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H.P. Lovecraft à la Pléiade : pourquoi l’auteur a gagné sa place au panthéon des lettres


Il est amusant de rouvrir aujourd’hui H. P. Lovecraft : contre le monde, contre la vie, l’essai que Houellebecq avait publié en 1991, alors qu’il n’était encore qu’un inconnu de 35 ans. On y glane des phrases comme celles-ci : “Quand on aime la vie, on ne lit pas. On ne va guère au cinéma non plus, d’ailleurs. Quoi qu’on en dise, l’accès à l’univers artistique est plus ou moins réservé à ceux qui en ont un peu marre.” Ou comme celles-là : “Howard Phillips Lovecraft constitue un exemple pour tous ceux qui souhaitent apprendre à rater leur vie, et, éventuellement, à réussir leur œuvre. Encore que, sur ce dernier point, le résultat ne soit pas garanti.”

On y trouve surtout ce paragraphe, qui paraît prémonitoire à la relecture : “Le XXe siècle restera peut-être comme un âge d’or de la littérature épique et fantastique, une fois que se seront dissipées les brumes morbides des avant-gardes molles. Il a déjà permis l’émergence de Howard, Lovecraft et Tolkien. Trois univers radicalement différents. Trois piliers d’une littérature du rêve, aussi méprisée de la critique qu’elle est plébiscitée par le public. Cela ne fait rien. La critique finit toujours par reconnaître ses torts ; ou, plus exactement, les critiques finissent par mourir, et sont remplacés par d’autres.”

En attendant notre mort et notre inévitable remplacement, disons un mot de Lovecraft (1890-1937). Le volume que lui consacre la Pléiade, où ses nouvelles sont magnifiées par des traductions revues, est le prétexte idéal pour redécouvrir “une gigantesque machine à rêver, d’une ampleur et d’une efficacité inouïes” (Houellebecq). Bien sûr, il y a L’Appel de Cthulhu, à lire en priorité quand on est novice. On peut ensuite se plonger dans des textes plus longs, comme L’Affaire Charles Dexter Ward, chef-d’œuvre où Lovecraft tutoie le Wilde du Portrait de Dorian Gray et le Stevenson de L’Etrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde.

De son vivant, Lovecraft publiait dans des pulps comme Weird Tales. Malheureux en amour, tirant le diable par la queue, aspiré par un “racisme obsessionnel” (Houellebecq encore) après avoir découvert les quartiers populaires de New York, il s’en est toujours tenu à une éthique élitiste, en snobant les professionnels de la littérature tout autant que les lecteurs, ainsi qu’il le notait en 1925 : “Je suis presque résolu à ne plus écrire de contes, mais simplement à rêver lorsque j’ai l’esprit à cela, sans m’arrêter à faire une chose aussi vulgaire que de transcrire mon rêve pour un public de porcs. J’ai conclu que la littérature n’était pas un objectif convenable pour un gentleman ; et que l’écriture ne doit jamais être considérée que comme un art élégant, auquel on doit s’adonner sans régularité et avec discernement.” Une citation que Houellebecq commente ainsi : “Il conservera toute sa vie une attitude typiquement aristocratique de mépris de l’humanité en général, joint à une extrême gentillesse pour les individus en particulier.”

“Dans la filiation d’Edgar Poe”

Pour discuter du cas de H. P. Lovecraft, on va rencontrer à son bureau Hugues Pradier, le directeur éditorial de la Pléiade. Jusqu’ici, en termes de science-fiction et de fantasy avant l’heure, on ne pouvait lire dans la collection que deux grands anciens : Jules Verne et Savinien de Cyrano de Bergerac. L’intronisation de Lovecraft inaugure-t-elle une vague de littérature de genre ? Bradbury, Asimov et autres sont-ils susceptibles de succéder au créateur de Cthulhu ? Hugues Pradier nous précise la genèse de ce projet : “Je me suis mis à Lovecraft assez tard, et j’ai été surpris par la qualité de ses œuvres. Je ne suis pas un grand lecteur de fantasy, mais je fais quelques exceptions : Tolkien en est une, Lovecraft une autre. Ici, nous avons une politique d’auteurs. En 2003, l’entrée de Simenon dans la Pléiade n’avait pas marqué une ouverture au roman policier, plutôt à un courant un peu sous-estimé du roman de l’entre-deux-guerres. De même avec Lovecraft : c’est le choix d’un auteur en particulier. On peut l’inscrire dans la filiation d’Edgar Poe. A mes yeux, c’est un Poe qui n’a pas eu la chance d’avoir son Baudelaire, et qui a été importé et diffusé chez nous essentiellement parmi les lecteurs de la littérature de genre. Grâce à cette publication, il va trouver place dans notre catalogue à côté de Poe, Baudelaire et Huysmans, qui partagent une partie de ses questionnements.”

Hugues Pradier est conscient que c’est le grand public qui a assuré la postérité de Lovecraft, mais nous explique que la Pléiade peut désormais lui donner sa place au panthéon des lettres : “Si Lovecraft a trouvé autant de lecteurs, c’est surtout grâce aux amateurs de littérature de genre puis à ceux de produits dérivés et aujourd’hui de jeux vidéo. Il est frappant de voir à quel point ces jeux peuvent avoir de l’influence sur la vente des livres. Un exemple, en ce moment : le succès de Black Myth : Wukong, jeu vidéo librement adapté de La Pérégrination vers l’Ouest, rejaillit sur la demande de ce roman chez nous. A l’origine, Lovecraft doit donc son succès aux amateurs de littérature de genre, mais il est probable que cela n’a pas favorisé sa confirmation ou sa consécration en tant que grand écrivain – ce qu’il est, à notre avis. La fantasy mêle des textes qui n’ont pas tous les mêmes ambitions littéraires, il s’y agit parfois plus de sujets que de formes. Or ce sont avant tout les formes qui nous intéressent. Chez Lovecraft, il y a une force extraordinaire de la construction romanesque. Il n’y a pas beaucoup d’événements dans ses textes, ce sont des livres d’ambiance. Et qu’est-ce qui porte mieux l’ambiance qu’un style ? Prenez le début de L’Appel de Cthulhu : on pense à Au cœur des ténèbres de Conrad. Une publication en Pléiade offre l’occasion de retraduire les textes d’un auteur, ce qui les réactualise de manière spectaculaire, quand le travail est bien fait. Pour Lovecraft, il nous fallait des versions françaises à la hauteur des enjeux stylistiques. C’est pourquoi j’ai confié ce chantier à une équipe dirigée par Philippe Jaworski, le traducteur de Melville.”

On demande à Hugues Pradier si l’essai-culte de Houellebecq a influé sur sa crédibilité en France : “C’est en tout cas un livre important pour lui, Michel Houellebecq – en 1991, il n’avait encore publié aucun roman. Il va finir par croire que nous allons chercher nos idées dans son œuvre ! Dans Soumission, il parlait d’un projet de Pléiade Huysmans, qui a vu le jour quatre ans après son livre. Et l’automne prochain nous devrions publier un autre de ses auteurs de chevet…”

Rappelons que, parmi ses trois piliers de la “littérature du rêve”, Houellebecq citait Lovecraft mais aussi Howard et Tolkien. Ce dernier a également été évoqué par Hugues Pradier au début de notre conversation. On sait que l’entrée du Seigneur des Anneaux dans la Pléiade est un vieux serpent de mer. Le récent rachat des éditions Christian Bourgois par le groupe Madrigall pourrait-il accélérer le processus éditorial ? Hugues Pradier ne nie pas : “Oui, certainement, on peut l’imaginer…”

En attendant, plongeons dans ce fascinant volume Lovecraft où l’on peut aussi lire ou relire La Clef d’argent, La Couleur d’outre-ciel, Celui qui chuchotait dans les ténèbres ou L’Ombre qui planait sur Innsmouth. La vie de Lovecraft fut un échec. Cela lui aurait fait tout drôle de se voir imprimé sur papier bible. Souvenons-nous de ce que disait cet homme discret : “Un gentleman n’essaie pas de se faire connaître, il laisse cela aux petits égoïstes parvenus.”

Récits, par H. P. Lovecraft, La Pléiade/Gallimard, 1 349 p., 69 €.




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