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Dans l’ombre de Donald Trump, l’effrayante vision de l’Amérique portée par le “Projet 2025”


Il est rare qu’un rapport publié par un cercle de réflexion de Washington suscite une telle levée de boucliers. Il a même réussi à déclencher l’ire de l’industrie du porno. Une vingtaine d’acteurs de films X vient de lancer une campagne en ligne dénonçant les dangers du “Projet 2025”. Ce document rédigé par The Heritage Foundation, un think tank conservateur, comprend un ensemble de recommandations qui visent à servir de programme à Donald Trump, une fois réélu. Parmi elles, l’interdiction de la pornographie et l’emprisonnement des producteurs de vidéos. L’industrie du film X n’est pas la seule à s’attaquer au Projet 2025. Ce pavé de 922 pages est la cible de tellement de critiques qu’il a tourné au casse-tête politique pour les républicains et qu’il fait du tort à la campagne de Donald Trump.

Le fait qu’un cercle de réflexion planche sur les réformes de la prochaine administration n’a rien d’inhabituel. Depuis un demi-siècle, ces laboratoires d’idées à Washington – la seule industrie locale, plaisante-t-on – ont fourni aux décideurs des analyses destinées à façonner la politique publique des Etats-Unis. Après la Seconde Guerre mondiale, Brookings Institution a aidé à concocter le plan Marshall pour relancer l’Europe. Au début de la guerre froide, Rand a contribué à l’élaboration de la doctrine nucléaire américaine, AEI a œuvré à l’augmentation des troupes en Irak en 2007… “Les partis politiques américains sont plus informels, moins organisés que dans les autres démocraties. Ils sous-traitent beaucoup de fonctions à des groupes extérieurs comme les think tanks”, explique Hans Noel, spécialiste de sciences politiques à l’université de Georgetown. Ces cercles de réflexion jouent aussi les bureaux de placement. C’est chez eux que le nouveau président pioche pour pourvoir les quelque 4 000 postes de son administration.

Mission : “institutionnaliser le trumpisme”

Côté républicain, l’un des plus influents think tanks – et des plus conservateurs – est The Heritage Foundation. Fondé dans les années 1970, à deux pas du Capitole, il a joué un grand rôle sous l’administration Reagan. En 1981, il a préparé un rapport, intitulé “Mandate for leadership”, qui contenait 2 000 recommandations. Le nouveau président l’a distribué à ses ministres, et selon le site de The Heritage, près de deux tiers des mesures préconisées en matière de politique fiscale, de défense, de commerce… ont été “adoptés ou tentés”. Depuis, tous les quatre ans, à chaque présidentielle, le cercle de réflexion publie un nouveau “Mandate for leadership”. En 2021, Kevin Roberts, un ex-prof d’histoire, fondateur d’un établissement scolaire chrétien, puis patron d’un centre de recherche conservateur au Texas, a pris la tête du think tank. Rapidement, sous la houlette de ce quinquagénaire, il a viré au trumpisme. Il s’est mis à chanter les louanges de l’ancien président tout en dénonçant les restrictions liées au Covid, les transgenres, l’aide à l’Ukraine et en soutenant la hausse des tarifs douaniers pour doper l’industrie américaine – une position à l’encontre du catéchisme libéral. Sa mission, a déclaré Kevin Roberts dans une interview, est d’”institutionnaliser le trumpisme”.

En avril 2023, The Heritage Foundation a donc publié un plan d’action baptisé “­Projet 2025”, en collaboration pour la ­première fois avec plus d’une centaine d’organisations conservatrices peuplées d’anciens de l’administration Trump. Parmi les auteurs, on trouve Russ Vought, son ex-directeur du Budget, Chris Miller, ministre de la Défense, Ben Carson, du Logement, ou Peter Navarro, un de ses conseillers, récemment sorti de prison… Leur objectif est de fournir un cadre de mesures applicables très vite et d’échapper à l’amateurisme et à la pagaille qui ont caractérisé, faute de préparation, la plus grande partie du mandat Trump. Boudé par les experts républicains, le nouvel occupant du bureau Ovale avait été contraint de s’entourer d’individus souvent sans qualifications ni expérience et s’était heurté aussitôt à la résistance de la bureaucratie, ce qui avait freiné ses réformes. Cette fois, les cercles de réflexion trumpistes veulent éviter un pareil cafouillage et ont travaillé méthodiquement à établir une feuille de route.

Interdiction de la pilule abortive et “LinkedIn conservateur”

Le Projet 2025 reprend les desiderata habituels des conservateurs : la baisse des impôts, le déploiement de l’armée à la frontière pour arrêter les migrants, la baisse des aides sociales, la suppression des mesures contre le réchauffement climatique, le retrait d’organisations inter­nationales… Mais ses préconisations vont bien plus loin. Il recommande le renforcement et l’extension du pouvoir de l’exécutif et la limitation des garde-fous. Les élus du Congrès, par exemple, ne devraient plus examiner les contrats de vente d’armes à l’étranger, sauf si “un soutien unanime du Congrès est garanti”. La Maison-Blanche, affirme le rapport, doit avoir la mainmise sur tout le gouvernement fédéral, notamment le FBI et le ministère de la Justice, dont une partie a été “capturée” par des cadres de la bureaucratie “qui ne rendent de comptes à personne et des idéologues de la gauche extrême”.

L’imposant document prévoit ensuite de réduire la taille de l’Etat fédéral avec l’élimination des ministères du Commerce et de l’Education, le “démantèlement” de l’administration nationale océanique et atmosphérique chargée, entre autres secteurs, de la pêche et de la météo nationale. Etant l’un “des principaux moteurs” de l’industrie de lutte contre le réchauffement climatique, il est présenté comme “nuisible à la prospérité américaine future”. The Heritage milite également pour l’interdiction de la pilule abortive, la collecte au niveau des Etats d’informations personnelles sur les femmes qui ont subi une IVG, demande que le département de la Santé et des Services sociaux soit rebaptisé “département de la Vie” et fait la ­promotion de la famille définie comme un “père et une mère mariés avec des enfants”, l’homme seul devant avoir un travail.

Encore plus controversé, le rapport encourage la suppression du statut de quelque 50 000 fonctionnaires, pour ­permettre des purges et nommer à leur place de bons et loyaux parachutés. Trump, à la fin de son mandat présidentiel, avait signé un décret similaire. Joe Biden l’a abrogé. En parallèle, le Projet 2025 œuvre à établir une liste de 20 000 trumpistes – un “LinkedIn conservateur” – chargés d’occuper les postes des fonctionnaires limogés. “Notre but est d’assembler une armée de conservateurs alignés sur nos vues, triés sur le volet, formés et préparés à œuvrer dès le premier jour à déconstruire l’Etat administratif”, a déclaré Paul Dans, l’architecte du projet.

L’épouvantail des démocrates

“Ce Mandate for leadership est de plus grande envergure et plus ambitieux que les précédents, qui, depuis des années, s’étaient réduits et répétaient les mêmes idées”, assure E. J. Fagan, auteur de l’ouvrage The Thinkers, sur le développement des think tanks partisans. “Pour la première fois, il s’oriente également vers une vision chrétienne nationaliste du gouvernement américain. Ça ressemble davantage aux mouvements d’extrême droite en Europe qu’au Parti républicain.” Autre évolution, “d’habitude, les cercles de réflexion agissent en coulisses. Mais, cette année, The Heritage et les différents groupes participent ouvertement à la campagne”, poursuit Hans Noel. Kevin Roberts a fait une promotion agressive de l’initiative. C’est cependant sa déclaration cet été lors d’un podcast qui a propulsé cet obscur document sur le devant de la scène. “Nous sommes en route vers une deuxième révolution américaine qui se passera sans effusion de sang, à condition que la gauche ne s’y oppose pas”, a-t-il dit. Une menace qui a eu un retentissement énorme. Et suscité d’intenses réactions.

Les démocrates se sont emparés du Projet 2025 et l’agitent comme un épouvantail pour mettre en garde contre les risques d’un second mandat Trump. Il va “détruire l’Amérique”, a lancé Joe Biden, ajoutant : “Ça devrait terrifier tout Américain.” Depuis, ils le mentionnent à tout bout de champ. Ils en font le thème de publicités à la télévision. Ils ont projeté les mots “siège du Projet 2025” sur la tour Trump à New York. A la convention démocrate à Chicago, un intervenant est arrivé tous les soirs avec une copie géante du rapport et a lu une de ses mesures. “Vous avez déjà vu un document qui pourrait tuer un petit animal et la démocratie en même temps ?”, a plaisanté le comédien Kenan Thompson. Et, à la Chambre, un ensemble d’élus démocrates a créé un groupe de travail pour stopper la mise en place de ce “plan radical en faveur de l’autoritarisme [qui] attaque les principes fondateurs de notre nation, dont le système d’équilibre des pouvoirs, la liberté d’expression et des médias et la séparation de l’Eglise et de l’Etat”, a affirmé Ted Lieu, représentant de Californie.

Susie Wiles et Chris LaCivita, les stratèges de Donald Trump, inquiets de la notoriété politiquement toxique de l’œuvre de The Heritage, sont montés publiquement au créneau pour la dénoncer. “Aucun de ces groupes ou individus ne parle au nom du président Trump ou de sa campagne, ont-ils dit. Toute liste de personnel, de programmes politiques ou de plans pour l’administration publiés de-ci de-là sont de pures suggestions.”

Trump tente de s’en démarquer

Dans le même temps, Donald Trump, qui n’a pas apprécié la polémique, a tout fait pour se démarquer de l’initiative. “Je n’ai rien à voir avec le Projet 2025. Je ne l’ai pas vu et je ne veux pas le lire”, a déclaré l’ancien président lors du débat télévisé avec Kamala Harris. Certaines de leurs idées sont “ridicules et effroyables”, a-t-il ajouté sur son réseau social. Il n’a pas toujours tenu ce ­discours. Il y a deux ans, Trump avait vanté les mérites de ce groupe qui travaillait à “établir un programme détaillé de l’action exacte de [son] mouvement” une fois au pouvoir. Plusieurs fois, il a mentionné dans des interviews des auteurs du projet disant qu’il les recruterait dans sa prochaine administration. Et J. D. Vance, son colistier, a rédigé la préface du nouveau livre de Kevin Roberts, le patron de The Heritage. “[Ce think tank] n’est pas un avant-poste quelconque près du Capitole. Il est et a été le moteur d’idées le plus influent pour les républicains, de Ronald Reagan à Donald Trump”, écrit-il. Ses idées sont “une arme essentielle dans le combat à venir”.

En juillet, l’entourage de Trump a réussi à pousser Paul Dans, le responsable du Projet 2025, à la démission. Un “avertissement à quiconque essaie de donner une fausse image de son influence auprès du candidat et de ses équipes”, ont prévenu les directeurs de sa campagne. Pour calmer le jeu, The Heritage Foundation, qui n’a pas voulu accorder d’interview à L’Express, a affirmé qu’elle ne parlait pas “au nom d’un candidat ou d’une ­campagne”. Mais son influence semble en avoir pris un coup. Donald Trump n’a fait appel à aucun de ses membres pour organiser la préparation de son retour au pouvoir. Il a confié les opérations à Linda McMahon, ex-patronne de l’Agence fédérale des PME et… présidente du conseil d’administration d’America First Policy Institute (Afpi), le think tank rival, fondé en 2021 par Brooke Rollins et Larry Kudlow, deux anciens de son gouvernement.

L’Afpi a compris la leçon et garde profil bas pour ne pas s’attirer les foudres de la sphère Trump. Mais ses politiques ressemblent beaucoup à celles de The Heritage. Il prône une déréglementation à tout-va, moins d’impôts, moins de dépenses, plus de droits accordés aux groupes religieux, une hausse de la production d’hydrocarbures et a préparé plus d’une centaine de décrets que Donald Trump pourra signer dès son premier jour à la Maison-Blanche. Témoin de son importance, il vient d’être piraté par des hackers peut-être chinois. Evidemment, les deux cercles de réflexion ne s’apprécient guère. En septembre, un cadre de The Heritage a envoyé un courriel cinglant à l’Afpi, l’accusant de copier leurs idées et d’être le “cheval de Troie” de “l’establishment” républicain désireux de reprendre du pouvoir au sein d’une seconde administration Trump. Brooke Rollins, la patronne, a répondu que les deux organisations étaient “totalement alignées” sur la préparation d’un nouveau mandat. Kevin Roberts n’a pas démenti, remerciant l’Afpi d’être “à [leurs] côtés dans ce moment critique”.

Même si The Heritage n’est plus en odeur de sainteté, “il est peu vraisemblable que Donald Trump, en cas de victoire, n’applique pas un grand nombre de directives du Projet 2025”, poursuit E. J. Fagan. “Plusieurs ont l’air d’avoir été écrites ­spécifiquement pour lui. Ensuite, compte tenu du fait que l’ex-président aura besoin d’embaucher 4 000 personnes, les membres du think tank auront certainement un rôle au sein du gouvernement, où ils pourront mettre en œuvre leurs idées, [en profitant du fait que Trump] ne s’intéresse pas à la supervision des équipes.” Il faut juste, comme le résume un conseiller du candidat républicain dans le magazine Rolling Stones, que tous ces cercles de réflexion se souviennent d’une règle : “C’est Donald Trump qui mène la danse. Pas vous.”




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