Jordan Bardella l’affirme souvent : “La politique, c’est l’art de la répétition.” Cela tombe bien, en 1984, déjà, Jean-Marie Le Pen l’assurait : “Pour reconstruire la France, il faut réduire le domaine de l’Etat, le nombre de fonctionnaires, les dépenses publiques.” C’était il y a quarante ans. Aujourd’hui, la sentence lepéniste résonne agréablement aux oreilles du jeune président du RN, signataire, le 20 octobre, d’une tribune dans Le Figaro, dans laquelle il appelle à “déverrouiller les contraintes qui pèsent sur notre économie”. Après des années d’errement sur les terres du social-populisme, le Rassemblement national semble mûr pour renouer avec ses racines libérales.
A l’Assemblée, les troupes marinistes se pressent désormais pour proposer un “contre budget”, qui permettrait une économie de 13,7 milliards d’euros en “dégraissant l’Etat” tout en défendant les entrepreneurs, et en égalisant les jours de carence entre le public et le privé. En hémicycle, lors de l’examen du budget, les voici donc soutiens de la “flat tax”, alors même que le projet de Marine Le Pen en 2022 envisageait une quasi-suppression du dispositif ; votant contre le rétablissement de l’ISF (Impôt sur la fortune), contre la surtaxe sur les grandes entreprises, ou s’abstenant sur la pérennisation de la contribution sur les hauts revenus. Bref, voici le RN en pleine parade nuptiale pour séduire les plus aisés.
Inclinaison naturelle de Jordan Bardella
L’occasion, pour la gauche, de pointer du doigt une duplicité des lepénistes, ce jeudi 31 octobre, lors de leur niche parlementaire au Palais Bourbon. “Jordan Bardella et le RN cherchent à nous tromper, j’en veux pour preuve une longue liste de vos votes contre la volonté populaire, y compris contre ceux qui votent pour vous, parce que vous êtes une fraude sociale !”, s’est insurgée l’élue insoumise Anaïs Belouassa Cherifi.
Le chef de parti, lui, assume une position économique plus droitière depuis quelques temps déjà. Lors de sa campagne pour les élections européennes, il multipliait les déclarations d’amour au patronat, déclamant sa volonté “d’établir une fiscalité de croissance en baissant les impôts de production”, “de soutenir les forces sans alourdir les charges”, soutenant être favorable “à la liberté de l’économie à l’intérieur et à la protection à l’extérieur”.
Stagnation chez les classes populaires
La manœuvre est avant tout électoraliste. Car depuis 2017, le parti d’extrême droite semble avoir atteint un plafond au sein de l’électorat populaire, où l’on observe une homogénéisation des comportements. Chez les cadres et les classes supérieures, en revanche, le vote frontiste connaît une augmentation forte. Une enquête Ipsos datée du 30 juin et portant sur les élections législatives établit que ce dernier est passé, depuis l’élection présidentielle de 2022, de 15 % à 32 % dans la tranche supérieure de revenus, de 12 % à 31 % chez les retraités, et de 11 % à 22 % chez les cadres et plus diplômés. Et selon le Cevipof, depuis 2012, la progression du parti lepéniste s’est faite auprès des classes moyennes, passant de 33 % en 2012 à 40 % en 2022. Par ailleurs, si le RN reste très haut au sein de l’électorat ouvrier (57 % aux dernières élections législatives), les classes populaires les plus défavorisées, elles, continuent de voter majoritairement à gauche.
Le calcul a été fait : la marge de progression électorale se trouve désormais du côté des classes moyennes et classes moyennes supérieures. “L’électorat du RN lui-même est aujourd’hui assez libéral, analyse le politologue Luc Rouban, auteur des Ressorts cachés du vote RN (Presses de Sciences Po – 2024). Libéral au sens d’un libéralisme entrepreneurial, qui comprend une demande d’autonomie économique. Les élections législatives du mois de juin dernier ont permis d’accélérer ce diagnostic, de même que l’arrivée au sein du parti de plusieurs personnalités issues de la droite libérale. C’est le cas de François Durvye, bras droit du milliardaire conservateur catholique Pierre-Edouard Stérin, et conseiller économie de Marine Le Pen et Jordan Bardella. Avec d’autres, il a participé à l’inflexion du programme économique du parti d’extrême droite, et entend poursuivre cette entreprise.
La bourgeoisie, terre de conquête
“Il y a eu une migration progressive à la fois des milieux économiques et du parti, estime-t-il. Au moment des législatives, beaucoup d’électeurs d’Emmanuel Macron en 2017 ont commencé à trouver Marine Le Pen et Jordan Bardella fréquentables, et eux ont commencé à parler à des gens de ce milieu et à comprendre les demandes des milieux des affaires.” L’opération séduction du mois de juin dernier, si elle a pavé la voie à la conquête d’un nouvel électorat bourgeois, n’a pas suffi à convaincre. Le parti peine toujours à prouver sa crédibilité sur les questions économiques et doit encore donner des gages, d’autant plus qu’il mise sur une prochaine dissolution de l’Assemblée nationale.
L’exercice relève d’une prouesse d’équilibriste. D’un côté, le RN devra convaincre et rassurer les classes intermédiaires et supérieures quant à sa capacité de défendre leurs intérêts économiques. De l’autre : continuer de se faire le porte-voix, en apparence au moins, des catégories populaires, en demande de progrès sociaux. Pour Stefano Palombarini, économiste et maître de conférence à Paris VIII, l’idéologie frontiste s’inscrit désormais dans un paradigme néolibéral qui devrait lui permettre d’agréger une nouvelle frange de l’électorat bourgeois. “Les élections du mois de juin 2024 ont été marquées par une troisième vague de ralliement à l’extrême droite : après la petite bourgeoisie thatchérienne des années 1980, puis une fraction des classes moyennes inférieures apeurées par la perspective d’une dégradation sociale, c’est maintenant une fraction importante des classes aisées et de la grande bourgeoisie qui rejoint le Rassemblement national”, écrit ce dernier dans l’ouvrage collectif Extrême droite, la résistible ascension (Ed. Amsterdam). Les moyens inédits mis à disposition de Jordan Bardella pour la promotion de son ouvrage à paraître (Ce que je cherche, Fayard, le 9 novembre) par le milliardaire Vincent Bolloré illustrent notamment ce glissement. “Le RN sait que la prochaine étape, pour lui, est la présidentielle de 2027, conclut Luc Rouban. Il sait aussi que pour y arriver cette fois, il aura besoin du soutien des élites économiques et du patronat, et sa stratégie, d’ici-là, est de tout faire pour réussir à s’agréger ces grands acteurs.”
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