La revanche de l’atome. Après avoir été décriée pendant des décennies par les groupes environnementaux, boudée par l’Allemagne et son programme de transition énergétique (Energiewende), l’énergie nucléaire fait son retour en grâce. Aujourd’hui, de nombreux pays tels la France ou les Etats-Unis prolongent la durée de vie de leurs réacteurs (et envisagent même d’en construire de nouveaux). A l’échelle de l’Hexagone, 1 Français sur 2 est favorable à la construction de centrales nucléaires, d’après le dernier baromètre annuel de l’Autorité de sûreté. Et en mars 2024, Bruxelles a même accueilli le tout premier Sommet mondial sur l’énergie nucléaire, qui a réuni les dirigeants d’une trentaine de pays…
Mais l’atome a encore ses détracteurs. La Britannique Zion Lights, activiste engagée pour l’environnement depuis de nombreuses années et ancienne porte-parole d’Extinction Rebellion, a fait partie de ceux-là avant d’opérer un virage à 180 degrés. Pour L’Express, cette communicante scientifique analyse ce qu’elle qualifie de “basculement” concernant le soutien au nucléaire, tant du côté de l’opinion publique que des décideurs (le “contexte géopolitique” a sans doute été déterminant, selon elle, mais pas seulement). Mais la Britannique ne se cantonne pas à louer les atouts de l’atome pour lutter contre le changement climatique. Elle répond également, arguments scientifiques à l’appui, aux critiques qui lui sont adressées. Et propose une explication à la question de savoir pourquoi le nucléaire suscite encore tant de passions, notamment au sein de groupes écologistes adeptes du “sophisme de l’appel à la nature”. Entretien.
L’Express : Après être tombé en disgrâce dans les années 2010, notamment après la catastrophe de Fukushima, l’atome semble revenir à l’agenda des pays européens. En France, l’opinion publique semble plus que jamais favorable à l’énergie nucléaire. Comment interprétez-vous ce revirement ?
Zion Lights : Lorsque j’ai commencé à défendre publiquement le nucléaire, l’une des premières choses que j’ai faites a été de regarder l’état de l’opinion publique à ce sujet. En Angleterre, où je vis, je dirais que les avis étaient également partagés entre pro et anti. Mais quelques années plus tard, j’ai constaté un basculement vers davantage de soutien au nucléaire. J’y vois surtout l’effet de deux facteurs. D’abord, l’éducation faite sur le sujet ces dernières années – dans le sens où il me semble que beaucoup de personnes sont (ou étaient) antinucléaires sans trop savoir ce que cela impliquait véritablement pour l’environnement.
Lors de mes premières prises de parole, on m’a accusée de toutes sortes de choses, comme être payée par le “lobby” nucléaire (je n’ai jamais été payée par l’industrie du nucléaire, pour information…). Mais si nous mettons de côté mes détracteurs, je pense que ce qui a aidé à rendre mon discours audible, c’est justement le fait que je suis engagée pour la cause environnementale et que je viens du milieu de l’activisme climatique, et non de l’industrie du nucléaire. Cependant, au-delà de mon cas, et d’une prise de conscience collective du fait que le nucléaire contribue à lutter contre le changement climatique, le contexte géopolitique a sans doute été un autre facteur déterminant.
C’est-à-dire ?
Entre l’invasion de l’Ukraine, qui a entraîné une crise énergétique majeure, et les sabotages des gazoducs de Nord Stream, qui étaient cruciaux pour transporter du gaz naturel de la Russie vers l’Europe, principalement l’Allemagne, la question de la sécurité énergétique et donc de la vulnérabilité des Etats sur ce sujet a réellement sauté aux yeux du public, notamment car les prix de l’énergie ont augmenté. Cela a relancé le débat sur l’énergie nucléaire dans de nombreux pays européens, car beaucoup se sont rendu compte que le nucléaire est non seulement fiable, mais qu’il permet de réduire la dépendance aux énergies fossiles russes. Aujourd’hui, l’opposition à l’énergie nucléaire revient à haïr davantage l’atome que Poutine…
Et pourtant, les groupes environnementaux antinucléaires semblent toujours avoir le vent en poupe…
Oui (rires). C’est intéressant du reste, car lorsque vous militez en faveur du nucléaire, l’une des premières questions que l’on vous pose est “qui vous paye ?”, “de qui êtes-vous la marionnette ?”, comme s’il était impossible que vos idées vous soient propres. Or dans l’activisme antinucléaire, il y a beaucoup d’argent, mais personne ne demande de comptes aux grosses ONG ou associations car ces structures charrient une image de hippies sympathiques. D’où viennent leurs financements ? Ce serait utile de le savoir. Je vous rappelle qu’en 2022, la presse allemande avait rapporté que le géant pétrolier russeGazprom aurait versé 200 millions d’euros à une fondation écologique allemande…
Au-delà de leurs financements obscurs, les organisations antinucléaires sont de redoutables adversaires. Pour combattre un chantier de construction de centrales, elles vont par exemple remettre en cause les réglementations environnementales, exiger toute une série d’inspections. L’ironie de la chose, c’est que les groupes antinucléaires sont bien moins regardants sur le respect des normes lorsqu’il s’agit de construire des parcs éoliens ou des panneaux solaires. Mais il y a tout de même du mieux : aujourd’hui, le public me semble moins naïf sur les “ONG” au sens large. Regardez Amnesty international… Certains de leurs biais géopolitiques commencent à être médiatisés !
Comment êtes-vous passée d’Extinction Rébellion à considérer le nucléaire comme la meilleure énergie pour lutter contre le changement climatique ?
Je raconte souvent cette anecdote : il y a plusieurs années, j’ai assisté à un débat sur l’énergie en tant que membre du parti des Verts (j’étais alors contre le nucléaire). Lorsque j’ai posé une question sur l’énergie nucléaire à un scientifique du panel, l’animateur ne m’a pas laissée répondre et a déclaré qu’il n’était pas nécessaire d’en discuter. Cela m’a mis la puce à l’oreille et, de fil en aiguille, j’ai fait des recherches sur le sujet. J’ai découvert que beaucoup de choses que je croyais savoir sur l’énergie nucléaire étaient en fait des mythes. J’ai appris que les décès survenus lors de la catastrophe de Fukushima n’étaient pas dus aux radiations, mais à l’évacuation elle-même. J’ai compris que si vous voulez vraiment préserver le climat, l’énergie nucléaire est essentielle, sauf dans le cas rare des pays dont la géographie leur permet de compter sur l’hydroélectricité ; mais même dans ce cas, ils ont toujours un peu de nucléaire dans le mélange.
Personne ne s’interroge sur les déchets des combustibles fossiles. Alors c’est vrai, ils ne sont pas enfouis sous terre, mais stockés dans l’atmosphère et dans nos poumons. Cela vous rassure ? Pas moi.
Pour faire court : si l’on se penche sur l’impact environnemental, le nucléaire produit très peu de gaz à effet de serre et est une source d’énergie de base stable et continue, à la différence du solaire ou de l’éolien qui sont intermittentes. Ce qui m’amène aux retombées des solutions censées remplacer le nucléaire dans les pays qui voudraient s’en passer. L’éolien et le solaire ne peuvent fonctionner vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Ce qui signifie qu’il faut compenser par des énergies fossiles, comme du gaz naturel ou du charbon – que nous importons, bien évidemment.
Le programme de transition énergétique Energiewende, lancé dans les années 2010, est souvent cité comme un échec spectaculaire… Quelle a été l’erreur de l’Allemagne ?
L’Allemagne – qui rétropédale aujourd’hui en s’appuyant sur le nucléaire français ! – a misé sur une transition énergétique reposant sur la fermeture progressive de ses centrales nucléaires dans les années 2010 et l’augmentation de la part d’énergies renouvelables comme l’éolien et le solaire. Mais le problème, c’est que ce pays a compensé la perte d’énergie nucléaire en augmentant sa part de gaz naturel en provenance de… Russie. Ce qui l’a rendu vulnérable aux mouvements géopolitiques mais surtout, pour rester dans le registre climatique, dépendant aux centrales à charbon. Or le charbon est un combustible extrêmement polluant. Ses émissions de CO2 sont largement plus élevées que celles du nucléaire (qui n’émet pratiquement pas d’émissions).
En 2022, une étude publiée dans le Journal of the European Economic Association chiffrait le coût social de ce passage du nucléaire au charbon à environ 12 milliards de dollars par an ! Avec plus de 70 % de ce coût lié à l’augmentation du risque de mortalité relatif à la pollution atmosphérique émise par les combustibles fossiles. A l’opposé, les estimations les plus optimistes concernant la réduction des coûts associés au risque d’accident nucléaire et à l’élimination des déchets grâce à l’abandon progressif de l’atome étaient bien inférieures à 12 milliards de dollars. Lorsque des scientifiques avancent de tels arguments, il est difficile de comprendre comment les groupes “environnementaux” peuvent dire qu’ils “suivent la science”…
Il n’y a tout de même pas que des catastrophes, en matière de transitions énergétiques…
C’est vrai. La Suède et la Norvège sont, à ce titre, de bons exemples de mix énergétique réussi. La Norvège dispose de nombreuses ressources sur son territoire, ce qui lui permet de dépendre largement de l’hydroélectricité (90 % de sa production d’électricité), qui est une énergie 100 % renouvelable et à faibles émissions de CO2. Pour le reste, elle s’appuie pour partie sur l’éolien et produit également du pétrole et du gaz naturel, qu’elle exporte. Mais comme je l’ai dit, cela repose sur une géographie bien particulière, qui n’existe pas dans tous les pays. Quant à la Suède, elle mise sur une combinaison d’énergie nucléaire et renouvelable (hydroélectricité et éolien) – l’année dernière, le Parlement a approuvé la relance du nucléaire. Pour le dire autrement, certains pays réussissent leurs transitions énergétiques et ne font pas appel qu’au nucléaire. Mais ce qui est certain, c’est que cela ne peut se produire en ne misant que sur l’éolien ou le solaire.
Reste que le nucléaire produit tout de même des déchets, dont la radioactivité persiste pendant des centaines de milliers d’années. N’est-ce pas un problème ?
Je trouve ironique que cet argument revienne inlassablement sans que personne ne s’interroge sur les déchets des combustibles fossiles. Alors c’est vrai, ils ne sont pas enfouis sous terre, mais stockés dans l’atmosphère et dans nos poumons. Cela vous rassure ? Pas moi. Les déchets nucléaires ne sont pas un problème. Ils ne nuisent à personne et, de toutes les sources de production d’énergie, c’est celle qui est la mieux gérée – ils sont également très peu nombreux.
Je trouve la question des fermetures de centrales beaucoup plus préoccupante, car elles impliquent de mettre au chômage des milliers de travailleurs qualifiés et, bien souvent, de détruire l’économie locale dans la zone. Les groupes antinucléaires prétendent lutter contre le changement climatique dans une logique de justice sociale. Au-delà de leurs arguments climatiques, qui sont indéfendables, en quoi est-ce juste vis-à-vis de ces travailleurs ? C’est là encore toute l’ironie. La plupart des activistes vent debout contre le nucléaire sont issus de la classe moyenne et peuvent s’offrir des panneaux solaires. Qu’en est-il des autres qui, selon leur logique, devraient se débarrasser de l’expertise qui leur a permis de vivre toute leur vie ? Ça ne compte pas ?
Le contexte géopolitique a ravivé une autre préoccupation : un pays disposant de centrales n’est-il pas susceptible de se doter d’armes nucléaires ?
La Corée du Nord détient un important programme d’armement nucléaire, mais n’a pas investi dans des centrales – elle dépend largement du charbon et de l’hydroélectricité. La Corée du Sud, quant à elle, dispose d’un programme énergétique lié au nucléaire mais n’a pas la bombe nucléaire. Ce lien n’est donc pas réel. Certains pays disposent à la fois d’armes et d’énergie, mais il s’agit souvent de financer l’un ou l’autre. C’est donc une question de choix que les pays font. Et pour être honnête, je crois que cette inquiétude d’un virage du secteur de l’énergie vers le militaire est bien moins présente au sein de l’opinion qu’elle ne l’était dans les années 1960, à l’époque où le mouvement anti-nucléaire a émergé en pleine guerre du Vietnam… A l’époque, il y avait une véritable crainte de l’arme nucléaire. Aujourd’hui, l’opinion européenne soutient massivement l’envoi d’armes à l’Ukraine. Les puissances démocratiques détentrices du nucléaire sont davantage vues comme des atouts, pas des dangers, dans un contexte où Vladimir Poutine agite la menace de l’arme atomique…
Romantiser la nature, en rêvant d’un monde fait de cascades et de cerfs qui courent partout, c’est romantiser la pauvreté.
A l’heure où l’Inde ambitionne de lancer un réacteur nucléaire chaque année pour décarboner son électricité, et où l’Arabie saoudite compte bien développer son nucléaire civil, sans parler de la Chine, l’Occident occupe-t-il toujours une place prépondérante en matière de nucléaire ?
Nous sommes évidemment en difficulté. Face à la Chine, qui dispose d’une main-d’œuvre titanesque et de toutes les ressources nécessaires pour développer ses réacteurs en quantité folle, nous peinons à rivaliser alors même que nous sommes plus industrialisés en théorie ! Mais dans le même temps, je vois des signaux positifs. Mettons de côté les fermetures de centrales ces dernières années : les Etats-Unis sont par exemple en train d’en rouvrir, au point que je pense qu’ils arriveront bientôt à surpasser la Chine qui, de son côté, fait face à une crise démographique importante (ce qui veut dire moins de main-d’œuvre). En Europe, malgré le point noir allemand, de nombreux pays comme l’Italie ou la Belgique tentent de relancer leur industrie nucléaire. Votre pays, à ce titre, fait tout son possible pour rester dans la course ! Il y a donc du positif. Mais attention : nous devons nous aussi prendre en compte certains signaux d’alerte…
Lesquels ?
La question du vieillissement de la population est importante. En Grande-Bretagne, nous avons dû rappeler des retraités pour pallier le manque de jeunes sur le marché du travail. Mais au-delà de ce facteur qui épargne de moins en moins de pays européens, l’éducation me semble être un enjeu important. Dans certaines écoles, l’énergie nucléaire n’est même pas enseignée ! Comment former des jeunes à des métiers dont ils ignorent tout ? La Chine, de ce point de vue, mais également le Japon et certains pays de l’Est, ont indéniablement une longueur d’avance sur nous. Mais pour réagir et donc assurer le bon fonctionnement de nos centrales sur le temps long, il faut déjà commencer par désidéologiser le sujet du nucléaire…
Justement, pourquoi la question du nucléaire suscite-t-elle toujours autant de passions ?
Je peux parler de ce que je connais, à savoir la pensée des groupes écologistes qui se vautrent dans une logique antinucléaire. J’ai encore beaucoup d’amis parmi ces groupes environnementaux. Je pense que beaucoup s’engagent avec de bonnes intentions – Extinction Rebellion, à ses débuts, a fait de bonnes choses. Mais lorsque vous militez dans ce type de groupes, vous croyez à quelque chose. Et ce quelque chose, souvent, est le suivant : ce qui est (soi-disant) naturel est intrinsèquement bon. C’est ce qu’on appelle ‘le sophisme de l’appel à la nature’, et ce qui vous amène à penser que le nucléaire, né des progrès scientifiques et techniques, est mauvais. Et donc que moins un pays est industrialisé ou adepte de la croissance, mieux il sert la cause climatique. Vous savez, ma famille a émigré d’Inde dans les années 1960, après avoir grandi pauvrement dans une région rurale. Ah ça, c’était “naturel”. Pas d’électricité, pas de routes, pas d’hôpitaux, pas de voitures pour certains. Je l’ai vu de mes propres yeux. Les femmes qui portent l’eau du puits ou cuisinent sur de petits feux bricolés ont de graves problèmes de santé, notamment respiratoires. Cette idée que nous serions tous plus heureux dans notre plus simple appareil est inaudible. Romantiser la nature, en rêvant d’un monde fait de cascades et de cerfs qui courent partout, c’est romantiser la pauvreté.
Et c’est bien entendu une attitude d’individus privilégiés, car quiconque connaît cette réalité ne peut adopter cette vision du monde. Ces intellectuels, universitaires et militants issus de la classe moyenne qui fantasment un monde “décroissant” (qu’ils n’ont jamais connu) parce qu’ils trouvent leur vie trop “stressante”… Le capitalisme doit disparaître ? C’est littéralement la raison pour laquelle je suis en vie. Ils pensent que les énergies renouvelables sont naturelles ? Elles existent car nous importons de pays comme la Chine, qui ne brillent pas franchement par leur respect des droits de l’Homme…
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