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En Bretagne, les dégâts sans fin de la prolifération des sangliers


“Je l’ai vu passer à 20 mètres. Il était juste derrière le camion, je n’ai pas pu tirer !”, s’exaspère Christine. Voilà plus de trois heures que la chasseuse attend, sagement installée à son emplacement de la forêt de la Corbière, en Ille-et-Vilaine. Ce mardi 16 octobre, la jeune retraitée participe à l’une des sept battues annuelles autorisées dans le massif par le conseil départemental. Pour le moment, les animaux lui échappent. “Ils ne veulent pas que j’utilise ma nouvelle carabine !”, s’impatiente-t-elle auprès de cinq de ses camarades.

Accompagné d’une trentaine d’autres chasseurs, le petit groupe traque méthodiquement les sangliers disséminés dans le sous-bois. Râlant contre la bruine, Christine reste immobile, prête à tirer. D’autres, flanqués de leurs chiens et de leur talkie-walkie, sillonnent la forêt. Les aboiements des chiens résonnent au loin, et le talkie-walkie grésille. Le silence se fait. “Ils en ont vu un, il repart vers la queue de l’étang !”, s’exclame Patrick. Aussitôt, chacun repart dans sa voiture pour prendre en tenaille l’animal.

800 000 sangliers tués

Ce jour-là, les chasseurs abattront deux sangliers, le premier de 68 kilos, le second de 38. Butin modeste, en comparaison du record d’une autre battue du département, effectuée quatre jours plus tôt. Le samedi précédent, plus au nord, un sanglier de 180 kilos a été tiré. Une bête énorme, témoignage de leur insolente santé dans la zone. En Ille-et-Vilaine, 5 800 sangliers ont été tués lors de la dernière saison, contre environ 2 000 il y a dix ans. En France, environ 35 000 individus étaient abattus au début des années 1970. Ce chiffre a été multiplié par 23 en cinquante ans, oscillant autour des 800 000 animaux tués sur la saison 2022-2023.

Mais la prolifération de ces animaux pose malgré tout toujours problème, notamment chez les agriculteurs. En Ille-et-Vilaine, le montant des dégâts causés par les sangliers s’élevait à 500 000 euros lors de la dernière saison, contre 150 000 euros il y a dix ans. Le phénomène touche aussi les automobilistes au niveau national : en 2009, on dénombrait 20 fois plus de collisions avec des animaux sauvages que dans les années 1980 – dans la moitié des cas, il s’agissait de sangliers. Le coût total de ces accidents s’élèverait entre 115 et 180 millions d’euros, selon les indemnisations chiffrées par les compagnies d’assurances. Des incidents voués à se multiplier alors que, dernièrement, les animaux ont même été aperçus en ville.

Avancée de la forêt

“Les sangliers sont des bêtes intelligentes, plus difficiles à chasser qu’il n’y paraît. Il faut être patient”, philosophe André Douard, président de la Fédération de chasse du département. Moustache frémissante et œil qui frise, l’homme de 72 ans connaît par cœur les ravins de la forêt de la Corbière. Au volant de son petit véhicule, cet ancien assureur esquisse les raisons multiples d’une reproduction devenue hors de contrôle. “Le remembrement, d’abord”, explique-t-il. Dans les années 1960, la transformation de petites fermes en grandes exploitations agricoles a entraîné la disparition du petit gibier. Les chasseurs se sont organisés pour favoriser la multiplication de plus gros animaux : chevreuils, cerfs, et donc sangliers. “Il serait bête de nier qu’il n’y a pas eu un engouement pour ce type de chasse, admet André Douard. Quand on tue un sanglier, c’est autre chose que le petit gibier. Tout d’un coup, tu es Tartarin, tu es Napoléon !”

En prenant garde à ne pas prélever les femelles pour assurer la reproduction de l’espèce, les chasseurs sont allés au-delà de leurs objectifs. “L’homme a aussi été dépassé par le changement climatique, poursuit le chasseur. Les hivers plus doux ont favorisé la survie des petits sangliers.” A ces conditions de reproduction favorables s’ajoute un cadre de vie idéal. “Avec la déprise agricole [NDLR : l’abandon des terres], la France retrouve la couverture forestière qu’elle avait au début du Moyen Age”, pointe Raphaël Mathevet, chercheur au CNRS et coauteur de Sangliers. Géographies d’un animal politique. Ces mammifères y ont trouvé des abris pour se cacher de l’homme, quand ils ne se dissimulent pas dans les cultures.

Risque de banqueroute

Avec leurs terres en bordure de la forêt de la Corbière, Joël et Bertrand Lejas expérimentent de première main les dommages. “Vous ne voyez pas les dégâts depuis la route, parce que les animaux passent du temps cachés au milieu du maïs. Mais il suffit de mettre un pied dans un champ pour s’en apercevoir”, explique Bertrand Lejas. L’éleveur embrasse du regard les dernières destructions en date : des dizaines d’épis, couchés contre-terre, à de multiples endroits de son champ. On pourrait croire qu’une mini-tornade est passée par là. “Hier, j’ai passé mon après-midi à faire le tour des parcelles pour m’assurer qu’il n’y en ait pas dans les champs, soupire-t-il. Autant de temps perdu pour travailler.”

Les deux hommes ont un avantage par rapport aux autres éleveurs : chasseurs, ils peuvent, dans une certaine mesure, contribuer à la diminution de l’espèce. Mais ce n’est pas le cas de la majorité. “Depuis les années 1960, les agriculteurs n’ont plus de droit d’affût, qui les autorisait à tirer sur l’animal en cas de dégâts sur les cultures”, explique Raphaël Mathevet. Dans le cadre d’un accord avec l’Etat, les chasseurs versent depuis des indemnités destinées à rembourser les exploitants. Mais au fur et à mesure que les sangliers augmentent, le montant des indemnisations aussi. L’année dernière, la fédération d’Ille-et-Vilaine a déboursé 800 000 euros pour rembourser les agriculteurs, frais de gestion compris. Ces coûts s’accompagnent d’une diminution du nombre de détenteurs de permis de chasse, passés sous le million de pratiquants en France. “D’ici à deux ou trois ans, des fédérations vont finir en banqueroute”, assure André Douard.

A la tête d’une exploitation d’agriculture biologique et issue d’une famille de chasseurs, Françoise Louapre, la maire de Laillé, connaît bien ce monde. Elle en est devenue une spécialiste après que cette commune de 5 100 habitants au sud de Rennes a attiré l’attention des médias nationaux à la suite d’un accident de chasse. Le 30 octobre 2021, un automobiliste circulant sur la nationale a été tué par un coup de feu alors qu’une battue au grand gibier se déroulait aux abords de la quatre voies. Le conseil municipal a rédigé une lettre ouverte pour demander une sécurisation accrue de la chasse. Surtout, la mairie a pris un arrêté interdisant la chasse à moins de 150 mètres des maisons, ainsi que l’usage de la carabine sur la commune. “Mais les chasseurs ont simplement arrêté de chasser aux alentours”, se rappelle Françoise Louapre. La maire a alors été confrontée à une exigence contradictoire. Le besoin de sécurité des habitants, désireux de se promener et de vivre sans risquer un accident de chasse, et celui de réguler la population de sangliers : “Devant la panique des agriculteurs, nous avons fini par annuler l’arrêté un mois plus tard.”

Pour remédier à la prolifération, l’Etat a favorisé l’allongement des périodes de chasse. Dans certains départements, les préfets y organisent régulièrement des battues administratives. “Mais la chasse est un loisir. Ses pratiquants ne se considèrent pas comme un service public. Et ne le sont pas”, pointe Françoise Louapre. Des alternatives, comme le piégeage ou encore la stérilisation, sont envisagées. Mais elles ne sont pas massives. La réintroduction du loup, prédateur jusqu’ici absent du territoire et espèce protégée, laisse présager une éventuelle diminution des sangliers. “Mais si le loup s’en prend aux sangliers, il s’attaque aussi aux élevages”, fait remarquer Jean-Noël Ballot, vice-président de l’association Bretagne Vivante. Le remède peut s’avérer pire que le mal.




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