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Bruno Karsenti : “Cessons de considérer le conflit israélo-palestinien comme colonial ou civilisationnel”


Depuis le 7 octobre 2023, la revue K, fondée par des universitaires désireux d’analyser le fait juif en Europe comme la remontée de l’antisémitisme sur notre continent, propose des lectures passionnantes sur les conséquences du massacre commis par le Hamas. Dirigée par le philosophe Bruno Karsenti, directeur d’études à l’EHESS, La Fin d’une illusion compile une quinzaine de textes écrits par des sociologues (Danny Trom, Eva Illouz) des historiens (Tal Bruttmann, Jacques Ehrenfreund) ou des philosophes (Jean-Claude Milner, Julia Christ).

A L’Express, Bruno Karsenti exprime ses craintes qu’en dépit des victoires militaires, le piège se soit refermé sur Israël du fait des bombardements massifs à Gaza comme au Liban, qui unifient les opinions arabes contre l’Etat hébreu. “L’idée de penser pouvoir imposer un nouvel ordre au Moyen-Orient uniquement par la force est un leurre. En vérité, c’est le contraire de ce qu’ont fait tous les dirigeants, même les plus durs et les plus intransigeants, dans l’histoire d’Israël”, prévient-il. Mais l’intellectuel pointe aussi les responsabilités palestiniennes dans l’échec d’une solution à deux Etats, tout en fustigeant une gauche décoloniale occidentale qui remet en question la légitimité même d’Israël. Selon lui, on ne pourra s’en sortir qu’en revenant à la nature même d’un conflit qui dure depuis près de quatre-vingts ans, à savoir la confrontation entre deux prétentions nationales concurrentes. Entretien.

L’Express : En dépit de la mort de son chef Yahya Sinouar, le piège tendu par le Hamas le 7 octobre s’est-il refermé sur Israël ?

Bruno Karsenti : Le piège a été tendu par le degré de violence perpétré par le Hamas le 7 octobre, et par l’atteinte portée à la représentation qu’on pouvait avoir de la force israélienne. Ce qu’on interprète après coup comme une surréaction israélienne est aussi à comprendre comme le besoin de rétablir non seulement la sécurité en Israël, mais aussi sa force de dissuasion, de sorte à rétablir un rapport de forces où ce type d’attaque ne puisse plus se reproduire. Et cela vaut avant tout pour les Israéliens. Il ne s’agit pas simplement de frapper durement le Hamas, mais également de rétablir la confiance en soi en Israël, ce qui est en effet vital.

Benyamin Netanyahou, dans sa façon de conduire cette guerre, a-t-il réussi à rétablir cette confiance ? La mort de Sinouar vient-elle sceller une victoire ? Militairement, sans doute ; mais sans restitution des otages, il n’y a pas de réelle victoire. Car le point à reconquérir n’est pas seulement militaire, mais moral. La confiance en soi est faite de force et de justification. A ce sujet, une évolution est visible depuis plus d’un an. Après le 7 octobre, il y a d’abord eu une unité nationale derrière Netanyahou, avec le geste salutaire de l’exclusion des extrémistes de droite, Smotrich et Ben-Gvir, du cabinet de guerre, où il fallait lire que l’expression de la force ne serait pas sans justification. Mais depuis, le Premier ministre a été incapable de formuler un horizon de sortie à ce conflit, conflit qui n’oppose pas seulement un mouvement terroriste et un Etat, mais qui rejoue à un niveau radical le conflit israélo-palestinien. Cela pendant que l’extrême droite israélienne exerçait une pression continuelle, toujours croissante. Le résultat, c’est que le conflit fait de plus en plus de morts civils palestiniens, dans des proportions inacceptables, sans qu’on ne puisse voir d’issue possible. Et que les otages ne reviennent pas.

Le fait que la question des otages soit passée au second plan, derrière la destruction du Hamas, est le signe le plus parlant de ce qui se passe vraiment. Car cela a une dimension profondément délétère du point de vue de la conscience israélienne, tout comme de celle de la diaspora juive. Si l’on considère, comme nous le faisons à la revue K, qu’Israël incarne l’Etat-refuge du peuple juif dans l’époque post-Shoah, un Etat pour lequel la préservation de chaque vie individuelle est ce qui compte au plus haut point, la question des otages est forcément centrale. Cela a toujours été le cas dans les opérations militaires précédentes, au Liban, dans les territoires occupés ou ailleurs dans le monde. Là, pour la première fois, la question de vies juives dans leur singularité est devenue secondaire pour le gouvernement. Il y a là quelque chose d’inédit qui déroge en fait à l’inspiration profonde du sionisme, à savoir qu’Israël représente une manière séculière et laïque de garantir la protection des juifs, comme cela ne s’était jamais produit au cours de leur histoire.

Qu’en est-il du deuxième front au Liban ?

Le début de l’offensive au Liban a bénéficié d’un large soutien de la population israélienne. S’en prendre au Hezbollah, c’est rétablir l’intégrité du territoire, rendre le nord à nouveau habitable, ne pas accepter qu’il soit dépeuplé du fait des bombes lancées quotidiennement, depuis le 8 octobre, par la milice chiite depuis le Liban. C’est donc réassurer la fonction protectrice de l’Etat. Dans ce cadre, on a vu l’armée procéder d’abord à des attaques ciblées. Il y a eu certes des morts civils, mais le début de la riposte au Liban restait dans une conception admissible en termes de dommages collatéraux. Or ce qu’on voit, c’est que la guerre évolue autrement, avec des bombardements de plus en plus massifs. Après Gaza, Netanyahou choisit sciemment de reproduire un schéma analogue, où se répète le même piège.

L’idée de penser pouvoir imposer un nouvel ordre au Moyen-Orient uniquement par la force est un leurre. En vérité, c’est le contraire de ce qu’ont fait tous les dirigeants, même les plus durs et les plus intransigeants, dans l’histoire d’Israël. Netanyahou, au cours des nombreuses années passées à la tête de l’Etat, n’a jamais su rejoindre cette attitude. Il a nié la question palestinienne, qui passe à la fois par une meilleure intégration des Palestiniens d’Israël dans l’Etat, et par le renforcement d’un interlocuteur possible pour avancer dans la constitution d’un Etat palestinien dans les territoires occupés. C’est sa grande faute, et celle de la droite israélienne depuis trop longtemps. Mais les Israéliens ne sont pas les seuls responsables, car toute avancée dans cette direction représente nécessairement une danse à deux. On a beau dire qu’il faut deux Etats, la vraie question est celle du processus social et politique palestinien qui permettrait d’y arriver. Un Etat ne naît pas de rien, il naît d’un processus de nationalisation. Il faut donc que se formule un projet national viable du côté des Palestiniens, qui à la fois assure des droits civils, politiques et sociaux véritables à sa population, et qui ne mette pas en danger la sécurité d’Israël. Ce dont nous avons le plus besoin, c’est d’une nationalisation de la question palestinienne conduite par les Palestiniens eux-mêmes – avec un appui extérieur puisqu’il le faut, mais tout de même par eux-mêmes en dernière analyse – soit l’exact opposé de ce qu’incarne et exprime le Hamas.

Un troisième front avec l’Iran est-il probable ?

Comme l’a bien expliqué Thomas L. Friedman dans L’Express, avant le 7 octobre, un autre axe que celui dit de “la résistance à l’entité sioniste” – c’est-à-dire en fait de la destruction d’Israël – commençait à se former, avec les accords d’Abraham [NDLR : signés en 2020] suivis d’un rapprochement entre Israël et l’Arabie saoudite. Si ces accords avaient le défaut de faire l’impasse sur la question palestinienne, s’ils restaient à un niveau de relations internationales décrochées des aspirations sociales, ils portaient néanmoins un espoir de changement géopolitique qui aurait pu fixer les conditions pour la poser à nouveaux frais. Le 7 octobre a bloqué ce processus et a redonné brutalement de la vigueur à l’axe antisioniste. Netanyahou pointe à juste titre l’Iran comme pivot. C’est pourquoi c’est lui qu’il vise avant tout, pour instaurer une nouvelle hégémonie dans la région. Mais sera-t-il suivi par les pays arabes signataires des accords d’Abraham ? C’est cela qui est douteux. Ce qu’on voit, c’est que Netanyahou est plutôt en train d’unifier l’ensemble de la région contre Israël. Les opinions publiques arabes, la fameuse “rue arabe”, semblent avoir retrouvé une cause commune, par-delà de leur disparité, leurs divisions et leurs revendications respectives. Cela veut dire qu’il va falloir recréer les liens en partant de plus loin qu’avant. Ce qui ne peut pas exclusivement passer par les Etats, mais doit aussi se faire en puisant dans les forces des sociétés civiles, souvent réprimées et en opposition avec leurs gouvernements. Aujourd’hui, cependant, on en est très loin. Israël, jugé dans et par la guerre, fait l’unanimité contre lui.

Le cas Butler confirme qu’aux Etats-Unis, les questions coloniales et raciales sont devenues le sujet primordial

Comment pourrait-on se sortir de ces clivages identitaires, désormais exacerbés même en France ?

La première condition, c’est de revenir à la véritable nature de ce conflit israélo-palestinien qui dure depuis près de quatre-vingts ans. Les politiques dans la région, tout comme ceux dans les pays occidentaux, doivent avoir conscience que ce qui s’oppose ici, ce sont deux prétentions nationales concurrentes. Cessons de considérer qu’il s’agit d’un conflit colonial, ou d’une opposition entre l’Occident et le Sud. On ne pourra s’en sortir que si l’on remet au premier plan une juste définition de ce conflit, qui reprend la manière dont le sionisme s’est formulé et réalisé et, en confrontation avec lui, la façon dont la cause palestinienne s’est forgée et autonomisée. Le problème, c’est qu’en Israël même, le gouvernement met en avant cette grille de lecture civilisationnelle d’un supposé conflit entre l’Occident et le “Sud global”. Il suffit de rappeler qu’une figure de l’extrême droite comme Ben-Gvir est originaire d’Irak, et donc de l’une de ces communautés juives qui ont subi l’expulsion des pays arabes, pour se rendre compte de combien la lecture raciale, civilisationnelle et coloniale est désajustée. Pourtant, parallèlement, dans les pays occidentaux, l’idée que l’Etat d’Israël aurait un caractère colonial gagne sans cesse plus de terrain, mettant en cause de cette manière sa légitimité. Cette déformation idéologique a des effets catastrophiques, pour les juifs comme pour les Palestiniens.

Après le 7 octobre, une partie des élites savantes l’a pourtant endossée sans la moindre hésitation. Alors que l’opinion générale majoritaire, dans les démocraties libérales, reconnaissait globalement le caractère antisémite du massacre, on a vu les intellectuels et les universitaires se cliver. Cela s’est manifesté essentiellement sur la gauche du spectre politique. De ce côté, reconnaître qu’il y avait bel et bien, centralement et pas marginalement, de l’antisémitisme à dimension exterministe dans les actes du 7 octobre, a paru souvent hors de portée. Certains, comme chez LFI, ont poussé la dénégation jusqu’à retourner la description et faire de ces actes des faits de résistance. Mais sans aller jusque-là, même la gauche sociale-démocrate, à laquelle j’appartiens, s’est montrée hésitante, rechignant à exprimer ce que pourtant, tacitement, elle devait bien reconnaître comme une évidence. Dans la revue K, nous avons au contraire choisi de souligner le caractère antisémite du 7 octobre en parlant à ce sujet de pogrom. On l’a fait avec la conscience que la catégorie n’était pas en toute rigueur applicable, puisqu’un pogrom concerne une population minoritaire visée par la population majoritaire, ce qui n’est pas le cas en Israël. Mais s’il fallait bien user du mot, c’était pour mettre les points sur les i. Le type de violence, le modus operandi du 7 octobre, tel qu’il était perçu par les juifs, mais aussi par tous ceux qui voyaient bien qu’il s’agissait de tuer, violer, brûler le plus de juifs possible dans le laps de temps où ils étaient à portée de main, n’était correctement décrit que par la référence au pogrom.

Appréhender correctement ce conflit, c’est d’abord prendre conscience que, dans sa dernière période, tandis qu’un sionisme religieux anti-arabe montait en Israël, le nationalisme palestinien a perdu de sa force et a été largement remplacé par un islamisme profondément antijuif incarné par le Hamas. Face à cela, c’est la solution à deux Etats qui doit être reprise. Mais pour arriver à un Etat palestinien, il s’agit d’abord de construire une nation palestinienne au sens moderne du terme, c’est-à-dire pluraliste, capable d’accepter des minorités, de prendre en charge le bien-être de sa population et d’entretenir des relations pacifiques avec ses voisins. Depuis les accords d’Oslo [NDLR : signés en 1993], les responsabilités dans l’éloignement de ce processus sont partagées, et Israël en détient à coup sûr une grosse part. Mais quand on mesure ce qu’est réellement le Hamas, et qu’on constate le délitement de l’Autorité palestinienne incapable de renouveler ses cadres, on ne peut pas nier non plus les problèmes qui existent du côté palestinien.

L’historien Yuval Noah Harari, auteur de Sapiens, nous exprimait récemment le sentiment de solitude des progressistes israéliens qui doivent à la fois se battre contre le Hamas et le Hezbollah, contre leur Premier ministre Netanyahou qui menace la démocratie israélienne, et contre une partie des progressistes occidentaux qui appellent au boycott de tout ce qui vient d’Israël. De même, se sent-on aujourd’hui isolé quand on est un juif progressiste européen ?

Pour un public assez disparate, et évidemment pour ses rédacteurs, la revue K a été une bouée de sauvetage, une sorte d’arche de l’après-7 octobre. Bien entendu, à la rédaction, nous avons d’abord été sidérés par l’acte lui-même. Mais la suite ne nous a pas surpris. Nous avions anticipé les réactions et les clivages profonds qui se sont produits immédiatement dans les opinions occidentales. Il était évident que l’antisémitisme avait déjà le vent en poupe en Europe. La revue est née justement il y a trois ans afin de documenter et d’expliquer ce qui n’arrive pas à être posé clairement comme un problème public. Nous n’avons pas été surpris non plus de voir une partie hégémonique, intimidatrice et péremptoire, de l’opinion savante se jeter sur l’occasion pour faire affirmer que tout type de projet national fort, comme l’est celui de la fondation d’Israël, ne peut jamais être au fond que de nature coloniale. C’est ce qui se produit aux Etats-Unis, mais aussi en Europe Ici, c’est le prix que l’on paie en l’occurrence du fait que l’Europe des nations n’arrive plus à se penser elle-même, et développe de plus en plus une forme d’autocritique sortie de ses rails. Or cela a pour conséquence de faire d’Israël, cet Etat-nation situé hors d’Europe, mais lié à l’histoire de l’Europe et à son identité reconstruite après 1945, le problème majeur du présent. Le fait qu’en Europe les juifs vivent dans une polarité entre une intégration forte dans leur Etat d’accueil, et un attachement à l’existence d’Israël en tant qu’Etat où leur sécurité en tant que juifs est potentiellement et par principe assurée, est de moins en moins compris aujourd’hui.

Je pense d’ailleurs que les Etats-Unis ont été plus surpris par les réactions antisémites de l’après-7 octobre que nous ne l’avons ne l’a été. La réussite de l’intégration des juifs dans une société multiculturelle y a longtemps paru quelque chose d’acquis. De plus, étant donné la quasi-parité numérique entre les juifs américains et les juifs israéliens – 5 millions contre 7 millions –, les Etats-Unis ont toujours considéré Israël pratiquement d’égal à égal. L’idée d’Etat-refuge a du coup beaucoup moins d’impact que dans l’esprit des juifs européens. Israël est plutôt vu comme un autre centre juif auquel on tient, mais qui est en somme presque de même nature que soi. C’est ce qui fait que les Américains ont été bien plus étonnés que nous de constater que la haine d’Israël était l’axe principal de la mouvance postcoloniale. En Europe, au contraire, la concurrence grandissante entre la mémoire post-Shoah et la mémoire postcoloniale est un fait reconnu depuis le début des années 2000. L’articulation entre deux figures du “plus jamais ça”, l’une accompagnant la colonisation et ses crimes, l’autre renvoyant à la destruction des juifs, ne s’est pas toujours vécue dans la tension et la contradiction. Mais c’est le cas depuis maintenant plus de vingt ans. Ce qui s’avère après le 7 octobre, pour les Européens, c’est l’accélération de cette tendance préparée d’assez longue main.

Comment comprendre que Judith Butler, figure de proue intellectuelle de la question du genre et de la mouvance queer, ait pu présenter le Hamas, pourtant profondément homophobe et sexiste, comme un mouvement de résistance légitime ?

Le cas Butler confirme qu’aux Etats-Unis, les questions coloniales et raciales sont devenues le sujet primordial, qui tend étrangement à faire passer au second plan des contradictions comme celles que vous soulignez. La question des viols commis le 7 octobre a ainsi été résolument occultée au nom de la célébration d’une résistance postcoloniale. On a vu apparaître des groupes et des mots d’ordre comme “Queers for Palestine”, “Gays for Gaza” ou “Black Lesbians for Free Palestine” qui ne peuvent que laisser perplexe celui qui se renseigne un tant soit peu sur les conditions de vie réservées aux minorités non hétérosexuelles sous le joug de pouvoirs islamistes tels que le Hamas. Il me semble qu’on ne peut comprendre ces aberrations que si l’on tient compte du fait que les Etats-Unis, du moins si l’on suit la voix d’une partie de leurs intellectuels – pas de tous, tant s’en faut – projettent leurs problèmes internes de conflits raciaux, tout à fait réels, sur d’autres régions de la planète, comme dans ce cas au Proche-Orient. L’effet le plus direct, c’est alors l’effacement des questions de construction d’une autonomie nationale dont je parlais tout à l’heure. Et Judith Butler est l’un des symptômes les plus visibles de ce biais visuel, qui croit faire de la politique, mais qui en réalité interdit d’aborder et de traiter politiquement le conflit dont il est question.

La Fin d’une illusion, sous la direction de Bruno Karsenti. PUF, 210 p., 16 €.




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