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Benjamin Haddad : “Lorsqu’il se lève le matin, le président américain ne pense pas à l’Europe”


En regardant, ce 13 octobre, les images hypnotiques de la récupération deStarship, la fusée d’Elon Musk, Benjamin Haddad a ressenti un petit pincement. “Comme les Américains découvrant en 1957 leur retard, après que l’URSS a envoyé un satellite en orbite, les Européens vivent aujourd’hui leur moment Spoutnik”, soupire-t-il. A deux semaines de l’élection américaine, L’Express est allé sonder le nouveau ministre délégué chargé de l’Europe. Comment ce bon connaisseur des Etats-Unis, qui a travaillé longtemps à Washington, voit-il évoluer la relation transatlantique ? Et à quoi l’Europe doit-elle s’attendre après le 5 novembre ?

Tout d’abord, un constat – sévère. Notre continent ne cesse de décrocher par rapport aux Etats-Unis. Les chiffres sont implacables. En un quart de siècle, nous avons perdu 15 points de croissance de PIB par rapport aux Américains. “Le rapport Draghi montre bien notre perte de productivité et de compétitivité, que ce soit dans le nombre de brevets déposés ou dans notre capacité à créer des start-up dans l’intelligence artificielle, l’espace ou le quantique, souligne Benjamin Haddad. La question est celle-ci : pouvons-nous encore peser dans les grands équilibres du monde ?”

Montrer les dents

Rien n’est perdu, mais la bataille sera rude. Avec les Chinois, bien sûr, mais aussi avec “l’ami américain”, qui, quelle que soit l’issue de l’élection présidentielle du 5 novembre, ne nous fera pas de cadeau – en témoigne la loi américaine de réduction de l’inflation (2022), qui porte préjudice à l’industrie européenne.

Place, donc, au réalisme ! L’Europe doit montrer les dents. Savoir “entrer dans le mal”, disait Machiavel. Pour cela, elle doit changer de logiciel. “Alors que Pékin subventionne ses voitures électriques et que Washington impose des droits de douane de 100 % à leur importation, nous nous sommes écharpés pendant des mois pour, seulement, les taxer à 36 %, fulmine-t-il. L’Europe doit cesser de se voir comme un vaste marché ou comme une ONG qui défend des valeurs universelles, mais se penser comme un objet politique, qui a ses propres intérêts économiques et sécuritaires.” On en est loin. Ainsi, Bruxelles s’est longtemps pris pour un champion de la régulation. Mais l’est-il vraiment ? Et pour quel résultat ? “Celui qui établit la norme, c’est l’innovateur, pas celui qui la décrète.” En l’occurrence, Tesla ou Apple, plus que Bruxelles…

Réinventer la relation transatlantique

Chercheur, durant près de six ans, dans deux think tanks américains (Hudson Institute et Atlantic Council), Benjamin Haddad, 39 ans, formation Sciences Po-HEC, défend l’idée d’une “relation transatlantique à réinventer”, sujet d’autant plus prégnant que l’actuelle alliance est en train de se déliter. “Lorsqu’il se lève le matin, le président américain ne pense pas à l’Europe. Et dans le Washington Post, l’actualité de notre continent n’arrive souvent qu’en page 32… Il faut bien comprendre que les Américains sont en train de nous tourner le dos.” C’est le fameux pivot asiatique, amorcé par Barack Obama en 2011, et qui, bien que ralenti par la guerre en Ukraine, n’a depuis jamais été remis en cause.

Certainement pas, en tout cas, par Donald Trump qui, lors de son turbulent mandat (2016-2020), a montré un dédain et un désintérêt total pour le Vieux Continent. Et l’on sait déjà ce qu’il adviendra du lien transatlantique s’il est réélu… Mais ne nous trompons pas. Une victoire démocrate ne nous assurera pas davantage un soutien indéfectible de “l’allié américain”. “Contrairement à Joe Biden, dernier représentant d’une génération atlantiste très marquée par la guerre froide, Kamala Harris ne considère pas que la relation avec l’Europe est centrale.”

Dans cette perspective, les Vingt-Sept sont fortement invités à assurer eux-mêmes leur sécurité. Encore que… A voir la réaction épidermique des Américains lorsque leurs partenaires européens, français en tête, leur parlent “d’autonomie stratégique”, on peut s’interroger sur le réel désir de Washington de laisser l’Europe s’émanciper ! “Il y a, c’est vrai, une schizophrénie américaine sur ce sujet, reconnaît Benjamin Haddad. Elle trouve son origine dans un certain conservatisme, qui date des années 1990. Rappelez-vous Madeleine Albright, alors secrétaire d’Etat, s’inquiétant des risques de redondance que constituerait une défense européenne cohabitant avec l’Otan. Cette ambivalence s’explique aussi par l’intense lobbying exercé sur les Etats membres par l’industrie américaine de défense. Il suffit de voir l’énorme pression que met Washington pour avoir accès au Fonds européen de défense, doté de 7 milliards d’euros…”

Mais comment, face à une Russie de plus en plus agressive, et alors que certains pays, dont l’Allemagne, n’ont pas d’armées performantes, le Vieux Continent pourrait-il assurer seul sa sécurité ? “Allions le ’pessimisme de l’intelligence à l’optimisme de la volonté’, pour reprendre les mots du philosophe italien Gramsci, répond-il. Créons des coalitions capables d’embarquer nos partenaires, à l’image d’une Estonie qui, tout en étant très engagée dans l’Otan, propose de lancer un grand emprunt de 100 milliards d’euros.”

Mobiliser l’épargne

Après tout, l’Europe s’est toujours forgée dans les crises – en témoigne l’endettement commun de 800 milliards d’euros, lors de la crise du Covid, qui s’est matérialisé par un plan de relance. “Si l’on considère que l’actuel décrochage économique et nos impératifs de défense constituent, eux aussi, des crises existentielles, alors nous devons mobiliser l’épargne – publique, mais aussi privée – et, enfin, unifier les marchés de capitaux”, suggère Benjamin Haddad qui, depuis son arrivée au Quai d’Orsay, mène aussi d’autres chantiers, plus hexagonaux. Il veut ainsi renforcer la présence française, qu’il juge trop faible, dans les grands raouts internationaux. “Si vous saviez le nombre de fois où, dans des conférences importantes, j’étais le seul Français présent… Ça m’a traumatisé ! J’ai donc demandé à mes équipes de recenser les grands forums de l’année à venir, afin d’y assurer une présence significative. En termes d’influence, c’est fondamental.” A l’image de notre voisin allemand, bien mieux organisé que la France – et souvent plus efficace – en matière de lobbying, grâce à ses puissantes fondations privées.




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