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Start-up : la licorne, symbole en décrépitude de la French Tech


La langueur de l’hiver, sans les vertiges. Dans la French Tech, les hautes cimes des années 2020-2022 ont quitté l’horizon. L’euphorie des levées de fonds s’est envolée, victime des turbulences géopolitiques et de la hausse des taux d’intérêt. L’Etat, en quête de coupes budgétaires, apporte son lot de mauvaises nouvelles : certaines aides publiques, telles que les exonérations de charges pour les Jeunes entreprises innovantes, pourraient être rabotées dans le prochain budget. Aucune start-up n’échappe à la morosité. Pas même les licornes. Ces bêtes fantasmagoriques désignent, selon un concept formulé en 2013 par l’investisseuse américaine Aileen Lee, les sociétés valorisées plus d’un milliard de dollars par leurs bailleurs de fonds. Les plus prometteuses.

Ynsect, spécialisée dans l’élevage de scarabées pour l’alimentation animale et humaine, est la dernière victime en date. La licorne tricolore a entamé fin septembre une procédure de sauvegarde. Un plan de départs volontaires est en cours. Sa dégringolade a rencontré un large écho médiatique. Créée en 2011, elle cochait toutes les cases de la pépite du XXIe siècle : industrielle – donc bonne pour l’emploi et la souveraineté -, écolo dans sa finalité, à haute valeur ajoutée scientifique. L’entreprise a levé plusieurs centaines de millions d’euros – entre 430 et 550 selon les rapports de presse – auprès de prestigieux investisseurs dont la Banque publique d’investissement (Bpifrance).L’objectif : grandir vite pour devenir un leader mondial. Comme tous ses camarades du cheptel, devenus les parangons de la “start-up nation” d’Emmanuel Macron. Le président de la République avait fixé à la France un objectif de 25 licornes. Un score atteint en 2022, avec trois ans d’avance sur le timing initial. Dans l’emballement, l’exécutif tabla ensuite sur 100 licornes d’ici 2030, et même 10 “décacornes”, leurs grandes sœurs, à 10 milliards de dollars de valorisation. Des promesses mal engagées.

Avec la raréfaction des tours de table, les méga levées de fonds marquent le pas depuis deux ans. Les sociétés d’analyses CB Insight et Pitchbook en listent respectivement 27 et 25 en 2024, soit peu ou prou le même nombre qu’en 2022. La création de licornes est au plus bas depuis 2017, toujours d’après Pitchbook. Quelques-unes ont rejoint le troupeau, à l’image de Poolside ou Mistral, portées par la vague de l’intelligence artificielle générative. D’autres, à l’inverse, l’ont vraisemblablement quitté. “Durant la période 2020-2022, certaines entreprises se sont retrouvées avec une forte valorisation qui n’était pas corrélée à leur véritable valeur”, souligne Maya Noël, directrice de France Digitale, le “lobby” du secteur. Outre Ynsect, l’ancien petit prince de la photo, Meero, qui a totalement changé de focale et réorganisé ses troupes, ne semble plus appartenir au clan. Jean-Pascal Brivady, professeur de finance à l’EM Lyon Business School, pointait début 2023 dans Challenges plusieurs entreprises susceptibles de ne plus en être, comme IAD, Spendesk ou Lydia.Sans garantie, car une certaine opacité règne dans les bilans comptables, de moins en moins divulgués par les entreprises, rendant le calcul difficile. Avant la révélation de ses déboires, Ynsect avait accumulé en coulisses des pertes colossales, 90 millions d’euros environ sur la seule année 2022, pour seulement… 600 000 euros de ventes.

La conjoncture n’est pas la même selon que l’animal baigne dans la fintech, l’e-commerce, le Web3 ou encore la deeptech. “Alan, dans l’assurance, bénéficie de contrats sur plusieurs années qui sécurisent son chiffre d’affaires. C’est moins le cas d’une place de marché à destination des consommateurs comme Back Market, obligée de repartir de zéro chaque année”, illustre Arthur Porré, du fonds Avolta Partners. Comment s’y retrouver ? L’internationalisation peut être un critère de bonne santé. Autre indice, livré par un fin connaisseur de la French Tech : “Généralement, les start-up aiment communiquer lorsqu’elles deviennent rentables, ou vont le devenir, car c’est une étape importante. Si elles ne le font pas…” Pour autant, “une valorisation reste une photographie à un instant T, explique Jean-Pascal Brivady à L’Express. Son évolution est gardée ultrasecrète.” A fortiori, quand elle baisse, signe d’une destruction de valeur pour les investisseurs.

Par ici la sortie

Plus que les fluctuations autour du fameux milliard, le problème des licornes françaises tient surtout à l’absence de “vraies” sorties, par les reventes, fusions-acquisitions ou introductions en Bourse (IPO). L’argent revient alors, en partie, aux investisseurs. Les dirigeants, eux, passent parfois à autre chose, et montent une nouvelle boîte. Dans l’idéal, “les capitaux et les talents sont réinjectés dans l’écosystème”, pointe Reza Malekzadeh, investisseur chez Partech. Criteo, cotée au Nasdaq, aux Etats-Unis, depuis 2013, est le symbole de ce cycle vertueux. Le spécialiste du ciblage publicitaire reste cependant bien seul à ce niveau. Et à l’époque, on ne parlait pas encore de licornes.

Philippe Dewost, dans son livre De mémoire vive : une histoire de l’aventure numérique (Editions Première partie), y voit la faiblesse majeure de l’écurie tricolore. “Pour détourner un adage américain, la valorisation est une opinion, la sortie est un fait : pas de licornes sans exits (sorties). Les licornes historiques restent à ce stade des opinions et des espoirs”, écrit le cofondateur du fournisseur d’accès à Internet Wanadoo, et penseur à l’origine de la French Tech. Un blocage qui peut “créer de la tension sur les portefeuilles des investisseurs”, abonde Sébastien Paillet, dirigeant de ScaleX, spécialisée dans la notation d’entreprises. Ces derniers s’engagent généralement sur une dizaine d’années, avant de rembourser leurs propres souscripteurs, généralement des banques. Dans la French Tech, hormis le rachat cette année de l’anti-réseau social BeReal par la licorne du jeu vidéo Voodoo pour 500 millions d’euros, les derniers deals marquants, à l’image de Zenly ou de Fotolia, respectivement cédés à Snapchat et Adobe, remontent… à près de dix ans. “L’argent qui sort actuellement est largement inférieur à celui qui a été investi, confirme Arthur Porré, d’Avolta. Depuis quelques années, on tourne autour de 5 milliards d’euros par an. Compte tenu des montants qui ont été levés à partir de 2020, il faudrait être capable, d’ici peu, de monter à 10, 15 voire 20 milliards. En fait, il faudrait qu’une très grosse licorne sorte au moins chaque année pour tenir l’objectif.”

La Bourse demeure la voie royale. Mais les dernières IPO n’ont pas remporté un franc succès, notamment sur la place française et européenne. En témoignent les cas de Deezer, OVH et Believe, dont les cours se situent désormais bien en dessous de leur niveau d’introduction durant la période 2021-2022. L’annonce récente de la cotation de Younited, par le biais d’un rapprochement avec une autre firme, Iris Financial, n’annonce pas de sursaut. L’entreprise, qui n’est pas rentable, espère surtout récupérer des liquidités – 150 à 200 millions d’euros – via ce mécanisme. Et sa valorisation devrait largement chuter sous le milliard de dollars. Pas le scénario rêvé. Back Market, Qonto ou Doctolib croient néanmoins en leurs chances et seraient à présent dans les starting-blocks. La première a rendez-vous en décembre avec le “Corner Stone” de Bpifrance, un club informel d’investisseurs où les dirigeants peuvent discuter d’une éventuelle introduction en Bourse. Manière de tâter le terrain.

Si le manque de liquidités est commun à tous les marchés européens, et bloque quelque peu les initiatives, la France est particulièrement touchée. “Le Royaume-Uni, l’Allemagne et la Suède représentent 50 % des introductions en Bourse européennes dont la capitalisation boursière est supérieure à 1 milliard d’euros”, détaille une étude de ScaleX. “Quand la French Tech a débuté, en 2014, plusieurs écosystèmes étaient déjà plus matures ailleurs. En Suède, il y avait un géant, Spotify. Tous ces pays précurseurs ont bénéficié d’une fenêtre favorable en 2021-2022”, relate Sébastien Paillet. Sur laquelle Deezer et les autres, sans doute pas assez matures, ont abîmé leur corne.

Au reste, l’Europe souffre encore de la comparaison avec les Etats-Unis – le pays du business, un marché unifié et moins fragmenté que le Vieux continent. “70 % des scale-up [NDLR : des start-up avec de l’ancienneté et des revenus récurrents] font le choix d’y aller pour se développer”, déplore Maya Noël. Ainsi, leurs éventuelles IPO se font plutôt outre-Atlantique. HuggingFace ou Dataiku, ces champions français de l’IA et de la data devenus licornes au pays de l’oncle Sam, pourraient un jour y songer. Et demain, Mistral ?

Pour les autres, le risque guette de passer de “licorne” à “poney”, ces bêtes qui attendent patiemment – et parfois dans l’abattement – la sortie, selon le mot de Philippe Dewost. Le rachat de parts par une entreprise tierce constitue une option. “Le capital développement [NDLR : une branche du capital-investissement ou private equity] monte en puissance”, souligne Paul-François Fournier, directeur de l’innovation à Bpifrance. “Cette tendance offre une voie alternative vers la liquidité, dans un contexte de prudence des acquéreurs d’entreprises et de stagnation du marché des introductions en Bourse”, développe Avolta, dans une récente newsletter. De nouveaux tours de tables restent également possibles. Il y a quelques semaines, Alan a ainsi bouclé une série F, à hauteur de 174 millions d’euros. Un bol d’air.

Un autre modèle possible ?

Dans ce contexte maussade, le qualificatif même de “licorne”, autrefois paré de toutes les vertus, tend à disparaître des discours officiels. “Les entreprises ne communiquent plus vraiment là-dessus”, constate Arthur Porré. Le label star de la French Tech, le Next40, réunissant les 40 entreprises technologiques les plus prometteuses du pays, n’inclut plus automatiquement les licornes, comme c’était le cas auparavant. Verkor, le spécialiste des batteries à haute puissance, masque volontairement sa valorisation dans le but de ne pas être affiché de facto comme faisant partie du lot, a confié l’entreprise aux Echos. Quant à Aqemia, jeune pousse en vue dans la recherche de molécules thérapeutiques grâce à l’IA, elle ne l’est pas encore. “On le deviendra sûrement, mais ce ne sera qu’une étape de financement, tempère Maximilien Levesque, son patron. Le statut de licorne symbolise une certaine réussite et maturité, mais ce n’est pas une fin en soi. La mission d’Aqemia, c’est de trouver des médicaments. Les étiquettes ne soignent pas.”

D’où vient ce désamour ? “Les entrepreneurs qui ne tiennent pas leur rang peuvent être pointés du doigt, appelés à se justifier davantage”, susurre Sébastien Paillet. Maya Noël, de France Digitale, avance un autre argument : “La licorne convoque un imaginaire pas très réel…”. Loin du sérieux recherché par une fintech comme Pennylane, par exemple, qui s’adresse à des experts-comptables. Un détail, certes, mais qui peut jouer quand le contexte économique se durcit.

Plus fondamentalement, les indicateurs clés dans la Tech ont changé du tout à tout. “L’accession au statut de licorne montrait la capacité d’une entreprise à lever des fonds de manière conséquente. A profiter du capital-risque, en plein développement en Europe, plusieurs dizaines d’années après les Etats-Unis. Désormais, plus que la croissance ou la valorisation, c’est le revenu qui importe”, souligne Reza Malekzadeh, chez Partech. Ou l’Ebitda, cet acronyme barbare synonyme de bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciations et amortissements. “La valeur d’une entreprise, c’est le chiffre d’affaires qu’elle génère, et la taille du marché auquel elle s’adresse”, complète Maya Noël. En cela, l’animal du moment n’est plus vraiment la licorne, mais plutôt le centaure. Soit la firme capable d’atteindre les 100 millions de revenu annuel récurrent (ARR). Le castor, qui choisit courageusement de ne lever aucun fonds, a fait lui aussi une entrée remarquée dans le bestiaire. Chez France Digitale, ce sont les LETS, pour “Leading European Tech Scaleups”, qui ont la cote, soit les sociétés de taille modeste – 10 millions au moins de chiffre d’affaires – qui s’exportent déjà à travers le monde. Des oies sauvages, en somme.

Cernée, la licorne campe tout de même sur ses sabots. Le mouvement Impact France, comprenant l’ancien réseau “Tech For Good”, a lancé un indice de “licornes à impact”. Y sont listées les start-up qui, par leur activité, permettent d’éviter 50 millions d’euros de coûts à la collectivité par an. Le terme fait de la résistance. Dans son rapport sur la compétitivité européenne présenté en septembre, Mario Draghi le convoque à son tour pour signaler les retards du continent en matière d’innovation par rapport aux Etats-Unis ou à la Chine. “On peut tourner autour du pot : la licorne reste un marqueur qui offre de la visibilité internationale, afin d’attirer des fonds”, juge Paul-François Fournier, chez Bpifrance. Dans capital risque, il y a risque. Et, à ce jour, c’est ce qui a fonctionné dans la Silicon Valley.” A condition de revenir sur terre.




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