Michel Barnier se couche de bonne heure. Dans la salle à manger du château de Canisy, merveille de la Manche construite dès le XIIIe siècle, ils sont en ce début des années 1980, 40, 50 invités, dînant autour d’une unique table entourée de tableaux de chasse, certains signés Jean-Baptiste Oudry, le peintre des battues royales de Louis XV, et que leurs week-ends sont gais parmi les 70 pièces de la demeure, où pétillent les conversations, s’éternisent les danses et se vident les bouteilles de calva, sous l’œil amusé du maître des lieux, Denis de Kergorlay, descendant de Guillaume le Conquérant et ancien trésorier de Médecins sans frontières. Autrefois dormaient entre ces murs de granit Henri IV ou le philosophe politique Alexis de Tocqueville, désormais y festoient avocats, ministres, patrons d’entreprise, hauts fonctionnaires, écrivains, musiciens, quelques artistes, tous soit de gauche, soit de droite – à l’époque l’affaire est binaire –, conversant avec brio puis jouant au tennis, au bridge, au billard, comme le raconte Jean Bothorel dans son livre Nous avons fait l’amour, vous allez faire la guerre (Albin Michel, 2017).
L’ambassadeur Philippe Coste arrive au volant d’une camionnette Citroën en tôle ondulée, l’ancien Premier ministre Raymond Barre peut croiser le futur patron de Renault Louis Schweitzer, ou l’énarque et bientôt député européen MoDem Jean-Louis Bourlanges, le ministre socialiste Laurent Fabius, la productrice de cinéma Fabienne Servan-Schreiber et son mari, le socialiste Henri Weber, le philosophe Bernard-Henri Lévy et sa première épouse. Hélène Mercier, qui n’a pas encore épousé Bernard Arnault, est là avec sa sœur, Anne Queffélec se met au piano, et le dirigeant de Matra Lagardère Jean-Louis Gergorin bavarde avec Hubert Védrine, futur ministre des Affaires étrangères. Seul l’écrivain Jean-Edern Hallier n’est plus de la partie, il aurait, dit-on, piqué deux livres dans une des bibliothèques.
Parmi la bande de droite sont donc conviés les époux Barnier. Le trentenaire, quoique méprisé par Jacques Chirac le trouvant sage, entame son deuxième mandat de député RPR de la Savoie, et son premier de président du conseil général. On peine à s’en souvenir mais la période est tranchée, l’affrontement politique campé jusqu’à la caricature, le nouveau Premier ministre socialiste, Pierre Mauroy vient ainsi de dire son mépris de “la France des châteaux”. Celui qui lui succédera dans quatre décennies à Matignon apprend pour sa part à en apprécier justement les charmes codés, s’y fondant avec flegme, aimant – déjà – stipendier à sa façon “l’esprit sectaire”.
Diplômé de l’ESCP, le fils d’un père entrepreneur dans la ganterie vient d’épouser Isabelle Altmayer et se retrouve lui aussi châtelain à temps partiel. Sa femme partage en effet avec ses frères, Eric et Nicolas Altmayer, futurs poids lourds du cinéma, la propriété solognote de Chartraine – brique rouge et vigne vierge –, un héritage de leur grand-père maternel, Hubert de Truchis de Lays. Mille fois plus modeste que Canisy, mais tout de même, des parquets qui grincent, des graviers qui crissent et l’enfilade de chambres à papier peint fleuri. Le jeune couple, blond, élancé, se rend à Canisy souvent au même moment que le journaliste et historien Alexandre Adler, qu’il faut conduire, faute de permis. Concerts dans le salon de musique, dîners à thème, comme celui consacré à “L’esprit des ancêtres”, et bavardages devant les hautes cheminées – le chauffage central n’arrivera qu’en 1987. Isabelle Barnier danse volontiers, elle fait rire, elle aime rire, et tant pis si son mari s’éclipse le premier vers l’une des 18 suites de la demeure (seule la rouge, dévolue à Joan Baez, une amie de la maison, n’est pas disponible). Hélas, depuis les passes de rock entre gens de gauche et de droite sous les gravures de chasse, quarante ans ont passé et contemplant le temps filé, les amis de Canisy se sont éparpillés.
Isabelle Barnier brigue la Croix-Rouge
Pas tous. Isabelle Barnier est demeurée l’amie de Marie-Christine de Kergorlay, l’épouse de Denis, une avocate comme elle le fut un temps. Quand la fille des Kergorlay s’est mariée, voici six ans, elle a décoré la tente de toile blanche, y piquant des feuilles de palme et des perroquets en bois, et lorsque les 380 invités y prirent place, Michel Barnier a souri de compter parmi les témoins des mariés un fils de Dominique de Villepin. La soirée fut heureuse, tant de souvenirs flottant au-dessus des étangs lisses.
C’est toujours avec Marie-Christine de Kergorlay, déjeunant à l’Interallié, dont le mari Denis préside aujourd’hui le Cercle, qu’elle évoque en 2021 sa campagne pour la présidence de la Croix-Rouge française. Tentative infructueuse, ses engagements auprès de la fondation La Vie au grand air et sa présidence depuis quinze ans de l’association Fraternité universelle en Haïti n’auront pas suffi à décrocher le poste. Qu’à cela ne tienne, l’active dame patronnesse, dont tous louent la bonne humeur tonique, a repris ses œuvres, organisant, le 14 octobre, un gala de charité couru. Bien qu’accaparée par ces préparatifs, la désormais épouse du Premier ministre confie ces derniers temps à quelques proches ses appréhensions, retrouvant un écosystème politique dont elle découvre, effarée, les rudesses et les calculs. Invitée au cocktail donné par Charles Consigny, célébrant mi-septembre la publication de son livre (Le Grand Amour, Plon), elle s’y rend avec son fils Nicolas. La famille apprécie l’avocat médiatique qui fit campagne pour leur mari et père lors de la primaire de la droite. Patatras, elle y croise un ancien membre du cabinet de Gabriel Attal, et ne peut s’empêcher, bravache, de le prendre à partie, reprochant à feu son équipe de mal se comporter. Le ton monte, haut.
Une revanche ruminée dix ans
De Michel Barnier en revanche, tous, anciens de Canisy, d’Albertville, des cabinets ministériels ou de Bruxelles, louent la pondération, la courtoisie, jamais une colère et quand celle-ci, rarissime, survient, elle est taiseuse, seules les joues rouges trahissent l’emportement intérieur. Ils disent aussi son ambition, muette et ancienne, l’assurance ferme d’avoir un – grand, très grand – destin. Jean Bothorel, pilier des soirées dans la Manche, se remémore ainsi cette année 1995 où celui qui est alors ministre des Affaires européennes le prie d’écrire avec lui un livre pour lancer sa candidature à l’élection présidentielle. Une drôle de tentative, les deux hommes se retrouvent, grattent quelques idées, puis constatant n’avoir rien de bien fameux à déclarer remisent l’ouvrage, comme la candidature. Il a de nouveau envie d’écrire, plus récemment, un essai autour de la dimension sociale du gaullisme, projet pour lequel il reçoit dans son bureau parisien un éditeur, lui répétant en boucle, marchant dans son bureau : “Bon, faut pas se mentir.” Drôle de formule bonhomme, puis là encore, écriture abandonnée.
Tous ceux qui l’ont croisé savent combien sa certitude d’être désigné pour les sommets est née dans les neiges d’Albertville, où le jeune élu gaulliste eut l’audace de proposer la candidature de la Savoie aux Jeux olympiques de 1986. Il tope avec l’illustre Jean-Claude Killy, l’affaire est connue, et fait plancher un énarque brillant, François Lépine, sous-préfet et directeur général du conseil général de la Savoie. Il faut trouver une banque pour garantir la candidature, électrifier la ligne ferroviaire, taxer les remontées mécaniques, convaincre un par un les 92 membres du CIO, chacun visité à demeure, et même se rendre en Alsace pour s’extasier devant la collection d’art précolombien du patron d’Adidas. Killy et Lépine, la paire excelle, échafaude, invente, louant la patinoire de Lausanne pour régaler de mets étoilés savoyards le comité international. Michel Barnier suit chaque mouvement, il vérifie tout. “Il n’oublie jamais rien, il est obstiné du moindre détail”, se souvient aujourd’hui François Lépine, souriant à l’évocation de leurs visites du chantier du tunnel Lyon-Turin, où l’homme politique de haute taille redoute que la terre ne lui tombe sur la tête. Un travailleur méthodique, scrupuleux. Au ministère des Affaires étrangères, il apprend par cœur les présentations qu’il a exigé qu’on lui refasse trois, cinq, sept fois et qu’il récite à voix haute jusqu’à les connaître par cœur. Chef d’équipe équanime, courtoisie et politesse d’un autre âge, ne cédant jamais à la récréation. Et, à sa façon, rancunier.
Quand en 1986, François Lépine est nommé préfet, il organise un apéritif, le priant d’y prendre la parole. Mal lui en prit, car le nouveau préfet chute par ces mots amers : “De l’homme d’Etat, cher Michel, vous avez la première vertu, vous avez l’ingratitude.” Le Savoyard encaisse, impassible. Ils ne se verront plus beaucoup, Lépine est en Mayenne, dans la Drôme, en Franche-Comté, dix années passent. Quand soudain, le haut fonctionnaire est appelé par le secrétariat de Michel Barnier, ministre des Affaires européennes, le conviant à une réception au ministère. Le préfet s’y rend, intrigué. Là, discours du politique rappelant, d’un ton égal, qu’il lui fut autrefois reproché de ne savoir manifester sa gratitude, aussi veut-il ici remercier ses collaborateurs. Lépine comprend la raison de sa présence : une revanche, ruminée une décennie.
Jean-Claude Killy invité à Matignon
A vrai dire, seul Jean-Claude Killy conserve une place singulière dans la galaxie Barnier, l’amitié sans ombre de deux contraires qui ne peuvent rivaliser. Ils avaient ainsi convenu de déjeuner à Paris début septembre. Le découvrant le 5 du mois soudain nommé Premier ministre, le triple champion olympique croit le rendez-vous sabré, mais il n’en est rien. Hop, un avion depuis Genève, retrouvailles à Matignon, repas en tête-à-tête, visite des bureaux, présentation du cabinet. Le quittant, le skieur octogénaire téléphone à son ancien bras droit, Alain Krzentowski, cofondateur de Go Sport et patron d’Amaury Organisation, aujourd’hui retraité. Celui-ci pose mille questions, “Michel” peut-il y arriver ? A-t-il bon moral ? Comment est son entourage ? “Ça devrait aller”, lui répond l’homme qui sait tout des pentes verglacées.
De cette époque savoyarde et olympique, l’actuel chef de gouvernement n’a, outre Killy, gardé que quelques liens avec les entrepreneurs de la région, dont Alain Mérieux, le patron des laboratoires, qui l’embaucha quelques mois en février 2006 comme vice-président de Mérieux Alliance alors qu’il se trouvait un temps sans mandat, ni maroquin, ou Franck Riboud, ancien patron de Danone, qui fut le premier sponsor des Jeux. Des liens, mais pas un réseau. “Je ne lui connais pas de copains patrons”, observe ainsi le Charentais Dominique Bussereau, ancien ministre. En revanche, une amitié d’enfance, célébrée l’hiver dans le chalet familial de Saint-Martin-de-Belleville, où les Barnier aiment retrouver les Sainte Rose. Gilles, chirurgien esthétique à Lyon, le vieux copain de Michel, “ma seconde famille”, dit parfois le politique à son propos. Le jour de la passation de pouvoir, les clients de l’hôtel Le Roquebrune, un quatre-étoiles plongeant sur la mer, à quelques kilomètres de Monaco, sont ainsi surpris d’observer le quadragénaire patron des lieux, Vincent Sainte Rose, le fils du chirurgien esthétique, qui lui aussi fit des affaires dans le Botox et les fils tenseurs, regarder la retransmission télévisée avec concentration, et émotion.
Au printemps 2024, Canisy bat soudain le rappel au son du glas. Alexandre Adler, mort l’été précédent, reçoit ce jour venteux de mars l’hommage de ses proches au cimetière du Montparnasse. Quelques anciens s’y retrouvent frissonnant sous la pluie. Tandis que sur un grand écran est diffusé un film retraçant la vie de l’historien, neuf discours s’enchaînent pour évoquer son intelligence et sa culture hypermnésique, puis l’assemblée, dont la maire de Paris Anne Hidalgo, s’égaille.
Michel Barnier est là, seul, mutique. Il salue la philosophe catholique Chantal Delsol, l’épouse de Charles Millon, son ancien mentor, figure de la droite conservatrice, proche de François Fillon qui, assise sur une pierre tombale humide, tremble de froid. Puis il se tourne vers ses amis, visages chenus, cheveux plus rares, leur dit au revoir, sans un mot de plus. Il s’éloigne. Dans les allées désertes, personne n’imagine alors que le compagnon raisonnable des bringues dans le château médiéval, cinq fois ministre, deux fois commissaire européen, sera, dans quelques mois, au terme d’un interminable été d’atermoiements présidentiels, nommé Premier ministre. Stupéfaits, ils l’ont, le 5 septembre, félicité par écrit. Il n’a pas répondu, ou si peu. Ils le comprennent, la tâche est rude. Et puis, Canisy est loin désormais. Demeurent dans leur mémoire ses gravures de chasse, et le cerf épuisé que seul le roi a le privilège d’achever. On dit servir.
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