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Pas de déclin des insectes ? Enquête sur une base de données truffée d’erreurs


Les insectes sont précieux. Ils vont pourtant mal. Depuis plusieurs années, des dizaines d’études scientifiques alertent sur l’inquiétant déclin de leurs populations. Il s’agit d’ailleurs de l’un des sujets centraux de la COP16 sur la biodiversité, qui se déroule depuis le lundi 21 octobre en Colombie. Néanmoins, le nombre d’espèces d’insectes – plus d’un million – et des données encore lacunaires ne permettent pas de chiffrer précisément l’ampleur des dégâts. Et récemment, quelques travaux ont même suggéré que la situation ne serait pas si catastrophique que cela.

C’est le cas d’une étude publiée en 2020 dans la prestigieuse revue scientifique Science. Cette méta-analyse – l’un des plus hauts niveaux de preuve en matière scientifique -, regroupe les résultats de 166 études et compile les relevés de 1 676 sites de comptage d’insectes répartis dans le monde entier. Ces travaux ont connu une importante médiatisation qui a contribué à diffuser un message rassurant pour le grand public. De quoi pousser un “ouf” de soulagement ? Pas pour des dizaines de spécialistes dubitatifs qui ont étudié la méta-analyse sous toutes ses coutures, avant de découvrir de nombreuses irrégularités. Ils ont alors signalé ces problèmes aux auteurs de la méta-analyse et à la revue Science. Mais seul un erratum minimaliste a été publié, laissant les résultats de l’étude inchangés.

Un “travail de fourmis”

L’histoire aurait pu s’arrêter là. Mais un an plus tard, les auteurs de la méta-analyse ont publié dans Ecology, l’une des revues les plus réputées dans le domaine de l’écologie, leur immense base de données “InsectChange” sur laquelle ils ont fondé leurs travaux et qui compile tous les relevés d’insectes utilisés. Une occasion rêvée de vérifier avec précisions les résultats de la méta-analyse pour qui avait le courage de se lancer.

Cela a été le cas de deux Françaises, Marion Desquilbet, économiste à la Toulouse School of Economics et à l’Inrae, et Laurence Gaume, écologue au CNRS et à l’université de Montpellier. Après des mois de travail, elles ont publié le résultat de leurs investigations dans la revue Peer Community Journal et révèlent que la base de données InsectChange comporte pas moins de 553 erreurs. Et pas des moindres. “Nous avons fait un véritable travail de fourmis afin de tout décortiquer et avons mis à jour une multitude de nouveaux problèmes dont nous décryptons l’origine et la nature”, explique Laurence Gaume. Rien ne résiste à un acharnement de fourmi.

Pour bien comprendre les raisons de ces erreurs, il faut rappeler comment on compte les insectes. “Il y a plusieurs manières selon les études : par comptage visuel en suivant un parcours sur lequel des observateurs comptent les papillons ; avec des pièges en toile pour recueillir les insectes volants, des fosses pour les insectes rampants, des filets aquatiques, etc.”, détaille Marion Desquilbet. Une fois les insectes répertoriés, des chercheurs notent les chiffres dans des sets de données qu’ils remplissent à différentes périodes de l’année, avec un suivi qui remonte parfois à plusieurs décennies. Mais ces fichiers peuvent contenir des informations très diverses, comme le nombre ou le poids des insectes, ou intégrer des animaux vertébrés ou non, des zones géographiques plus ou moins grandes, etc.

Des moules invasives comptabilisées comme “insectes”

Il ne suffit donc pas de récolter toutes les données et les compiler. Il faut aussi vérifier leur qualité et leur représentativité. Un travail complexe que les auteurs de la méta-analyse ont visiblement fait un peu trop vite. Comptages erronés lors de la transmission d’une base de données à l’autre, biais d’échantillonnage, unités de mesure non standardisées, coordonnées géographiques des échantillonnages inadéquates… La liste des problèmes est longue.

Les deux chercheuses-enquêtrices ont par exemple découvert que des jeux de données concernant les milieux d’eau douce n’intègrent pas seulement des insectes, mais aussi des invertébrés aquatiques. Les auteurs de la méta-analyse sont ainsi parvenus à la conclusion que la biomasse – le poids des insectes – augmente dans certains milieux aquatiques alors qu’ils ont intégré dans leurs calculs une espèce de moules invasives (qui menacent la biodiversité de leur milieu). Non seulement il ne s’agit pas d’insectes, mais les moules pèsent bien plus lourd que la majorité des insectes aquatiques, ce qui a doublement faussé les calculs. Selon Marion Desquilbet et Laurence Gaume, 40 % des données d’abondance [NDLR : le nombre d’insectes] et 80 % de données de biomasse d’InsectChange contiennent des non-insectes qui ont contribué à augmenter à tort les populations d’insectes.

InsectChange prend également en compte de relevés de populations de libellules qui proviennent de mares expérimentales créées par un scientifique anglais qui voulait étudier leur colonisation de ces espaces. “Ces données sont incorporées sans la mention du contexte expérimental et occasionnent une augmentation – artificielle – de la population de libellules”, déplorent les deux chercheuses. Au total, les chercheuses ont calculé que la base de données comprend cinq fois plus de contextes favorables à l’augmentation des insectes qu’à leur diminution.

Les auteurs d’InsectChange ont également voulu comparer les différents relevés de populations d’insectes à des données satellites afin de comprendre l’impact de l’utilisation des terres sur l’évolution de ces insectes. Mais là encore, ils ont fait de grossières erreurs. En tout, InsectChange comporte des coordonnées géographiques inexactes dans les deux tiers des jeux de données. Cette méthodologie a entraîné des erreurs dans l’estimation de l’impact des cultures agricoles, de l’urbanisation et du réchauffement climatique sur le déclin des insectes. “Cela montre une absence totale de réflexion méthodologique quant à l’assemblage de bases de données”, constate Marion Desquilbet. Interrogés par L’Express, les auteurs de la méta-analyse et de la base de données InsectChange n’ont pas répondu à nos sollicitations.

Le déclin des insectes, hypothèse la plus probable

Le travail des deux chercheuses est d’autant plus important que d’autres études scientifiques se sont appuyées sur InsectChange pour travailler. Sans surprise, leurs résultats se trouvent eux aussi faussés. L’enquête des chercheuses françaises rappelle une triste réalité : les insectes sont bien en danger et les actions pour les préserver doivent être poursuivies. “La méta-analyse de Science indique que le déclin des populations d’insectes n’est que de 9 % par décennie. Ce n’est déjà pas rien, mais cela reste très largement inférieur à toutes les autres études, pointe Marion Desquilbet. On observe cette diminution depuis quarante ans et cela s’accélère. Il y a le feu, il ne faut plus attendre d’avoir un thermomètre qui nous indique la température, il faut utiliser des lances à eau dès maintenant”.

Car la Terre compte un nombre incroyable d’espèces animales diverses et extrêmement connectées entre elles. Dans ce château de cartes naturel, les insectes constituent une pièce essentielle. Leur déclin peut entraîner une cascade d’évènements néfastes pour l’ensemble des espèces vivantes, aussi bien les végétaux que les animaux – car les insectes sont des pollinisateurs, mais aussi des réservoirs de nourriture pour les poissons, oiseaux, etc. – ainsi que pour les économies humaines.

La science également en danger ?

Outre le déclin des insectes, Marion Desquilbet et Laurence Gaume s’inquiètent pour la science. Elles estiment que les revues devraient notamment mieux prendre en compte les critiques formulées par la communauté scientifique après la publication d’une étude. “C’est encore plus important pour les revues prestigieuses qui sont les intermédiaires privilégiées des journalistes”, soulignent-elles. Il peut en effet apparaître surprenant que Science n’ait pas enquêté plus en profondeur après l’alerte donnée par des dizaines de chercheurs. “Cela pose la question du modèle économique des revues scientifiques, qui sont incitées à publier des résultats surprenants pour faire parler d’elles afin d’améliorer leur facteur d’impact [NDLR : indicateur estimant la visibilité d’une revue]”, indiquent-elles.

“Notre étude montre qu’il est primordial de veiller à la qualité des bases de données mondiales, que ce soit en écologie ou dans d’autres domaines, car si on ne se pose pas cette question, où va la science ?”, insiste encore Laurence Gaume. Selon les deux scientifiques, il existe un cruel manque de spécialistes de l’analyse des bases de données. Elles ont donc ajouté, dans leur étude, une méthode d’analyse reproductible. De quoi inspirer le développement de grilles d’évaluation de la qualité des bases de données.




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