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Edouard Philippe-Giuliano da Empoli, le débat : “Une parenthèse se referme pour nous Occidentaux”

L’un est ancien Premier ministre et candidat déclaré à la prochaine élection présidentielle. L’autre l’auteur d’un roman phénomène, Le Mage du Kremlin (Gallimard) vendu à 700 000 exemplaires, tout comme d’un essai, Les Ingénieurs du chaos (JC Lattès), que tous les responsables politiques se sont arrachés. L’Express a réuni Edouard Philippe et Giuliano da Empoli pour évoquer les grands défis auxquels sont aujourd’hui confrontés les démocraties occidentales. Crise politique, conflit israélo-palestinien, Poutine, déclin démographique, IA… La liste des sujets n’incitait pas à l’optimisme, et le maire du Havre et l’ancien conseiller de Matteo Renzi ont même fini par aborder leurs apocalypses “préférées”. Mais cette rencontre, féconde, a au moins démontré qu’en France, on pouvait encore se projeter dans l’avenir et débattre sur des thèmes clivants sans céder aux simplifications outrancières.

L’Express : Les récentes législatives, donnant à chaque camp le sentiment d’être le vainqueur, ont semblé marquer l’apogée d’un phénomène enclenché depuis plusieurs années : les élections ne sont plus le juge de paix. Comment sortir de cette situation ?

Edouard Philippe : La contestation de la légitimité issue de l’élection n’a rien d’un phénomène récent. Je dirais même qu’il s’agit là d’un mouvement très ancien : souvenez-vous de l’élection de François Mitterrand en 1981 ! En 1995 également, beaucoup considèrent que Jacques Chirac n’est pas légitime parce qu’il a fait campagne sur la fracture sociale et qu’il met en œuvre, presque immédiatement après son élection, une politique d’austérité. La vraie nouveauté réside dans l’absence de fait majoritaire en 2022 puis en 2024, c’est cela la grande rupture politique française issue de 1958. Depuis 1958, les majorités politiques résultent du jeu politique, bien plus que des dispositions de la Constitution. Depuis 2022, la disparition de cette majorité laisse le système politico-institutionnel dans un état d’indétermination, d’incertitude qui serait curieux et dérangeant si tout allait bien, mais qui devient franchement préoccupant quand la situation géopolitique et financière est tendue comme aujourd’hui.

Giuliano da Empoli, dans la revue Le Grand Continent, vous vous inquiétez de la “campagne permanente” : l’indifférenciation entre les périodes de campagne et de gouvernement. En se déclarant candidat à la présidentielle en août 2024, Edouard Philippe ne participe-t-il pas à ce phénomène ?

Giuliano da Empoli : Oui, Edouard Philippe est en train de détruire la démocratie en France ! (Rires.) Plus sérieusement, la campagne permanente est une donnée, nous ne reviendrons plus en arrière. Imaginer qu’il y aurait une séquence de campagne, d’affrontements, à laquelle succéderait, quand sonne l’heure de gouverner, la recherche de consensus, relève du fantasme. Cela n’a probablement jamais existé sous une forme pure et cela n’existe plus dans les démocraties depuis que vous avez des sondages, de l’information en continu, Internet et les réseaux sociaux… Nous sommes entrés dans une atmosphère de campagne permanente partout, pas seulement en France, mais dans toutes les démocraties avancées.

Dès lors, la vraie question est plutôt celle de la qualité du débat : comment concilier la nécessité de faire des choix, de gouverner, avec cette espèce de bataille politique perpétuelle ? Peut-on engager une discussion qui permette, malgré tout, de confronter des options, de converger vers des solutions et, in fine, de prendre des décisions ? Ou sommes-nous empêtrés dans une polarisation constante et grandissante qui paralyse toute prise de décision politique ? Je penche malheureusement pour cette dernière option.

E.P. Je partage tout à fait ce que vient de dire Giuliano, et j’irais même un peu plus loin. Dans une démocratie qui fonctionne bien, le débat public doit permettre aux citoyens de prendre une décision en connaissance de cause. Présenter les différentes options, les contester, en mesurer l’impact, c’est offrir à chacun, quels que soient son âge, son parcours, ses champs de compétences, la possibilité de se faire un avis politiquement éclairé.

Je sais qu’il n’est pas de bon ton en France de dire que l’on est libéral…

Edouard Philippe

Or, sans aller jusqu’à chercher des responsables – on peut y venir après –, le débat public n’est pas satisfaisant. Sa qualité est médiocre en France, mais je ne suis pas sûr que ce soit une caractéristique exclusivement française. Comme dans d’autres démocraties, le débat s’est polarisé, la nuance disparaît, l’immédiateté et l’urgence y occupent une place bien trop considérable par rapport aux sujets de long terme. La sincérité tient souvent lieu d’argumentation, le ressenti, de réflexion. Au fond, on recherche le spectacle. Dès lors que le débat public ne permet plus de remplir l’office indispensable que la démocratie exige de lui, se pose la question du dérapage démocratique.

Qui sont les responsables de cela selon vous, Edouard Philippe ?

E. P. Les responsables politiques ont leur part de responsabilité. Je prends la mienne. L’invective, la démagogie, la mauvaise foi, la petite phrase, l’absence de sérieux, de travail : tout cela est trop courant dans le débat public, et corrosif pour sa qualité. Les journalistes aussi ont leur part de responsabilité, et je crois qu’elle non plus n’est pas mince : les débats outrés des plateaux des chaînes d’info, la recherche des petites phrases, de la mise en cause, la psychologisation systématique, l’incapacité à mettre en perspective, dans le temps ou dans l’espace, les questions françaises, tout cela nuit aussi. Et au-delà, le débat public, c’est la capacité qu’ont tous nos concitoyens à discuter pacifiquement de leurs désaccords : les réseaux sociaux qui enferment dans des communautés qui s’isolent en se radicalisant sont le contraire du débat public.

L’immigration a tout d’une bombe politique dans les pays occidentaux. Comment concilier les réalités économiques avec l’attente de la population majoritairement opposée à l’immigration ?

E. P. Commençons par dire des choses qui ne sont pas agréables : l’Europe, c’est plus de 500 millions de personnes, un continent riche, qui vieillit, et qui vieillit très vite. C’est vrai pour la France qui, longtemps, a connu une natalité bien supérieure à celle de ses voisins, notamment l’Italie. Il y a aujourd’hui, en France, 700 000 naissances par an. En 1970, quand je suis né, il y en avait 845 000 !

Dans les vingt ou trente prochaines années, la différence entre le nord de la Méditerranée et le Sud va continuer à s’amplifier. L’Europe va vieillir tandis que l’Afrique va rajeunir ou, au moins, demeurer un jeune continent. Le déséquilibre démographique entre le Nord et le Sud deviendra infiniment plus fort et prononcé qu’aujourd’hui. De 1 pour 2 entre le nord et le sud de la Méditerranée, on va passer à 1 pour 5 ! Je ne suis pas en train de décrire les masses déferlantes, ni la fin de l’Empire romain avec l’arrivée des peuples de l’Est, mais il est absurde d’affirmer que cette évolution démographique n’aura aucune conséquence sur l’immigration à venir et qu’on pourra espérer traiter la question migratoire à un instant T par une mesure technique. Ce sujet est infiniment plus compliqué que ce qu’on en dit.

Deuxièmement, en France, trop souvent, le débat sur les questions migratoires se focalise sur les instruments juridiques, coercitifs parfois. On peut toujours engager une discussion pour savoir s’il faut les orienter un peu plus à droite, un peu plus à gauche, mais on parle souvent d’instruments qui en réalité fonctionnent mal. C’est très préoccupant. Beaucoup de gouvernants ont essayé, beaucoup de législateurs ont tenté de les améliorer, en vain.

Troisièmement, il faut arrêter de penser que la régulation du flux migratoire est le marqueur d’une droite qui ne serait pas républicaine ou qui serait extrême. Le Danemark est un pays social-démocrate. L’Allemagne de Olaf Scholz, qui semble vouloir prendre le contre-pied de l’Allemagne d’Angela Merkel, est un pays social-démocrate. Le Premier ministre britannique [NDLR : le travailliste Keir Starmer] ne me paraît pas non plus très conservateur. Il existe un mouvement européen à droite comme à gauche, qui s’exprime dans des formes différentes, mais prend conscience que l’organisation et la régulation de l’immigration sont essentielles pour l’existence ou, au minimum, la cohésion des sociétés démocratiques.

G. d. E. Je suis évidemment d’accord avec ce qui vient d’être dit, mais c’est là toute la difficulté. Nous évoquons une question complexe, subtile, qui recouvre plusieurs aspects. J’ai travaillé pendant un temps dans un centre de recherches américain qui se demandait comment communiquer sur l’immigration : quel pouvait être le message qui mettrait la plupart des gens d’accord sur un thème aussi clivant ? Ils ont fini par proposer une formulation de ce type : “Les Etats-Unis peuvent être forts et solidaires en même temps, nous pouvons assurer la protection de nos frontières et le respect des règles tout en accueillant ceux qui sont prêts à respecter ces règles, à travailler aux Etats-Unis, et à partager nos valeurs.” Ils étaient très contents de leur trouvaille, convaincus de satisfaire 80 % de la population. Effectivement, leur proposition semblait assez équilibrée. Le seul hic, c’est que si vous diffusez ce message dans l’écosystème de médias et de nouveaux médias dont nous venons de parler, vous recueillez environ 3 likes et 2 retweets. En revanche, si vous communiquez sur tel drame ayant eu lieu quelque part où un immigré illégal a séjourné, vous explosez tous les compteurs. Cela prouve à quel point le problème de l’écologie du débat public est central.

Se pose donc, pour les porteurs de solutions modérées, équilibrées, la question de leur diffusion, de leur écho. Comment, face à une situation qui ne récompense que les positions les plus extrêmes, générer de l’énergie autour de positions raisonnables ? Je crois que c’est un défi politique considérable.

E. P. Cela est vrai et débouche sur un autre risque pour les démocraties occidentales, le rejet de la complexité : pour beaucoup de nos concitoyens, énoncer les raisons de la difficulté, c’est donner le sentiment qu’on se dédouane et qu’on ne pourra rien faire. Mais pas du tout ! C’est notamment vrai sur les questions migratoires, particulièrement tortueuses. Si on reste dans le simplisme, on n’aboutit à rien.

En matière d’immigration, des progrès sont faits. Le Pacte sur l’asile et la migration adopté au printemps et bientôt mis en œuvre par l’Union européenne est probablement le plus sérieux jamais élaboré. Cela n’avait rien d’évident et c’est une bonne raison d’espérer. Nous devons montrer qu’il est possible de mettre en œuvre des politiques publiques efficaces sans renoncer aux principes de la démocratie libérale auxquels nous demeurons extrêmement attachés.

Le Grand Colloque de L’Express 2024 au théâtre Marigny le 14 octobre 2024
Thomas Mahler, Giuliano Da Empoli, Édouard Philippe, Laureline Dupont

En revanche, nous ne pourrons pas obtenir de résultats durables sans nous demander ce que deviendront le continent africain et le Moyen-Orient dans les trente ou cinquante années qui viennent. Il est illusoire d’imaginer que les seules solutions techniques, que la seule régulation migratoire, permettront d’obtenir des résultats durables. Cela n’est pas vrai. Il faut trouver une façon de travailler en confiance au développement économique et à la stabilité politique d’un continent africain morcelé et d’un Moyen-Orient déstabilisé.

Le président de la République a souhaité un “réarmement démographique”, est-ce aux politiques de se mêler des désirs des Français et de leur vie familiale ?

E. P. Je sais qu’il n’est pas de bon ton en France de dire que l’on est libéral, mais je le suis suffisamment pour ne pas souhaiter que l’Etat se mêle du modèle familial et de la façon dont il doit fonctionner. J’observe que, quand bien même il s’en mêlerait, il ne le ferait pas si bien. Je rappelle à ceux qui parlent du “baby-boom” qu’il ne commence pas en 1945, dans les nuits de délire de la Libération. Le rebond de la natalité commence en 1943. C’est la pire année de la guerre. Puis, le phénomène s’amplifie en 1944, 1945, 1946. Par conséquent, je ne crois pas à la politique publique qui, du jour au lendemain, inverserait une tendance que l’on observe dans plusieurs pays européens aujourd’hui, pas seulement en France.

Les angoisses, les difficultés économiques sont telles que ce n’est pas la politique familiale qui changera les choses à elle seule ! Elle peut faciliter la natalité, elle peut permettre de concilier plus facilement vie familiale et contraintes du monde dans lequel nous vivons, mais je doute qu’elle modifie considérablement la donne. Il me semble que les évolutions de la natalité sont aussi les conséquences de notre vision du monde, c’est la confiance qu’une nation exprime, qu’elle a en elle-même. Quand il n’y a pas de projet, quand il n’y a pas de vision, quand il n’y a plus de sens collectif ou de direction, il me paraît assez difficile de croire qu’il puisse y avoir un sursaut démographique.

Emmanuel Macron a appelé à une désescalade au Proche-Orient, mais il a surtout provoqué une crise diplomatique avec Israël en plaidant pour l’arrêt de la livraison d’armes utilisées à Gaza ou au Liban. La France et l’Europe ont-elles encore les moyens de se faire entendre au Moyen-Orient ?

G. d. E. Au-delà de l’initiative d’Emmanuel Macron, qui essaye d’apporter une réponse à l’urgence du moment, je pense que dans les débats autour de cette question persiste chez nous une sorte de réflexe colonial qui fait que nous pensons toujours que c’est à nous de régler les problèmes ailleurs dans le monde, que nous avons le pouvoir d’intervenir et d’avoir un impact décisif. Or, et c’est mon opinion venant de l’étranger, la France n’en a plus les moyens. Même l’Europe est très divisée, il n’existe pas de ligne commune sur le Moyen-Orient. Et s’il en existait une, l’Europe disposerait de peu de leviers pour réellement peser dans la région.

Par ailleurs, si vous êtes impliqué dans cette guerre, vous ne pouvez pas avoir une vision objective et nuancée de la situation. En revanche, si vous n’êtes pas impliqué dans les combats, vous devriez au moins être capable d’exprimer une position équilibrée. Or, malheureusement, c’est ce qui nous fait défaut aujourd’hui. Même ici, en France, dans les universités ou sur les réseaux sociaux, il y a une logique de tribus qui s’affrontent. Comme si nous étions sur le front au Proche-Orient, alors que nous n’y sommes pas du tout. On réduit ainsi la complexité infinie de ce conflit à une question manichéenne : êtes-vous pro-Israélien ou pro-Palestinien ? C’est un vrai problème.

E. P. Je déplore tout autant cette polarisation, y compris en France. Nous devrions exprimer une empathie avec toutes celles et ceux qui souffrent dans cette région, sans avoir à choisir. La victime civile d’un bombardement est d’abord une victime, que la bombe soit israélienne ou que la roquette soit du Hamas ! La deuxième chose que je constate et qui me désole, c’est qu’il est difficile pour un pays européen, même s’il dispose d’une puissance militaire comme le Royaume-Uni ou la France, même s’il a une économie prospère comme l’Allemagne, d’être en mesure de véritablement peser sur les affaires du monde. Nous pouvons toujours nous mettre en scène en grande nation qui a des choses à dire au monde, mais le monde a-t-il envie de nous écouter ? A-t-il des raisons de nous écouter ? Alors bien sûr, nous portons des valeurs universelles, bien sûr, nous avons des intérêts et nous devons les défendre, mais penser que nous pesons de façon décisive dans une région comme le Moyen-Orient est excessif.

Poutine a fait un pari simple : l’Ukraine sera toujours plus importante pour lui que pour nous

Giuliano da Empoli

La stratégie de la France a longtemps consisté à compenser sa perte relative de puissance par une influence importante dans un système multilatéral. Mais le multilatéralisme s’est écroulé, et nous voilà dans des rapports de force beaucoup plus binaires et bilatéraux. Nous aurions pu espérer que l’Europe, en tant que réunion d’Etats nombreux et prospères, puisse défendre ses intérêts et s’affirmer comme une vraie puissance. Elle est effectivement une puissance commerciale et financière, avec le marché le plus riche du monde. Mais en matière géopolitique, elle est incapable de s’imposer. Parce que sur le Moyen-Orient, les Espagnols ne veulent pas la même chose que les Français, qui ne veulent pas la même chose que les Allemands. Il n’existe pas d’unité dans la vision du monde des Européens. Sur quelques sujets, il peut arriver que cette unité puisse s’exprimer. Mais aussi longtemps que nous ne serons pas capables de définir nos intérêts communs, il sera illusoire d’imaginer pouvoir peser sur les affaires du monde.

Sur l’Ukraine, en revanche, l’Europe semble plus unie. Mais aujourd’hui, la situation sur le front est compliquée, et l’idée de négociations avec la Russie gagne du terrain. Faut-il, lorsqu’on est un dirigeant démocratique, espérer négocier avec Vladimir Poutine, en sachant qu’il a sciemment menti à Emmanuel Macron jusqu’au début de l’invasion de l’Ukraine ?

E. P. Poutine a toujours menti. Mais vous rendez-vous compte de ce que cela implique d’imaginer qu’on ne pourrait plus jamais négocier avec lui ?

G. d. E. La question n’est pas d’espérer quoi que ce soit de Poutine. L’important, ce sont les rapports de forces à partir desquels on peut négocier. Espérer un changement de régime en Russie n’est pas une stratégie. C’est d’ailleurs bien pour cela que je suis inquiet de voir ce qui se passe au Moyen-Orient, avec une offensive israélienne dont on dit qu’elle permettrait un changement de régime en Iran. Mais un changement de régime provoqué par l’extérieur ne fonctionne pratiquement jamais ! La seule façon de le faire, c’est d’occuper militairement un pays. Sinon, on provoque souvent l’effet contraire de celui recherché.

Au sujet de Poutine, la question n’est donc pas d’avoir confiance en lui ou de l’aimer. La vraie question est : comment lui imposer un rapport de forces qui soit favorable à l’Ukraine ? Effectivement, ce n’est pas ce à quoi l’on assiste aujourd’hui. Mais, même quand on est très pessimiste sur la situation militaire du pays, il faut toujours se souvenir du point de départ. Et le point de départ, c’est l’invasion russe, et Volodymyr Zelensky qui s’est vu proposer par les Américains d’être exfiltré pour sa sécurité, ce à quoi il a répondu qu’il n’avait pas besoin de taxi. Poutine espérait placer un gouvernement de remplacement à Kiev en quelques semaines. Ce plan a échoué. Aujourd’hui, nous sommes à nouveau dans une phase militaire plus difficile. Poutine a fait un pari simple : l’Ukraine sera toujours plus importante pour lui que pour nous. Donc la Russie mettra les moyens qu’il faut, alors que nous, Occidentaux, allons nous lasser. L’important est donc de ne pas permettre à Poutine de gagner ce pari.

E. P. Je partage cet avis. De l’extérieur, quand on n’est ni Ukrainien ni Russe, il est difficile d’imaginer comment et quand le conflit pourrait s’arrêter. Mais un jour, je pense que côté ukrainien, il y aura le sentiment que la situation n’est plus tenable, qu’il faut arriver à une solution négociée. C’est le scénario qui me paraît le plus probable compte tenu de la capacité supérieure de la Russie à supporter durablement une guerre d’attrition. A ce moment-là, la question se posera pour les autorités ukrainiennes, et pour elles seules, de savoir si elles doivent accepter qu’on trace une ligne départageant les territoires conquis, et ayant vocation à rester du côté russe, d’une Ukraine souveraine. Cette ligne sera provisoire dans l’esprit des Ukrainiens, bien moins dans celui des Russes. Les Ukrainiens refusent aujourd’hui cette hypothèse, et je le respecte car ils se battent courageusement, mais la question se posera un jour. A partir de là viendra une deuxième question : l’Ukraine doit-elle entrer dans l’Otan ? Si la partie ukrainienne souveraine intègre l’alliance atlantique, la Russie sera furieuse. Mais nous savons aussi, par la force de l’expérience, que lorsqu’un pays est dans l’Otan, les Russes, qui connaissent parfaitement la grammaire de la guerre froide et qui ne veulent pas d’une guerre directe avec l’Otan, n’osent pas déclencher un conflit généralisé en provoquant ce pays.

Quelle pourrait être selon vous la prochaine grande crise qu’affronteront les pays occidentaux ?

E. P. C’est joyeux !

G. d. E. Pour finir sur une note optimiste, je crois qu’il y a plusieurs apocalypses possibles. L’un des avantages de notre époque, c’est qu’on a le choix (rires). Il y a l’apocalypse géopolitique, à laquelle je ne crois pas. Sur ce plan, ça s’est toujours mal passé, non ? Le monde redevient normal. C’est plutôt le monde dans lequel notre génération a grandi qui était anormal. A présent, il y a de nouveaux conflits. Mais ne faisons pas l’erreur d’appeler “chaos” un ordre qui nous ressemble moins, c’est surtout chaotique de notre point de vue occidental. Si vous allez dans des pays qui s’imposent beaucoup plus qu’avant sur la scène internationale, au Brésil, en Inde ou ailleurs, vous avez une perspective différente.

Ensuite, on parle beaucoup d’apocalypse climatique. Là on est effectivement dans quelque chose d’inédit, qui produit de plus en plus d’effets catastrophiques, et je partage l’inquiétude de beaucoup de gens à ce sujet, mais mon apocalypse préférée est technologique. Je ne crois pas que la race humaine soit exterminée par les machines, ou du moins pas tout de suite. En revanche, nous allons connaître une mutation de l’expérience humaine, avec des machines qui vont peut-être entrer en nous et changer d’une façon fondamentale nos sociétés et notre façon d’être. C’est, de mon point de vue, le plus grand défi des prochaines décennies.

Edouard Philippe, quelle est votre apocalypse préférée ?

E. P. L’apocalypse, ce serait de ne plus pouvoir écouter et lire Giuliano ! Tout ce que vous dites est très juste. Pour nous Occidentaux, le plus difficile est de comprendre que, peut-être, une parenthèse se referme. A partir de la fin du XVe siècle, de la Renaissance, l’Europe, puis, au XXe siècle, l’Europe et les Etats Unis ont pris une place prééminente dans le monde. Alors que la Chine ou le monde arabe ou certains empires africains ou américains étaient, avant la Renaissance, plus riches et plus avancés que les sociétés européennes, l’Occident a dominé le monde pendant cinq siècles : militairement, économiquement, idéologiquement, politiquement. Cette suprématie est peut-être en train de s’achever. Et cela se traduit par des interrogations sur la démocratie. Nous avons tous grandi avec l’idée qu’elle était le moyen le plus sûr de garantir la prospérité collective et la stabilité politique à l’intérieur et à l’extérieur de nos frontières, les démocraties ne se faisant pas la guerre entre elles. Mais aujourd’hui, ce modèle démocratique est largement remis en cause. D’autres modèles donnent le sentiment de mieux garantir la stabilité politique et la prospérité collective, des modèles plus autoritaires à l’Est et au Sud. L’Occident se rend compte que ce qu’il a réussi à produire n’est plus simplement contesté sur le plan théorique, mais aussi en pratique par des contre-modèles, et que ses propres instruments se sont émoussés. Je ne sais pas si c’est une apocalypse, mais c’est clairement un changement de monde.




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