C’est une victoire au goût de cendres. De celles qui donnent le sentiment d’avoir été trahi par l’histoire. Une victoire tourmentée. Incomplète. Fugitive. Tête-à-queue inattendu, l’avenir en pointillé. Henri Giscard d’Estaing est arrivé un peu en avance au rendez-vous qu’il nous avait fixé. Eternel pull à col roulé sombre ; la pochette en soie savamment glissée au revers du veston. En apparence rien n’a changé. Le sourire est toujours aussi large, mais les traits peut-être plus crispés que d’ordinaire. Une ombre noire dans le regard. Le président du Club Med a soigneusement posé sur la table une simple feuille blanche sur laquelle un graphique attire l’œil.
Trois courbes sont dessinées : deux sont ascendantes, celles des revenus de l’entreprise et du résultat net. Une autre plonge, la dette. Et dans un coin, un tableau retrace année après année la remontée du taux de marge du Club, jusqu’aux 9,5 % affichés en 2023. Une performance historique dans un secteur où la concurrence est endiablée. Cette petite feuille A4 est le gage de sa survie à la tête de l’entreprise. Du moins, le croit-il. Le climat est tellement changeant, ces temps-ci.
L’année 2024 aurait dû être celle du triomphe pour Henri Giscard d’Estaing. Mieux, de la revanche. Les succès financiers de l’entreprise sont la preuve que le chemin emprunté depuis plus de 20 ans était le bon. Que sa vision défendue contre vents et marées était juste. Son pari – la montée en gamme du Club Med – s’est enfin révélé gagnant. Fini les villages de cases. Envolée, l’image baba cool des Bronzés font du ski. Il a fallu rationaliser, investir, métamorphoser une entreprise dont le simple nom évoque un bout de France dans l’inconscient collectif de millions de touristes. Conquérir une nouvelle clientèle, assurément moins nombreuse, mais tellement plus fortunée. Et pourtant…
Une victoire amère
Le patron vient tout juste de fêter ses 68 ans et il n’a jamais paru aussi fragilisé. Propulsé directeur général du Club Med en 2001, Henri Giscard d’Estaing a tout traversé. Les heures sombres, les batailles boursières homériques. La flagornerie d’une partie de l’establishment français, guère convaincue par la stratégie du fils de l’ancien président de la République. Et puis les défections et les silences quand il aurait bien eu besoin d’un coup de main tricolore. “Le Club Med, c’est une entreprise ballottée au gré des vents violents de la géopolitique. Elle a toutes les contraintes d’une multinationale sans en avoir la surface financière. Une des boîtes les plus compliquées à gérer que je connaisse”, avance Alain Minc. Mais dans son plan, Henri Giscard d‘Estaing a juste oublié une chose : “Le Club Med n’est pas sa boîte”, rappelle un ancien du groupe. A la fin, le pouvoir est toujours dans les mains de l’actionnaire. Règle numéro un du capitalisme. Or, depuis une décennie, le pouvoir est logé chez Fosun, un gigantesque conglomérat chinois, créé par Guo Guangchang.
Certains crient à la trahison. D’autres évoquent, plus prudemment, une distance entre les deux hommes… Parlons seulement du changement de pied de “chairman Guo”. Sans doute le revirement de situation le plus rude à encaisser pour Henri Giscard d’Estaing. Car il ne l’a pas vu venir. Ou pire, n’a pas voulu le voir venir. Depuis le 2 janvier 2015, date à laquelle Fosun a mis la main sur le Club Med au terme d’une OPA qu’il a lui-même amorcée et soutenue, les Chinois ont toujours été de fidèles actionnaires, généreux et discrets. Laissant la bride large au PDG et à ses équipes. Jusqu’à récemment. Après tout, ils ont investi près de 800 millions d’euros dans l’entreprise en l’espace de 10 ans. Et ils ont joué pleinement leur rôle pendant la pandémie, accordant un prêt de 130 millions d’euros lorsque la plupart des clubs étaient fermés. “Nous avons toujours soutenu le Club Med dans les périodes difficiles, notamment durant le Covid. Nous avons toujours répondu présent pour lui fournir les ressources nécessaires afin qu’il puisse atteindre ses objectifs stratégiques”, explique à L’Express Xu Xiaoliang, le codirecteur général de Fosun International et président de Fosun Tourism Group, la filiale qui contrôle l’entreprise française. Comprendre entre les lignes : maintenant, il faut que l’argent rentre à la maison. “Je n’agis pas pour moi mais pour le respect et la pérennisation des valeurs de l’entreprise”, répond sobrement Henri Giscard d’Estaing.
Le changement de cap de Fosun date de novembre 2022 avec la nomination de ce nouveau patron à la tête de Fosun Tourism Group, Xu Xiaoliang. Chez Fosun, les organigrammes valsent. L’homme ne connaît pas grand-chose au tourisme, ne parle ni anglais ni français. Les relations avec Henri Giscard d’Estaing sont moins fluides qu’avec Jiannong Qian, l’ancien patron de la filiale, présent depuis l’OPA. “J’ai l’impression que cette nomination était avant tout très politique”, avance un ponte du Club. L’homme a une feuille de route pour gérer la filiale : elle tient en deux mots. “Asset light”, du “Weight Watchers” financier. Il faut maigrir et dégager du cash. Pour le Club Med, la première traduction concrète de cette nouvelle stratégie est la nomination d’un nouveau directeur financier à la mi-2023. Un homme de Fosun, Yin On Choi – déjà directeur financier de Fosun Tourism Group -, en lieu et place de Michel Wolfovski qui cumule cette fonction avec celle de directeur général du Club. Après tout, c’est la règle dans toutes les entreprises étrangères que Fosun a rachetées au cours des années passées.
La mainmise de Fosun
Reste que le virage réussi du groupe tricolore est indissociable du tandem Giscard-Wolfovski. Au premier la vision, la communication, le ciment des équipes. Au second, la tâche ingrate de faire tourner la boutique au quotidien. Dans ce jeu de go, l’attaque de Fosun est sévère puisque les Chinois ne veulent pas que leur nouvel homme des chiffres soit chapeauté par le Français Michel Wolfovski. Henri Giscard d’Estaing s’époumone, tempête, résiste. Las. Fosun n’a pas seulement envie de mettre la main sur – et dans – les finances de l’entreprise. L’actionnaire veut aussi mettre son nez dans les ressources humaines, avoir un droit de regard sur les nominations importantes. S’ajoute un projet de modification des statuts qui, s’il est adopté, conduit à donner tous les pouvoirs au conseil d’administration, dévitalisant le rôle du PDG.
Or il se trouve que Fosun a nommé quelques mois auparavant deux nouveaux représentants chinois au conseil du Club Med, portant à six le nombre des “Fosun Boys” contre deux Français seulement, dont Henri Giscard d’Estaing. Des rumeurs de délocalisation du siège social à Shanghai tournent en boucle. Et des différences de “sensibilité” sur le choix d’implantation des futurs clubs apparaissent : l’actionnaire souhaiterait privilégier la Chine tandis que les dirigeants français lorgnent le sud-est asiatique et le Moyen-Orient avec Oman.
Les politiques s’en mêlent
En coulisses, l’affaire devient politique, alors que Henri Giscard d’Estaing sonne le tocsin. L’ex-premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, courroie de transmission indispensable entre Pékin et Paris, agite ses réseaux. Au sommet Choose France de mai 2024, Bruno Le Maire fait passer quelques messages aux représentants de Fosun sur le thème de “La France ne laissera pas faire”. Les Chinois goûtent peu l’avertissement. La crise de gouvernance est actée lors d’un conseil d’administration en juin 2024 qui entérine le départ de Michel Wolfovski, 67 ans, contre l’avis du PDG – il a définitivement quitté l’entreprise en octobre. Dans la foulée, en juillet, le dernier administrateur français, Georges Pauget, ancien directeur général du Crédit agricole, claque la porte bruyamment. Non sans avoir échangé quelques missives gorgées d’acide avec Xu Xiaoliang, accusant Fosun de conflits d’intérêts et de pratiques non conformes aux règles de gouvernance en vigueur en Europe. Bref, l’ancien banquier français reproche aux Chinois de faire perdre de la valeur à l’entreprise…
Durant ces longs mois, Henri Giscard d’Estaing, lui, multiplie les voyages en Chine. Dix cette année. A chaque fois, il y reste quasiment une semaine. Le temps nécessaire pour convaincre, analyser les courants contraires chez Fosun, contre-attaquer. “Je n’ai jamais vraiment compris l’organigramme du groupe, tout est tellement opaque et fluctuant”, confirme un ancien membre du conseil d’administration du Club Med. A chaque déplacement, c’est la soupe à la grimace. La disgrâce en cadeau de bienvenue. Henri Giscard d’Estaing a abandonné ses fonctions d’administrateur exécutif, de vice-président du conseil d’administration et de membre du comité stratégique de Fosun Tourism Group. Début, octobre, un cessez-le-feu provisoire est signé, avec une nouvelle gouvernance du Club : pour remplacer Michel Wolfovski, trois directeurs généraux sont choisis par Henri Giscard d’Estaing mais avalisés par Fosun. “Nous saluons cette décision et avons une totale confiance en cette nouvelle équipe”, conclut Xu Xiaoliang. Une déclaration digne d’un rapport officiel du Parti. “Le Club n’est pas une entreprise que l’on peut piloter à la chinoise, le doigt sur la couture du pantalon. Cette crise va laisser des traces”, déplore un fin connaisseur de la Chine. Henri Giscard d’Estaing a senti le vent du boulet mais il est encore en place. En Chine, où la verticalité du pouvoir est révérée bien plus que la compétence ou le talent, être le fils d’un ancien président de la République, ça compte. Un temps seulement.
Une affaire chinoise
Comment expliquer cette révolution de palais ? Rembobiner le film du Club Med, ce n’est pas faire la simple anamnèse d’une entreprise. C’est aussi comprendre les mutations de la Chine sur une décennie, les soubresauts de ce capitalisme triomphant mais brutal qui a porté au pinacle de jeunes loups. C’est comprendre aussi le raidissement du pouvoir politique, manifeste depuis le Covid, la montée du nationalisme économique, le repli sur soi de la deuxième économie de la planète. C’est analyser l’ombre portée de Xi Jinping sur le monde économique, le pouvoir intrusif du Parti communiste dans les affaires de toutes les entreprises. C’est enfin décrypter le parcours de deux hommes que, sur le papier, tout oppose. Henri Giscard d’Estaing, le fils de président, enfant chéri qui a dû batailler pour se faire un prénom. Et Guo Guangchang, le fils de paysan, biberonné au meigan cai – des légumes marinés cuits avec de la poitrine de porc -, qui rêve d’inscrire son nom au panthéon des grands patrons chinois.
Guo Guangchang ne s’est pas imposé par hasard au Club Med, on est venu le chercher. Plus précisément Henri Giscard d’Estaing l’a sollicité. Nous sommes en 2010. Le Club est présent en Chine depuis six ans mais pour poursuivre son développement, il a besoin d’un partenaire local. Un premier candidat jette l’éponge, un deuxième est écarté. Et puis Guo Guangchang se présente. Il a créé Fosun en 1992 avec trois copains de l’université de Fudan, près de Shanghai, l’une des meilleures du pays. Il collectionne tout ce qui passe, se spécialise d’abord dans la pharmacie, picore aussi dans l’acier, les médias, Internet et l’immobilier. Mais il n’est quasiment jamais sorti de Chine. Pour “chairman Guo”, le Club Med est une occasion rêvée : oui pour un partenariat mais il veut davantage de parts dans le Club. Henri Giscard d’Estaing ne lui en propose que 7 % au début. Tant pis, il est patient. En 2012, la tempête financière qui s’est abattue sur l’Europe a déstabilisé le Club Med. La stratégie de montée en gamme coûte de l’argent, le cours de l’action est au plus bas. “J’avais besoin de temps et de stabilité. Il fallait sortir de la Bourse”, raconte aujourd’hui Henri Giscard d’Estaing.
Les Chinois de Fosun lui offrent les deux. L’OPA est rondement ficelée avec Ardian (ex-Axa Private Equity), l’un des plus gros fonds français. Sauf que l’opération ne se déroule pas comme prévu. Entre-temps, un financier Italien, Andrea Bonomi, est entré dans la danse, flanqué de Serge Trigano, débarqué du Club quelques années plus tôt. S’ensuivent huit enchères successives, qui durent des mois. La plus longue bataille boursière de l’histoire du capitalisme français. Ardian jette l’éponge et la joute tourne à la guerre d’ego entre l’homme d’affaires italien et le tycoon chinois. Ne jamais perdre la face. Guo Guangchang l’emporte fin 2014. “Fosun a acheté bien trop cher le Club Med”, pointe un banquier au cœur du dispositif à l’époque. Finalement, 45 % de plus que le prix fixé dans la première offre d’achat.
Fosun à l’assaut du monde
Ce premier acte marque le début d’une lune de miel qui durera jusqu’au Covid. Durant ces années, les parcours des deux hommes s’entrecroisent. Henri Giscard d’Estaing restructure, ferme des clubs – beaucoup -, investit dans de nouveaux, engloutit des sommes folles pour monter en gamme. Guo Guangchang, lui, dépense sans compter. Fosun fait partie des quatre “éléphants gris” sélectionnés par Pékin pour partir à l’assaut de la planète. Les banques chinoises lui ont ouvert des lignes de crédit quasi illimitées. Chairman Guo est boulimique. Il avale le Club Med, le Cirque du Soleil, une banque et une compagnie d’assurances au Portugal, une autre banque d’affaires en Allemagne, des laboratoires pharmaceutiques en Inde, de la pierre partout… Entre 2013 et 2017, il réalise plus de 11 milliards de dollars d’acquisitions hors de Chine. Mais Pékin rappelle Icare à l’ordre. Un week-end de décembre 2015, Guo Guangchang disparaît mystérieusement. Une sombre affaire de corruption avec la mairie de Shanghai. Quand il réapparaît, il a retenu la leçon. Il obéira, lui qui est pourtant si proche d’un autre tycoon mis sur le banc, Jack Ma, le fondateur d’Alibaba.
Fin janvier 2020, Henri Giscard d’Estaing et lui se retrouvent autour d’un plat de nouilles sautées dans un restaurant chinois de Versailles, en marge du sommet Choose France. L’actionnaire informe son partenaire que cette année, il n’ira pas au sommet de Davos, où se réunit le gratin mondial. Il doit rentrer précipitamment en Chine. “Il se passe quelque chose”, souffle Guo Guangchang au Français. Quelques jours plus tard, il l’appelle pour lui demander une faveur : “Envoyez-moi des masques en urgence !” Au printemps, quand les usines chinoises tourneront à plein régime, ce sera l’inverse.
Pendant trois ans, Henri Giscard d’Estaing et Guo Guangchang ne se verront pas physiquement. L’Europe, qui se vaccine à tout va, sort progressivement du Covid. La Chine, elle, choisit une stratégie différente : elle bunkérise son économie et des centaines de millions d’individus. Fosun et sa filiale pharmaceutique ont acheté la licence du vaccin Pfizer, mais ils n’ont pas le droit de le produire. Début 2023, la sortie brutale du confinement révèle une Chine traumatisée. L’économie en est souffrance, le prix de la pierre s’effondre, entraînant dans sa chute des géants de l’immobilier comme Evergrande. Pour le Club en Chine, les succès sont moins brillants qu’espérés. Le pays est bien devenu son deuxième marché avec plus de 300 000 clients, contre 20 000 en 2004. Mais en termes de revenus, il ne représente que 5 % du volume d’affaires. Une paille. Dans le luxe, où Fosun s’est aussi développé à partir de 2018 avec le rachat de Lanvin, les déconvenues s’enchaînent. “Quand ils cherchent à piloter en direct une marque de luxe étrangère, c‘est la catastrophe. Ils ne savent pas faire et ne veulent rien entendre”, observe un spécialiste du secteur installé à Shanghai. L’endettement de Fosun Tourism Group, qui ne pesait quasiment rien quand la croissance était galopante, est devenu un fardeau : il bondit de 4,6 milliards de yuans (600 millions d’euros) en 2019 à plus de 20,6 milliards en 2023 (2,6 milliards d’euros).
Au printemps 2023, “chairman Guo”, alors en voyage en Occident, est prié de rentrer illico en Chine. Fini les escapades. La priorité est au désendettement et à la cession de tout ce qui n’est pas stratégique. Plus question que les capitaux sortent du pays. “Ils ont très bien su gérer la croissance mais ils sont totalement déstabilisés par la décroissance”, note un banquier d’affaires installé à Hong Kong.
Et le Club Med ? Sans lui, Fosun Tourism Group est une coquille vide. Alors, les Chinois se mettent en chasse d’un partenaire capable de prendre 30 % du groupe. En France, Henri Giscard d’Estaing y voit la possibilité de trouver un actionnaire, certes minoritaire, mais sur sa ligne. Une façon de “dé-siniser” l’entreprise. Il part en Suisse toquer à la porte de la famille Maus, propriétaire de Lacoste, Aigle ou The Kooples. Le Club Med a déjà collaboré avec la marque au crocodile. Le rapprochement a un sens mais les Maus imposent leur condition : être majoritaires. Mieux, ils préfèrent avaler le tout. Refus catégorique de Fosun qui voit d’un très mauvais œil la tactique du PDG français. “Fosun reste ouvert à la collaboration avec des partenaires qui partagent notre culture d’entreprise et apportent des synergies stratégiques”, nous a précisé Xu Xiaoliang, le patron de Fosun Tourism Group. Le fonds singapourien Temasek a été évoqué. De même que le luxembourgeois CVC Capital Partners. Avec l’aide de Bpifrance ? La réalité, c’est que les candidats ne se bousculent pas au portillon. “Qui est prêt à lâcher 600 millions pour prendre 30 % du Club et fermer sa gueule ?”, lance vertement un banquier d’affaires parisien. Un autre d’ajouter : “Pour convaincre un investisseur minoritaire de rentrer, il faudra qu’il obtienne, dans le pacte d’actionnaires, un droit de regard sur les nominations, le budget et le plan d’investissement. Or, je ne suis pas certain que les Chinois soient prêts à cela”. En attendant, Henri Giscard d’Estaing fait le dos rond. Encore une minute Monsieur le bourreau…
Source