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Enfants et écrans : la petite entreprise lucrative d’Anne-Lise Ducanda, “lanceuse d’alertes” farfelues


26 juin 2024, dans un amphithéâtre de l’université de Poitiers. Le Dr Anne-Lise Ducanda termine sa conférence. Invitée par l’Adpen-86, une association de psychologues de l’Education nationale, elle vient de dénoncer, pendant plus de deux heures, les “dangers” de l’exposition des enfants aux écrans. A l’appui de sa démonstration, le cas de ce garçon “qui a tenté de poignarder ses parents après que ces derniers ont arrêté son jeu vidéo”. Ou encore celui d’une jeune femme qui a pratiqué 33 opérations de chirurgie esthétique “à cause des réseaux sociaux”. Elle a présenté une diapositive répertoriant toutes les études montrant un lien entre autisme et écran. Et une autre décrivant le syndrome d’exposition précoce et excessive aux écrans (Epee), selon lequel les écrans provoqueraient des symptômes similaires à ceux du trouble du spectre de l’autisme – une invention de son cru, qui lui a valu de nombreuses critiques ces dernières années.

Tonnerre d’applaudissements, l’amphithéâtre est conquis. Ou presque : Séverine Erhel, maître de conférences en psychologie cognitive à l’université de Rennes II (et chroniqueuse à L’Express) prend la parole. “J’ai tenté de faire un contrepoint, de montrer certaines manipulations de chiffres et de citations”, raconte-t-elle. Pourquoi l’hypothèse d’un trouble psychologique préexistant n’est pas envisagée pour le jeune garçon violent ? Quid d’un possible trouble de la dysmorphophobie pour la jeune femme ? Et surtout, où sont les preuves scientifiques à l’appui du syndrome Epee qui n’est reconnu dans aucune classification des troubles psychologiques ? Le Dr Ducanda écoute. Puis lance sa dernière diapositive : “Ils vont vous dire que je mens. Mais eux, ce sont les lobbys.” Séverine Erhel reste sidérée, elle qui n’a aucun conflit d’intérêts et a même reversé à des associations les bénéfices de son ouvrage, Les Enfants et les Ecrans (2023, éditions Retz), coécrit avec de nombreux scientifiques reconnus.

Succès médiatiques, critiques scientifiques

Anne-Lise Ducanda a déboulé sur la scène médiatique le 2 mars 2017, jour de la publication de sa première vidéo sur YouTube. Médecin dans un service de protection maternelle et infantile (PMI), elle y sonne l’alerte contre les écrans. “L’exposition massive entraîne chez de plus en plus d’enfants de 0 à 4 ans des troubles qui sont exactement identiques aux troubles autistiques”, déclare-t-elle. La solution ? Très simple, selon elle : “Je vois des enfants diagnostiqués autistes par l’hôpital, dont les troubles disparaissent un mois après l’arrêt des écrans.”

Les vues grimpent (plus de 500 000 désormais). Télévisions, radios, presse nationale et régionale se précipitent. Ducanda est partout. “C’est le début du changement de ma vie”, assurera-t-elle plus tard. Elle fonde le Collectif surexposition écrans (CoSE) avec d’autres professionnels de santé. Puis elle est invitée à l’Elysée par Brigitte Macron en novembre 2017. Deux mois plus tard, la journaliste Elise Lucet lui déroule le tapis rouge dans Envoyé spécial sur France 2, où elle compare les écrans à une drogue et évoque une “urgence sanitaire”.

Les critiques ne tardent pas. Des médecins s’étonnent de son manque de nuances. Des chercheurs dénoncent l’absence de données scientifiques à l’appui de ses affirmations. Et des associations de parents d’enfants autistes s’insurgent contre des amalgames et s’inquiètent des faux diagnostics et des risques de retard de prise en charge en cas de “véritable” autisme. Quatre plaintes sont déposées auprès de l’ordre des médecins (elles seront classées sans suite en février 2020).

Une rencontre avec Brigitte Macron annulée “à cause des lobbys” ?

Depuis, et comme à Poitiers, la ligne de défense d’Anne-Lise Ducanda est toujours la même : elle dérangerait des “lobbys”. Si aucune entreprise du numérique ne l’attaque directement, “certaines travaillent en lien avec des psychologues ou des psychiatres qui déversent leurs critiques dans la presse”, assure-t-elle, sans citer de noms. Ces lobbys exerceraient même des “pressions” qui auraient, selon elle, conduit à l’annulation de conférences et d’une nouvelle rencontre avec Brigitte Macron en juin 2023. De son côté, l’Elysée évoque “une contrainte d’agenda”, tout en rappelant que le Dr Ducanda et le collectif CoSE ont été auditionnés en 2024 par la commission d’experts sur l’exposition des enfants aux écrans voulue par Emmanuel Macron. Mais Anne-Lise Ducanda n’en démord pas : “Excepté les lobbys, le constat clinique est partagé, il y a un consensus sur l’impact d’une surexposition des écrans aux enfants. Discutez avec les professionnels, avec n’importe qui dans la rue, tous parlent d’une génération sacrifiée”, répète-t-elle à l’envi alors que ce constat est, justement, nuancé par de nombreux chercheurs.

Si elle ne le nomme pas directement, la généraliste vise notamment le psychiatre Serge Tisseron qui a pris plusieurs fois la plume pour expliquer qu’aucune recherche ne valide la notion d'”autisme virtuel” utilisée par le CoSE. Mme Ducanda l’a accusé de conflit d’intérêts, ce qu’une enquête publiée par Libération en 2019 a démenti. La médecin cible également Franck Ramus, directeur de recherches au CNRS en sciences cognitives, professeur à l’Ecole normale supérieure de Paris (ENS) – et chroniqueur à L’Express. “Il a écrit un mail à la ville de Grenoble pour pousser à déprogrammer une de mes interventions, c’est choquant quand on sait qu’il travaille avec Didask, une entreprise avec qui il conçoit des logiciels éducatifs”, dénonce-t-elle. Une accusation qui fait pschitt là aussi. “Il n’y a rien à cacher, ce partenariat a été financé par le Programme d’investissements d’avenir et Didask n’a versé aucun euro à aucun chercheur. Tous mes revenus font l’objet d’une déclaration publique d’intérêts et aucun ne provient d’une entreprise du numérique”, répond le Pr Ramus.

1 200 euros pour un colloque, 4 700 pour une formation

Prompte à dénoncer des conflits d’intérêts imaginaires, Anne-Lise Ducanda ne manque jamais de vanter sa totale probité. Mais elle-même n’a-t-elle vraiment aucun intérêt dans son combat contre les écrans ? Avec 6 500 exemplaires vendus selon Edistat, son livre Les Tout-petits face aux écrans paru en 2021 (éditions du Rocher) ne lui a certes pas rapporté une fortune. La médecin généraliste a toutefois a ouvert une consultation spécialisée pour les enfants, pour laquelle elle demande 26,50 euros par personne prise en charge. “Je ne facture pas plus de trois personnes de la même famille, même s’ils sont cinq, pour des consultations d’une heure, une heure et demie, où je fais le bilan de tout le monde”, justifie-t-elle. Le succès est au rendez-vous : “Je suis appelée par la France entière”, assure-t-elle, au point de ne pouvoir travailler plus qu’un jour par semaine en PMI.

Mais ce sont surtout ses conférences et ses formations qui s’avèrent rémunératrices. D’ici fin 2024, elle aura effectué en une seule année plus de 50 déplacements de ce type dans toute la France, comme le recense la liste disponible sur le site du CoSE, qui mentionne des invitations de mairies, de départements et même de l’Education nationale et de centres hospitaliers universitaires (CHU). Les collectivités territoriales en particulier constituent une importante source de revenus. “Ils ont des enveloppes et des budgets, il n’y a pas de honte à être payée pour son travail”, assume-t-elle. Anne-Lise Ducanda affirme être rémunérée entre “0 et 900 euros” pour une conférence et “de 1 200 à 1 600 euros” pour une journée de formation. Elle reconnaît que ces événements lui rapportent plus que ses consultations. “Je conserve les deux car pour parler d’un sujet, il faut le pratiquer, ce que beaucoup de personnes qui me critiquent ne font pas”, tacle-t-elle.

“Une conférencière talentueuse”

Le département de Seine-et-Marne (77) confirme ainsi l’avoir engagée pour donner des conférences et former des puéricultrices et des orthophonistes, et l’avoir payée “1 210 euros pour le colloque ainsi que 4 700 euros pour trois jours de formation, deux réunions de préparation et une intervention de trois heures”. Ses responsables indiquent aussi avoir financé à hauteur de 14 000 euros le documentaire Trop d’écrans, nos vies en suspens. Mme Ducanda, figure centrale, n’a pas été rémunérée pour sa participation, mais il s’agit pour elle d’une belle publicité, d’autant que le logo du rectorat de l’académie présent dans le documentaire crédibilise son discours. On pourrait encore mentionner d’autres formations, comme celle proposée en 2022 par l’Unité mixte de formation continue en santé de Bordeaux et vendue 175 euros par personne. “De nombreuses interventions sont bénévoles ou presque gratuites”, nuance toutefois Anne-Lise Ducanda, citant celles à l’école de puériculture du CHU de Bordeaux, aux universités de Marseille, d’Angers ou de Nantes.

Pourquoi autant d’institutions continuent-elles à inviter cette médecin généraliste, alors que ses hypothèses ne font l’objet d’aucune démonstration scientifique ? “Le Dr Ducanda est une conférencière talentueuse qui sait captiver son auditoire”, répond le département de Seine-et-Marne. L’Education nationale indique être au courant des critiques, mais justifie : “Elle a été une des premières lanceuses d’alerte sur les effets des écrans chez les tout-petits.” Le compliment surprendra sûrement ses détracteurs. Professeur de pédiatrie au CHU de Lille et responsable du diplôme universitaire (DU) des 1 000 jours (les mille premiers jours de l’enfant, considérés comme déterminants pour son avenir), Laurent Storme avait lui aussi invité Anne-Lise Ducanda en début d’année. Son soutien s’avère plus modéré : “Notre objectif est d’apprendre à être critique face à tous les discours. Quand nous invitons Anne-Lise Ducanda, qui attire un large public, nous faisons ensuite intervenir Franck Ramus qui relativise et explique les biais.”

Et de l’esprit critique, il faut en faire preuve face aux thèses défendues par la médiatique généraliste. “Son discours génère une panique morale”, déplore Magali Lavielle-Guida, docteure en psychologie, orthophoniste et chargée d’enseignement au sein de la faculté de médecine Sorbonne Université. Autrement dit, une inquiétude collective exagérée. “Depuis le début, son axe de défense est de dire que les personnes qui la critiquent ne s’occupent pas des enfants et ne sont pas cliniciennes ou qu’elles sont liées à des lobbys. C’est un dénigrement facile des études scientifiques”, ajoute cette spécialiste, qui reçoit des enfants en consultation.

Absence de preuves scientifiques

D’autant que tous les experts psychologues ou psychiatres spécialistes des écrans critiquent eux-mêmes l’usage des téléphones portables, téléviseurs et autres ordinateurs chez les tout-petits. Ils se joignent aux recommandations des autorités de santé de limiter et surveiller le temps d’exposition chez les plus jeunes, voire de le proscrire avant 2 ou 3 ans s’il n’est pas accompagné d’une interaction avec les parents. Ils pointent aussi les effets délétères d’un usage trop intense, les dangers liés aux réseaux sociaux, à leurs designs prédateurs comme les algorithmes qui poussent à faire défiler les contenus.

Mais dans le même temps, tous rappellent la complexité de déterminer précisément l’origine des différents troubles observés chez les enfants et l’absurdité de pointer un seul responsable. Séverine Erhel note aussi un angle mort du CoSE : les analyses des conditions socio-économiques (le niveau d’études, revenus, situation familiale) qui peuvent en partie expliquer une surexposition aux écrans et/ou certains troubles. Ils dénoncent, enfin, de sérieuses lacunes méthodologiques dans les travaux d’Anne-Lise Ducanda. “Elle ne fait pas de recherche : ses affirmations reposent sur son observation d’enfants en retard de langage ou qui ont un syndrome autistique et qui passent beaucoup de temps sur les écrans. De cette corrélation, elle a tiré un trait direct vers la causalité, sans aucune donnée à l’appui”, rappelle Franck Ramus.

Sa proposition de retirer des écrans afin de faire disparaître les troubles s’avère tout aussi excessive : “Cela ne se vérifie pas, et surtout cette réponse peut aussi induire un réel retard de pose de diagnostic et de prise en soins précoces adaptées. Enfin, alerter n’est pas alarmer ni stigmatiser : certains enfants avec une dyslexie dysorthographique se sont vu retirer leur ordinateur en classe alors qu’il s’agit d’un outil de compensation”, poursuit le Dr Magali Lavielle-Guida.

Alors pourquoi Anne-Lise Ducanda ne mène-t-elle pas d’études scientifiques afin de vérifier ses hypothèses ? “Je n’ai pas le temps, c’est aux chercheurs de le faire. S’ils veulent travailler avec moi, je veux bien me lancer, même si je ne sais pas où je trouverai le temps”, propose-t-elle. “A défaut d’avoir le temps, elle pourrait s’en tenir aux résultats des études déjà disponibles”, rétorque le Dr Lavielle-Guida. Mme Ducanda entend néanmoins certaines critiques. Elle a modéré ses propos ces dernières années et abandonné le terme d’autisme virtuel. “J’ai noté que certains chercheurs peuvent se questionner sur mon travail sans avoir de lien d’intérêt avec des lobbys. Désormais, je dirai : ‘Une partie des personnes qui me critiquent'”, admet-elle dans un mail suivant son entretien avec L’Express. Un petit pas en avant. Il en faudra sans doute beaucoup d’autres pour faire taire les critiques.




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