Israël se poursuit et s’intensifie, elle déclenchera certainement une conflagration régionale qui ne fera pas de gagnant. Même si, comme je l’ai dit, les États-Unis et Israël avaient le dessus sur le plan militaire, cela ne signifierait pas nécessairement qu’ils en sortiraient vainqueurs. Les États-Unis ont bien réussi à décapiter les régimes en place en Afghanistan et en Irak. Et en fin de compte, ils n’ont pas obtenu le résultat escompté. Même à court terme et malgré tous les risques, si le rapport de force penche davantage en faveur d’Israël et des États-Unis, cela ne signifie pas que le résultat final sera celui qu’ils souhaitent.

Un changement de régime vous semble-t-il envisageable en Iran ?

Il est vrai que le régime est plus vulnérable qu’auparavant, notamment parce que son principal allié, le Hezbollah, est à genoux. Mais le régime reste très fort à l’intérieur. Il a la volonté et une capacité de répression redoutable. Et comme nous l’avons vu ces dernières années, il n’hésite pas à recourir à la force brute contre sa propre population pour rester au pouvoir. Pour l’heure, il n’y a pas d’alternative viable au régime, que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. L’opposition est en plein désarroi et elle est même parfois plus illibérale que le régime lui-même.

Ainsi, à court terme, la perspective d’un changement de régime qui entraînerait une transition démocratique me semble très improbable. Cependant, nous ne pouvons pas exclure la possibilité d’un changement radical sous la forme d’une prise de pouvoir militaire. Mais cela ne signifie pas que le prochain régime, s’il est composé de Gardiens de la révolution, sera plus modéré dans son approche du monde extérieur.

La perspective d’un coup d’État militaire par les Gardiens de la révolution est-elle plausible ?

Oui, ce serait possible si le leader suprême était frappé d’incapacité en raison de son âge, ou trop réticent à riposter contre les ennemis de l’Iran, ce qui frustrerait les Gardiens de la révolution (au point qu’ils pourraient tenter un coup d’État). A ce jour, il ne fait aucun doute que ces derniers sont l’entité la plus organisée et la plus puissante du pays. Mais, en tout état de cause, cela ne pourrait se produire que si la sphère intérieure du pays est davantage militarisée. Une frappe israélienne ou américaine sur l’Iran pourrait donc s’avérer être le catalyseur de ce type de changement.

Accusé d’avoir livré des armes à la Russie ainsi qu’au Hezbollah, l’Iran fait l’objet de plusieurs sanctions prises par l’UE. Dans l’ouvrage que vous avez coécrit, How Sanctions Work : Iran and the Impact of Economic Warfare, vous postulez que les sanctions modifient rarement les décisions stratégiques des acteurs qui violent les normes internationales. L’Occident peut-il encore exercer une pression sur l’Iran ?

L’Occident a surutilisé l’outil des sanctions au point qu’il est devenu inefficace pour modifier les politiques iraniennes. En fait, l’un des effets secondaires d’une pression maximale est que l’on se prive de tout moyen de pression supplémentaire. Presque tout ce qui pourrait faire chanceler l’Iran a déjà été sanctionné, et la majorité des échanges commerciaux de l’Europe avec l’Iran a été perdue à cause des sanctions américaines. Il ne reste plus que le commerce humanitaire. Et sa perte ne ferait de toute façon pas fléchir le régime iranien…

Regardez le bilan des sanctions sur la République islamique au cours des quarante-cinq dernières années : l’Iran est devenu plus agressif dans la région, et plus répressif à l’intérieur. Son programme nucléaire n’a jamais été aussi proche de la production d’armes. Il est clair que les sanctions ne fonctionnent pas. L’Occident ferait donc mieux d’essayer de trouver une solution diplomatique à ces tensions avec l’Iran. Après tout, la diplomatie est la seule chose qui ait pu changer la politique iranienne au cours du dernier demi-siècle (notamment en poussant Téhéran à modifier son programme nucléaire en 2015).




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