Quand le département d’Etat américain est venu chercher James Giordano, en 2017, “l’affaire” de La Havane était encore gardée secrète. Le neurologue chevronné, professeur à l’université de Georgetown (Washington) n’a pas été surpris : des diplomates qui tombent malades, comme ça, par dizaines et sans raison, “le ministère des Affaires étrangères a de quoi vouloir être discret”, s’était dit le spécialiste, avant d’accepter d’enquêter sur ce sujet.
Les victimes qu’il rencontre souffrent de migraines, de nausées. Elles disent perdre la vue, l’ouïe, la mémoire et l’équilibre, jusqu’à ne plus pouvoir marcher. Toutes œuvrent alors pour la représentation américaine à Cuba, vieil ennemi des Etats-Unis et allié de Moscou pendant la guerre froide. Que les yeux et les oreilles de l’Oncle Sam dépérissent subitement là-bas, à partir de 2016, semble alors bien étrange aux yeux du scientifique.
James Giordano n’est pas le seul scientifique à avoir été contacté : des dizaines d’études ont été lancées. Aucune cause n’a été trouvée. Rien d’anormal, a priori : des patients qui présentent ce genre de symptômes, voire des maux beaucoup plus singuliers, il y en a en réalité partout dans le monde, sans que jamais leur cas ne soit expliqué. L’histoire aurait donc pu être reléguée à ces énigmes sanitaires qui peuplent les manuels médicaux. Elle a pris une tout autre tournure.
Une arme sonique, vraiment ?
Faute de poison, de toxine, d’infection, de radiation ou de pathologies particulières, James Giordano et son équipe spéculent, dans leur rapport, sur de possibles “ultrasons” ou “micro-ondes”, émis par une arme ou un outil de surveillance. Une idée sélectionnée par défaut, malgré l’absence d’élément probant concernant la présence de ces engins. Mais qui, grâce au contexte – un incident sur une île à haute tension diplomatique – finira par s’installer.
En 2020, l’Académie américaine des sciences abonde, sans plus de preuves. L’hypothèse devient en vogue. Une série documentaire produite par Canal +, sortie en octobre, vient de la remettre au goût du jour. L’œuvre, intitulée Le Syndrome de la Havane – Menace sur l’Amérique, prend le parti d’une plongée dans la peau des malades. Elle offre, de fait, une nouvelle visibilité à l’explication : beaucoup de patients sont convaincus que le président russe Vladimir Poutine est derrière leurs maux.
Qu’une arme “sonique” soit à l’origine des symptômes n’est pas farfelu : de tels outils existent, et peuvent provoquer des effets similaires. Mais de nombreux scientifiques rejettent cette éventualité dans le cas de Cuba. Les instruments de la sorte n’agissent que de près. Or des centaines de victimes ont été rapportées partout dans le monde, même à côté de la Maison-Blanche, à Washington D.C. Qu’une puissance étrangère puisse œuvrer dans une zone aussi large et exposée semble ainsi peu probable.
De nombreuses incohérences
Le tableau clinique n’est pas plus cohérent : normalement ces armes brûlent les tissus cérébraux en plus de provoquer des picotements. Des dizaines de malades ont été auscultés. Aucune lésion n’a été démontrée, rapporte une étude publiée en mars 2024 dans Journal of the American Medical Association (JAMA). Qui plus est, les symptômes rapportés ne sont pas spécifiques. Ils correspondent à tout un tas d’autres pathologies. “Les contre-hypothèses défendues dans la communauté scientifique et au sein des organismes de renseignement sont, de fait, très nombreuses”, résume Robert Bartholomew, sociologue de la santé à l’université d’Auckland (Nouvelle-Zélande), un des détracteurs de la piste russe.
Face à l’inquiétude de leurs concitoyens, les Etats-Unis ont tout de même décidé de fermer leur ambassade en 2017. Ils ne l’ont rouverte qu’en 2022. L’année d’après, les institutions du renseignement américaines indiquaient qu’elles ne soutenaient pas l’hypothèse d’une agression de la Russie. “Les renseignements disponibles ne permettent pas de conclure à l’implication d’adversaires des Etats-Unis”, peut-on ainsi lire dans leur rapport commun. Réfutant au passage ce que certaines de leurs enquêtes avaient pu laisser entendre par le passé.
Le rôle de ces agences est éminemment politique. Difficile donc de les croire sur parole. D’autant qu’en avril 2024, une enquête des journaux The Insider, Der Spiegel et de la chaine CBnews remettait une pièce dans la machine. Leur travail montre que le renseignement russe a bel et bien engagé des recherches sur les “capacités potentielles d’armes acoustiques non létales”, et était présent sur le théâtre d’opérations américaines. Il n’y a là rien de conclusif : il est fréquent que les opérateurs des deux pays se croisent. Et rien n’indique que ces armes aient été utilisées.
Le royaume de l’étrange
Le gouvernement américain a longtemps refusé de reconnaître les souffrances des victimes. Joe Biden a décidé de les indemniser, à hauteur de 600 millions de dollars, en 2021. Le mystère, lui, reste entier. Les scientifiques de toute la planète continuent d’éplucher le dossier, d’examiner les victimes, de débattre. Comme lors de cette conférence organisée par le ministère des Vétérans en mai 2024, qui rappelle l’absence de consensus, ou durant ce séminaire scientifique organisé par la société internationale des troubles fonctionnels neurologiques à Vérone, cet été.
Ces experts-là ont l’habitude de l’étrange : des cas invraisemblables défilent tous les jours dans leur cabinet. “Nos patients perdent l’usage de leur bras, de leurs jambes, se mettent à trembler sans arrêt, n’arrivent plus à tenir debout, mais on ne trouve chez eux aucune lésion”, raconte Béatrice Garcin, neurologue à l’hôpital Avicenne, spécialiste de ces troubles. Ceux qui, comme elle, traitent directement de ces phénomènes gardent un regard bien plus froid que les journalistes qui ont goûté à la piste russe. “Si vous écrivez sur les autres hypothèses, vous ne serez pas dans le sens de l’histoire”, nous a étonnamment prévenu l’un d’entre eux.
Le sens de l’histoire débouche pourtant sur bien des culs-de-sac : l’origine de ces cas-là, appelés “troubles fonctionnels neurologiques” est elle aussi inconnue, mais ces manifestations sont si fréquentes qu’ils représentent le deuxième motif de consultation en neurologie. A bien des égards, elles ressemblent à celles de La Havane. Mais parce qu’ils ne sont pas en mission diplomatique, qu’ils ne disent pas avoir entendu un bruit strident avant de s’effondrer – ce que relatent les agents américains, même si les enregistrements qu’ils ont faits n’ont rien montré, – ces cas ne font pas la Une des journaux.
La piste des troubles neurofonctionnels
De nombreux spécialistes pensent que les deux phénomènes sont liés. C’est notamment ce que soutient Mark Hallett, l’un des grands experts des troubles fonctionnels neurologiques. L’Américain, chercheur émérite, a examiné 86 personnes atteintes du syndrome de la Havane. Puis il les a comparées à des fonctionnaires sains. Aucune mesure médicale objective n’a permis de les différencier, hormis ces problèmes d’équilibre, et cette nette dépression. Les victimes du syndrome de la Havane voient, entendent, pensent aussi bien que les autres. Elles ressentent pourtant le contraire.
Ces résultats sont comparables à ce que l’on retrouve dans les troubles neurofonctionnels. Ils font dire à l’équipe de Mark Hallett, qu’au moins 28 % des patients ainsi examinés pourraient être atteints de cette pathologie, qui survient souvent après un stress, un malaise, le déclenchement d’une maladie. Leur étude a été publiée en mars 2024 dans le Journal of the American medical association (JAMA), mais n’a pas connu la même exposition que la piste russe. Si elle ne suffit pas à conclure, elle apporte un fort contrepoint, rarement mis en lumière.
Le syndrome de La Havane fait aussi penser à ces enfants issus de l’immigration, en Suède. Tombés d’un coup dans un pseudo-coma il y a quelques années. A ces enfants, encore, qui régulièrement en France font des malaises ou des convulsions inexpliquées. Où à ces opératrices téléphoniques allemandes, qui à l’apparition du téléphone au siècle dernier, se sont convaincues que celui-ci les rendait sourdes. “Des gens qui entendent des sons bizarres et qui après coup vont mal, il y a en a plein, tout le temps, sans que des espions russes soient planqués dans leur placard !”, souligne le sociologue de la santé Robert Bartholomew. Il raconte souvent à ses élèves l’anecdote de l’harmonica de verre, instrument en vogue à l’époque de Benjamin Franklin : “Une rumeur disait que cela rendait malade. Et les gens ont commencé à s’évanouir durant les concerts”.
“Epidémie de conviction”
Psychiatre au CHRU de Tours, le Pr Wissam El Hage a un nom, pour ce genre de phénomènes : il appelle cela une “épidémie de conviction”. “On annonce quelque chose, par exemple qu’une nouvelle technologie rend malade. Et tout à coup, vous avez plein de témoignages qui abondent dans ce sens, sans que cela ne se soit forcément produit”, détaille ce spécialiste des syndromes psychogènes collectifs, autrefois appelés “hystérie collective”. Lorsqu’une personne souffre à la vue de tous, il arrive que d’autres se sentent mal, par mimétisme. Les livres d’histoire regorgent de ces cas. “Le cerveau ne fait pas la différence entre une information réelle et une information supposée. Si vous pensez que vous êtes malade, ou que vous êtes réellement malade, pour le cerveau c’est quasiment la même chose”, poursuit le Pr El Hage.
Quand la piste des syndromes psychogènes a été évoquée par les autorités américaines, les agents américains ont hurlé. Pour eux, cela revenait à les traiter de menteurs et d’incompétents. Le propre de ce genre de métier n’est-il pas justement, de savoir garder son calme en toutes circonstances, avaient fait remarquer certains experts ? “Si ce type de pathologie, comme les troubles neurofonctionnels, arrivent plus souvent après des traumatismes, personne n’est vraiment immunisé contre les pouvoirs de la pensée. Vous avez beau gérer votre stress, voir quelqu’un vomir risque de vous rendre malade quoi qu’il arrive. Ce n’est pas imaginaire pour autant”, illustre Wissam El Hage, pour qui ces affaires témoignent d’une grande méconnaissance du fonctionnement psychique.
Les scientifiques peinent à prendre en charge tous ces phénomènes inexpliqués. En plus du silence de la science, ils se heurtent aussi à une forme de défiance des patients. Faute d’avoir été suffisamment pris au sérieux par les médecins – comme ce fût le cas pour les agents américains – ils se fixent souvent sur les hypothèses qui font le plus sens chez eux, même si elles ne sont pas validées, ce qui freine le processus de guérison. “Toutes ces histoires très médiatisées accentuent les mythes et le recours aux charlatans : si la médecine ne répond pas, ou réfute les présupposés des malades, pourquoi ne pas aller voir ceux qui prétendent savoir ?”, appuie le neurologue Fabrice Bartolomei, praticien à l’hôpital de La Timone (AP-HM).
Le médecin regrette que la presse ne donne pas systématiquement les hypothèses par ordre de probabilité. De fait, de nombreux articles ne parlent du syndrome de La Havane que par le prisme de l’agression russe. Et de résumer : “Ces histoires sont fascinantes. Elles attisent notre attrait pour le mystère, d’autant qu’on ne sait pas exactement ce qui dans le cerveau qui entraîne de tels troubles physiques. Mais même si une piste semble plus engageante qu’une autre, il faut, dans ces cas-là, bien garder à l’esprit qu’on ne sait pas vraiment ce qu’il s’est passé”.
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