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Bercy à la sauce “espion” : le Sisse, ce discret service qui veille sur nos entreprises stratégiques


En haut de la pile des dossiers brûlants posée sur le bureau d’Antoine Armand, il y a bien sûr le budget. Mais ces derniers jours, le potentiel rachat d’Opella, la branche grand public de Sanofi qui fabrique le Doliprane, par un fonds d’investissement américain a enflammé lui aussi le débat public. Le nouveau ministre de l’Economie a assuré les députés de “son plein engagement” sur cette affaire, lâchant d’un ton martial : “La stratégie industrielle et de souveraineté que nous avons construite ces dernières années ne se négocie pas.”

Où s’arrête la vie normale des affaires ? Où commence la prédation ? Quelles sont les entreprises à garder à tout prix au bercail ? A Bercy, un service méconnu, logé dans les entrailles de la direction générale des Entreprises (DGE), planche chaque jour sur ces sujets. Dans les couloirs du bâtiment Colbert, le profil atypique de ses membres, mélange de compétences économiques de haut niveau teintées d’une dose de géopolitique, détonne.

La direction générale de la Sécurité intérieure (DGSI) et surtout la direction générale de la Sécurité extérieure (DGSE) – popularisée par la série Le Bureau des légendes -, les deux principaux services de renseignement français, sont généralement bien identifiées. En revanche, rares sont ceux qui connaissent l’existence du Sisse, le service de l’Information stratégique et de la Sécurité économiques. Composé d’une soixantaine de personnes, il veille à protéger nos actifs les plus sensibles d’une prise de contrôle étrangère motivée par leurs savoir-faire technologiques. “Ces agents sont une ressource rare, avec un état d’esprit différent de celui qu’on trouve habituellement au ministère de l’Economie”, assure un bon connaisseur de l’entité, créée en 2016.

Travaillant constamment en sous-marin, le Sisse s’est fixé un objectif ambitieux: annihiler, sans exception, toutes les menaces détectées. “Notre travail est de faire en sorte que 100 % de celles identifiées comme telles puissent s’éteindre. Certaines le sont en quarante-huit heures, d’autres en deux mois, quelques-unes en un an parce que les dossiers sont extrêmement complexes”, explique Joffrey Célestin-Urbain, le chef du service, un pur produit de Bercy. Nommé en 2018 à la suite d’une réforme d’ampleur, il partage depuis cette date les fonctions de direction avec Thomas Courbe, le directeur général des Entreprises.

968 menaces identifiées en 2023

Concrètement, les agents reçoivent plusieurs dizaines de milliers d’alertes par an. Ces “événements potentiels de sécurité” – dans le jargon interne – proviennent en grande partie des services de renseignement, avec lesquels ils travaillent en étroite collaboration, mais aussi des délégués à l’information stratégique et à la sécurité économiques (Disse), soit les agents détachés dans les territoires afin de se tenir au plus près des entreprises. Toutes les alertes ne seront pas considérées comme une menace. C’est pourquoi le travail de “caractérisation” est essentiel pour éviter de se disperser.

En 2023, 968 menaces ont été formellement identifiées, contre 694 en 2022 et 353 en 2020. Derrière, on trouve une dizaine de pays, dont les Etats-Unis et la Chine, les plus représentés. Ce travail de fourmi n’aurait pas été possible sans le changement de cap engagé il y a quatre ans et matérialisé par la création d’une liste d’entreprises jugées stratégiques pour l’économie française. Une cartographie ultraconfidentielle, mise à jour régulièrement, et dont le contenu relève de l’équivalent du secret-défense. Ces derniers temps, celle-ci s’est étoffée, avec l’entréede biotechs, dans le sillage du Covid, ou encore de technologies stratégiques en matière d’énergies renouvelables. “Auparavant, nous ne pouvions pas contrôler efficacement ce segment d’entreprises face à des acquisitions étrangères. Nous sommes dans une logique d’amélioration permanente du système”, souligne Joffrey Célestin-Urbain. Si la détection des opérations hostiles s’est nettement améliorée, expliquant cette hausse, celles-ci sont, de fait, toujours plus nombreuses. Parmi elles, les tentatives dissimulées de prise de participation ou encore la captation de propriétés intellectuelles et d’informations sensibles en sont les formes les plus courantes.

Plus la menace est identifiée tôt, plus le Sisse dispose de marges de manœuvre pour la contrôler, puis y mettre un terme. Pour cela, il active plusieurs leviers. A commencer par le contrôle des investissements étrangers en France, un dispositif qui permet au ministre de l’Economie d’imposer ses conditions ou, plus rarement, de bloquer une opération, si un investisseur étranger souhaite prendre plus de 25 % des droits de vote d’une entreprise stratégique – 10 % pour celles cotées. Mais le Sisse s’efforce toujours de ne pas en arriver là. C’est là que se joue une forme de soft power auprès des dirigeants de l’entité étrangère, afin de les dissuader. Dans certains cas, le service peut même opter pour une montée au capital de l’entreprise ciblée. Le fonds French Tech souveraineté, doté de 650 millions d’euros, a été utilisé à cet effet à plusieurs reprises depuis sa création en 2020. Il vise principalement les start-up, voire les PME. “La réussite de la tech française a créé un potentiel énorme, mais aussi des risques de captation”, reconnaît Thomas Courbe.

Le tournant de la réforme de la loi de blocage

En 2022, la réforme de la loi de blocage de 1968 a constitué un tournant. Ce nouveautexte encourage et facilite le contrôle des échanges d’informations avec des puissances étrangères, et leur interdiction lorsque ces données sont jugées trop sensibles. Ce qui a incontestablement contribué au développement du service, assure un ancien cadre.Plus de 144 000 documents ont été filtrés en deux ans. Le Sisse est devenu un acteur incontournable. “Il faudrait faire en sorte qu’il soit davantage consulté, dès lors qu’il s’agit de prendre des décisions de stratégie industrielle à l’échelon étatique”, regrette toutefois Pierre-Marie de Berny, fondateur du cabinet d’intelligence économique Vélite.

Longtemps imperceptible pour les entreprises, le Sisse multiplie désormais les opérations de sensibilisation. Plus de 6 000 sociétés ont été approchées depuis 2018. “Elles comprennent notre action, mais ne sont pas forcément d’accord, car ce qui leur est proposé par certains acteurs étrangers est très attractif d’un point de vue économique. Nous ne pouvons pas le leur reprocher, mais c’est notre rôle de leur dire qu’il y a des limites. Nous n’avons pas vraiment de sociétés qui remettent en question la nature stratégique de leur activité. On ne se trompe pas sur ce point”, promet Thomas Courbe.

Il reste néanmoins du chemin à parcourir. “Le Sisse n’est pas encore bien identifié partout. De nombreuses PME doivent être alertées sur les risques quant à la sécurité économique. Les chefs d’entreprise se disent souvent : “Je suis trop petit, cela ne m’arrivera pas”, indique-t-on au Medef, qui a rédigé avec le Sisse et l’Afep, l’Association française des entreprises privées, un guide à destination de ses adhérents.

Un long processus au plus haut sommet de l’Etat

La problématique de l’intelligence économique n’est en tout cas pas nouvelle au sein de la sphère publique. En 1994 déjà, Henri Martre, l’ancien PDG d’Aérospatiale – qui deviendra Airbus en 2014 -, rendait un rapport remarqué sur le sujet, pointant la nécessité de mettre en place une politique en la matière. La France accusait alors un sérieux retard sur les autres puissances mondiales, qui, à la faveur de la guerre froide, avaient sérieusement accéléré sur le sujet. “Certains pays ont développé dans les années 1970 des capacités d’intelligence économique hors du commun. Ce fut le cas des Etats-Unis, mais aussi du Japon, de par son insularité et son positionnement sur les technologies innovantes. Ils ont compris très rapidement que leur souveraineté tenait à des questions d’approvisionnement”, rappelle Thomas Meszaros, fondateur de l’Institut d’étude des crises et de l’intelligence stratégique. En 1995, le Comité pour la compétitivité et la sécurité économique, émanation directe du rapport Martre, est créé… avant de disparaître après la réélection de Jacques Chirac en 2002.

Il faudra ensuite attendre l’année suivante et la nomination d’Alain Juillet comme haut responsable à l’intelligence économique. “En France, nous avons progressivement pris conscience que les entreprises étaient essentielles pour l’économie du pays, au regard aussi bien de l’emploi que de la croissance et du niveau de vie, raconte cet ancien directeur du renseignement au sein de la DGSE. C’était d’autant plus indispensable chez les fonctionnaires qu’ils n’avaient pas été formés à cela.” La délégation interministérielle à l’Intelligence économique (D2IE), rattachée au Premier ministre, prendra ensuite le relais. “J’ai essayé de coordonner les actions entre les ministères. L’idée était de les faire travailler ensemble et qu’ils échangent des informations, ce qui n’était pas fait auparavant”, rapporte Claude Revel, à la tête du D2IE de 2013 à 2015.

Malgré ces avancées, il a fallu du temps pour que ce domaine s’impose comme un impératif au plus haut sommet de l’Etat. Souvent, il faut unincident majeurpour réveiller les consciences. En l’occurrence, ce fut l’épisode Alstom. Son dépeçage, cruel pour la souveraineté technologique française, reste en travers de la gorge de nombreux observateurs. En 2015, les activités énergie de la multinationale française sont cédées, dans la douleur, à l’américain General Electric. Derrière l’opération, l’ombre d’Emmanuel Macron plane. Secrétaire général adjoint de l’Elysée, il conseillait François Hollande durant les négociations en 2014. Beaucoup, dont le ministre de l’Economie d’alors, Arnaud Montebourg, lui ont reproché de ne pas avoir fait feu de tout bois pour conserver cet actif stratégique sur le sol français. “Alstom a été le symbole du renoncement à une stratégie d’intelligence économique. Puis Emmanuel Macron a été confronté à l’épreuve du réel, et il a évolué au contact de la rudesse des réalités économiques”, analyse Pierre-Marie de Berny, de Vélite.

Au ministère de l’Economie, c’est lui qui pousse pour que le D2IE soit, en 2016, rattaché à Bercy puis remplacé par le Sisse. Jean-Baptiste Carpentier, ancien patron de Tracfin, en prendra la tête en tant que commissaire à l’information stratégique et à la sécurité économiques. “Au départ, dans les années 2000, Bercy ne s’est pas méfié. Mais très vite ils se sont rendu compte qu’avec l’intelligence économique on marchait sur leurs plates-bandes, alors que ce ministère avait quasiment un monopole sur l’économie. A partir de ce moment-là, ils ont tout fait pour récupérer le service”, affirme Alain Juillet.

Le volet offensif en retard

Un changement d’enseigne qui ne convainc pas tout le monde. A commencer par Claude Revel. “Je pense que l’intelligence économique doit relever de l’interministériel et être rattaché au Premier ministre ou au président, et non à Bercy. Le Sisse fonctionne très bien, mais il a une mission assez restreinte par rapport à ce qu’était la D2IE”, pointe-t-elle. Dans un rapport d’information sur l’intelligence économique publié en 2023, les sénateurs Marie-Noëlle Lienemann (Gauche républicaine et socialiste) et Jean-Baptiste Lemoyne (Renaissance) proposaient eux aussi la création d’un secrétariat général à l’Intelligence économique en prise directe avec le Premier ministre. “Le rattachement du Sisse au seul ministère de l’Economie a des limites : il est nécessaire d’entraîner les autres ministères, y compris ceux qui ne sont pas purement régaliens”, estime le second. “L’ancrage à Bercy, qui avait été voulu au moment de la réforme de la politique de sécurité économique en 2018, est lié au fait qu’il y a un continuum entre la politique économique, la politique industrielle et la sécurité économique. Cela se voit de plus en plus au niveau européen”, répond Thomas Courbe.

Car le Sisse fait figure de pionnier sur le Vieux Continent et tente depuis quelques années de convertir les autres Etats membres, en mettant en avant le modèle américain et son système d’intelligence économique ultraperformant. “Le point de vue de l’Allemagne a beaucoup évolué. Le gouvernement allemand a intégré les enjeux, et nos visions convergentes ont finalement permis de mettre en place une véritable démarche au sein de l’UE qui a donné lieu au règlement sur le contrôle des investissements étrangers européens”, relate Thomas Courbe. Le rachat, en 2016, de la pépite allemande Kuka, spécialiste de la fabrication de robots, par le chinois Midea a fait office de détonateur outre-Rhin. “De plus en plus de pays se dotent d’une législation en la matière. Il ne faut pas s’arrêter en si bon chemin”, avance Jean-Baptiste Lemoyne.

Efficace sur l’aspect défensif, l’Etat français reste néanmoins en queue de peloton sur le volet offensif. “Il ne suffit pas de se protéger, il faut aussi identifier les opportunités de développement, ajoute le sénateur. Les marchés de demain se construisent à travers les normes. Qui fait la norme fait le marché ! La France est bien positionnée dans ces instances, mais nous sommes désormais talonnés par la Chine ou le Royaume-Uni.” Si les opérateurs publics Atout France et Business France – qui seront bientôt fusionnés – se chargent de promouvoir le savoir-faire tricolore à l’international, il manque encore une stratégie coordonnée de conquête hors de nos frontières. Un chantier, un de plus, pour le gouvernement Barnier.




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