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“Le régime sinistre de Poutine est condamné” : le déchirant testament d’Alexeï Navalny


“Mon histoire continuera, mais quoi qu’il m’arrive, quoi qu’il arrive à mes amis et à mes alliés de l’opposition, la Russie a tout ce qu’il faut pour devenir un pays prospère, démocratique. Ce régime sinistre, fondé sur les mensonges et la corruption, est condamné. Les rêves peuvent se réaliser. L’avenir nous appartient.” L’histoire d’Alexeï Navalny s’est achevée tragiquement le 16 février, à l’âge de 47 ans. Le principal opposant à Vladimir Poutine est mort dans une colonie pénitentiaire de l’Arctique, officiellement de “causes naturelles”. Mais le site d’investigation The Insider a révélé le 1er octobre que ce décès serait dû à un nouvel empoisonnement. Ces dernières années, très lucide sur son destin, Navalny savait qu’il ne sortirait plus vivant des geôles russes tant que Poutine serait au pouvoir. Lui restait donc l’écriture comme ultime arme.

Commencée en 2020, lors de sa convalescence en Allemagne, puis poursuivie sous forme d’un journal de prison fragmentaire, son autobiographie posthume Patriote paraît le 22 octobre pour une sortie mondiale. En France, l’éditeur est Robert Laffont. “S’ils finissent par me liquider, ce livre sera mon testament”, écrivait Navalny le 21 octobre 2021. L’Express a pu lire en intégralité ce poignant message d’outre-tombe, à la fois réquisitoire politique contre tous ceux qui ont empêché la Russie de devenir un pays européen “normal”, manuel de survie en dictature et déclaration d’amour à son pays comme à sa femme, Ioulia Navalnaïa.

“En réalité, mourir ne faisait pas mal”

Avec l’ironie mordante qui lui était familière, Navalny fait débuter ses Mémoires par sa première “mort”, quand il a cru sa dernière heure venir le 20 août 2020 dans un avion, quelque part entre Tomsk et Moscou, à la suite d’un empoisonnement au Novitchok. “En réalité, mourir ne faisait pas mal. Si je n’avais pas été en train d’expirer, jamais je ne me serais allongé par terre à côté des toilettes de l’avion. Comme vous pouvez l’imaginer, le sol n’était pas particulièrement propre.” Navalny revient alors de Sibérie, où il a enquêté sur la corruption des “humbles patriotes” du régime. Avant d’embarquer, il prend un thé à l’aéroport. De bonne humeur, il regarde un épisode de la série d’animation Rick et Morty. Mais rapidement, il se met à transpirer abondamment. “Je n’ai mal nulle part. J’ai simplement l’étrange impression que tout mon organisme est en train de me lâcher.” Il s’écroule dans le couloir. “Je n’ai que le temps de penser : Tout ce qu’on dit sur la mort n’est que mensonge. Je ne vois pas défiler ma vie devant mes yeux. Je ne vois apparaître le visage d’aucun être cher. Pas d’anges, pas de lumière aveuglante. Je meurs les yeux fixés sur un mur. Les voix se font indistinctes et les derniers mots que j’entends sont ceux de la femme qui crie ‘Non, restez éveillé, restez éveillé’. Puis je meurs.”

Après dix-huit jours de coma, Navalny ressuscite dans un hôpital berlinois. Le 23 septembre, il rencontre Angela Merkel, la femme qui a fait pression sur Poutine pour qu’il soit transféré en Allemagne. La chancelière lui recommande de prendre tout son temps, mais l’homme veut retourner en Russie le plus rapidement possible. Jusqu’au bout, le militant anticorruption détestait qu’on lui pose la question du pourquoi de ce geste. “Je refuse d’abandonner mon pays ou de le trahir. Si vos convictions ont un sens pour vous, vous devez être prêts à vous battre pour elles et à faire des sacrifices s’il le faut”, écrit-il peu avant sa mort.

La nostalgie de l’Union soviétique, ressort du poutinisme

Dans la première partie de Patriote, à l’écriture très soignée, Navalny revient sur son parcours, mais offre aussi une analyse percutante de la fin de l’Union soviétique et des erreurs de la Russie postcommuniste. Fils d’officier de liaison, il grandit dans différentes villes de garnisons. La catastrophe de Tchernobyl lui enseigne sa première leçon politique : “Les radiations avaient beau être lointaines, l’hypocrisie et le mensonge ont envahi tout le pays.” Nulle nostalgie chez lui pour cette période soviétique (“Un Etat incapable de produire suffisamment de lait pour ses citoyens ne mérite pas ma nostalgie”). Mais il constate que ce sentiment est un ressort important du poutinisme : “Bien avant l’appel de Trump à ‘rendre sa grandeur à l’Amérique’, Vladimir Poutine avait forgé le slogan officieux de son règne : ‘Nous serons aussi respectés et aussi craints que l’URSS’. Poutine s’est appuyé sur cette rhétorique dès les toutes premières mesures qu’il a prises après son accession au pouvoir.” Navalny prend un malin plaisir à rappeler que Poutine était, du temps de l’Union soviétique, un privilégié du KGB en poste en RDA. “Les gens comme Poutine ont la nostalgie de l’URSS parce qu’ils étaient alors incroyablement supérieurs à tous les autres. Aujourd’hui, malgré les nombreux travers du régime, un informaticien d’un village de Sibérie peut devenir milliardaire sans avoir besoin de l’autorisation de l’Etat ni de son soutien. Il peut aller sur la Côte d’Azur en jet privé. A l’époque, une barrière infranchissable se dressait devant tout le monde, sauf Poutine et ses semblables et son unique fonction était d’empêcher les autres de faire quoi que ce soit.”

Démocrate et libéral convaincu dans les années 1990, Navalny revient dans ce livre sur l’échec de la transition à l’économie de marché. Les réformes, nécessaires, ont été perçues par la population russe comme synonymes de pénuries et de tickets de rationnement. Très hostile à l’époque envers Gorbatchev, il se montre, rétrospectivement, bien plus indulgent sur le rôle du dernier dirigeant soviétique, ne serait-ce que parce que “Gorbi” était incorruptible. “Il était bien le seul”, ironise Navalny. En revanche, pour des raisons opposées, il regrette d’avoir apporté un soutien inconditionnel à Boris Eltsine dans la première partie des années 1990. “Dépourvu de toute motivation idéologique, Eltsine n’était animé que par la soif de pouvoir”, tranche-t-il.

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🇱🇹 Gitanas Nauséda, le président lituanien, était un invité exceptionnel du Grand Colloque de L’Express le 14 octobre. A cette occasion, il a rappelé le devoir de soutenir l’Ukraine fasse à la menace russe ⬇️ #legrandcolloquedelexpress #apprendresurtiktok #tiktokacademie #Sinformersurtiktok #newsattiktok

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Le rendez-vous manqué avec le libéralisme

Pour Navalny, le vrai libéralisme n’a pas été appliqué en Russie dans les années 1990. “Pour lancer une entreprise, il fallait verser des pots-de-vin ou avoir des relations, ou au moins posséder un charisme propre à faire renverser tous les obstacles. Pendant des années, cela a alimenté l’idée que les hommes d’affaires étaient des individus fourbes et sournois, qui avaient fait leur chemin par des moyens frisant l’illégalité.” Plutôt que le capitalisme, cette période se résume selon lui à une ambiance mafieuse et à des gangs. “Pourquoi les Polonais et les Tchèques s’en sont-ils sortis et pas nous ? Ma réponse est simple et, même si dans les faits, elle revient à répondre à une question en en posant d’autres, elle permet de remettre les choses en place : Leszek Balcerowicz, l’architecte des réformes polonaises, est-il devenu multimillionnaire à l’image d’Anatoli Tchoubaïs [NDLR : l’un des auteurs des réformes économiques sous Eltsine] ? La famille de Vaclav Havel, le dirigeant tchèque postcommuniste, a-t-elle acheté une villa à 15 millions de dollars à Saint-Barthélemy, ‘l’île des millionnaires’, et est-elle à la tête de plusieurs centaines de millions d’autres actifs ?”

Quand en 1999 il découvre le nouvel homme fort de la Russie à la télévision, Navalny ne partage pas l’enthousiasme de ses compatriotes : “J’ai su que je ne pourrais pas croire un traître mot de ce que dirait Poutine. Sa nomination m’a déterminé à résister. Je ne voulais pas d’un homme comme lui à la tête de mon pays.”

Liens avec les nationalistes

Navalny évoque rapidement sa période la plus controversée sur le plan politique. Au début des années 2000, il milite pour le parti social-démocrate Iabloko, mais se fait renvoyer pour sa participation aux “marches russes” aux côtés des mouvances nationalistes, y compris les plus radicales. Dans le livre, il critique la “lâcheté” et “l’élitisme” de libéraux coupés du peuple. Lui estime qu’il faut discuter avec tout le monde, et que l’opposition à Poutine a été trop absorbée par ses querelles intestines. “Un leader politique sérieux ne peut pas tourner délibérément le dos à un très grand nombre de ses concitoyens sous prétexte que, personnellement, il n’apprécie pas leurs idées”, se défend-il. Mais Navalny réalise rapidement que la lutte anticorruption est bien plus porteuse que la rhétorique nationaliste. En 2011, il fonde la Fondation anticorruption, avec un message clair : le parti présidentiel Russie unie est le “parti des escrocs et des voleurs”. En 2013, se présentant à la mairie de Moscou, il termine en deuxième position avec 27 % des voix. Sa première et dernière élection autorisée par le pouvoir.

A l’image d’opposants comme Vladimir Kara-Mourza qui ont fait le choix de combattre Poutine de l’intérieur, Navalny défend la thèse que régime et population russes ne doivent surtout pas être confondus. “Si vous me demandez si je déteste Vladimir Poutine, je vous répondrai que oui, je le déteste, mais pas seulement parce qu’il a cherché à me tuer ou qu’il a mis mon frère en prison. Je déteste Poutine parce qu’il a volé à la Russie les vingt dernières années. Ces années-là auraient pu être fantastiques, nous aurions pu vivre une période telle que nous n’en avions jamais connue tout au long de notre histoire. Nous n’avions pas d’ennemis. La paix régnait sur toutes nos frontières. Le prix du pétrole, du gaz et de nos autres ressources naturelles était incroyablement élevé. Nous exportations nous rapportaient beaucoup d’argent. Poutine aurait pu profiter de ces années pour faire de la Russie un pays prospère. Nous aurions tous pu vivre mieux.”

Dans l’enfer des geôles russes

Faisant suite à son arrestation à Moscou le 17 janvier 2021, jour même de son retour sur le sol russe, la deuxième partie de Patriote prend la forme d’un journal de prison, textes brefs récupérés au compte-gouttes, jusqu’après sa mort. Son premier centre de détention à Moscou, Matrosskaïa Tichina, lui fait penser à un élevage de fourmis en kit dont rêvait son fils Zakhar. “La différence est qu’ici, ce n’est pas un humain qui observe les fourmis, mais une fourmi spécialisée, vêtue d’un treillis militaire, d’une chapka et de bottes en feutre.” Le prisonnier, qui a étudié le français dans sa jeunesse, accède aux œuvres complètes de Maupassant. “Vraiment cool ! Je ne peux qu’imaginer à quoi ça ressemble en français. Il faut que j’arrive à mettre la main sur l’original et que je voie si mon français est assez bon pour que j’y comprenne quelque chose.” Il se montre moins emballé par cet “idiot” de Flaubert et qualifie Madame Bovary d'”Anna Karénine en version light”.

Navalny découvre ensuite la colonie pénitentiaire de Pokrov, “camp de concentration dans le plus pur style fasciste à 200 kilomètres à peine de Moscou”. Le prisonnier connaît une dégradation de son état santé, avec des douleurs terribles des lombaires et une perte de sommeil. Mais il conserve son flegme et son humour noir. “Mon médecin était un toubib de prison typique dont le boulot est de confirmer qu’un prisonnier est en parfaite santé jusqu’au moment où il cesse de respirer.” Le 1er avril 2021, il entame une grève de la faim et perd un kilo par jour.

Peu à peu, Navalny réalise qu’il finira ses jours en prison, et que ce livre sera son testament politique, tout en permettant, avec ses droits d’auteur, d’aider financièrement sa famille. Il doit se contenter de la lecture de la Bible, seul passe-temps à disposition. Un détenu très religieux lui glisse une icône miniature de saint Michel en guise de soutien, geste qui le bouleverse. L’invasion de l’Ukraine relève pour lui de “l’hystérie impérialiste” destinée à détourner l’attention des Russes des vrais problèmes internes. Une volonté expansionniste d’autant plus absurde que “la Russie est un vaste pays dont la population est en déclin et dont les régions rurales dépérissent”. Navalny se dit persuadé que ce conflit aura les mêmes conséquences sur le régime de Poutine que l’a eu la guerre d’Afghanistan pour l’Union soviétique.

Le prisonnier est ensuite transféré à la colonie pénitentiaire de Melekhovo, où l’administration l’envoie régulièrement au redouté Shizo, la cellule disciplinaire : “Trou noir en béton de deux mètres cinquante sur cinq, conçu pour trois prisonniers. Il y fait si chaud qu’on peut à peine respirer. On a l’impression d’être un poisson échoué sur le rivage, qui cherche désespérément une bouffée d’air frais.” Au Shizo, la musique est diffusée à plein volume. “En théorie, c’est pour empêcher les prisonniers de communiquer d’une cellule à l’autre en criant ; dans les faits, il s’agit de couvrir les hurlements de ceux qu’on torture.” Navalny se met à la méditation en suivant l’exemple de l’historien israélien Yuval Noah Harari, dont il a adoré Sapiens et 21 leçons pour le XXIe siècle : “Il en parle de manière succincte et rationnelle, sans évoquer de ‘corps éthériques’ ni de ‘flux d’énergie remontant la colonne vertébrale’, ce qui m’a donné confiance.” L’administration installe un “psychopathe” dans la cellule en face de la sienne afin de le “divertir” : “Je dois avouer que ce plan fonctionne à merveille : je ne m’ennuie jamais, pas plus que je ne passe une seule nuit de sommeil correcte.”

L’auteur ironise aussi sur le fait que la chronique de ces sévices carcéraux n’est guère originale au pays des goulags. “Ouvrez n’importe quel livre écrit par un dissident soviétique et vous y trouvez une multitude d’histoires de cellules disciplinaires, de grèves de la faim, de violences, de provocations, de négligences médicales. Rien de nouveau.”

Refuge dans la religion

Le 22 mars 2022, Navalny est condamné à neuf ans de régime strict, confirmation que le régime ne le relâchera plus jamais. “Je vais passer le reste de ma vie en prison et y mourir. Je ne pourrai même pas dire au revoir à quelqu’un. Ou pendant que je suis en prison, tous ceux que je connais vont mourir sans que j’aie pu leur dire au revoir. Je manquerai les remises de diplôme de fin de lycée et d’université. Les mortiers voleront en l’air sans moi. Je n’assisterai à aucun anniversaire de mariage. Je ne verrai jamais mes petits-enfants ; je ne ferai l’objet d’aucune légende familiale. Je serai absent sur toutes les photos.”

Dans ses ultimes écrits, Navalny fait cependant preuve d’un grand stoïcisme, se disant qu’il a “fait des choses utiles” et songeant aux morts civils en Ukraine. “Si j’ai fait des choix personnels, ces gens-là se contentaient de mener leur vie.” Comme dans un roman de Soljenitsyne, il trouve refuge dans la religion. “Peu importe que vous croyiez vraiment que quelques vieux types au fond du désert ont vécu jusqu’à huit cents ans ou que la mer s’est littéralement coupée en deux devant quelqu’un. La vraie question est la suivante : êtes-vous un disciple de la religion dont le fondateur s’est sacrifié pour les autres en rachetant leurs péchés ?”

Le sacrifice de Navalny rachètera-t-il un jour les péchés du régime de Poutine ? Si ses funérailles à Moscou ont été suivies par des dizaines de milliers de personnes, les autorités font désormais tout pour qu’il tombe dans l’oubli. Traduit en russe, Patriote sera bien sûr interdit en Russie et en Biélorussie. Reste qu’avec ce livre, Navalny adresse d’outre-tombe un message puissant à destination de ses compatriotes : “Devenons enfin un pays normal. Ça serait tellement bien.”

Patriote, par Alexeï Navalny. Robert Laffont, 528 p., 25 €.





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