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1979, un tournant historique ? Pourquoi cette année continue de nous hanter à bien des égards


“Comme pour le vin, il y a des millésimes en histoire. Or 1979 est un château-margaux en la matière”, nous confiait récemment l’éditorialiste du New York Times Thomas L. Friedman. Si les années charnières sont à la mode dans l’édition (on ne compte plus les ouvrages consacrés à 1789, 1914, 1917, 1968 ou 1989), force est de reconnaître que le crépuscule des seventies a tout d’un tournant. Dans un livre passionnant mêlant grande histoire et analyses culturelles, 1979, Le grand basculement du monde*, le journaliste et essayiste Brice Couturier revient sur cette année qui continue de nous hanter à bien des égards.

1979, c’est le deuxième choc pétrolier, soit la fin définitive des Trente Glorieuses, terme popularisé par Jean Fourastié dans un best-seller publié cette année-là. C’est aussi le lancement du système monétaire européen, premier pas vers la monnaie unique. Pour le Royaume-Uni, c’est surtout l’arrivée au 10 Downing Street de Margaret Thatcher, qui secoue l’économie déclinante de l’ancien empire et devient la figure de proue de la vague “néolibérale”.

1979, c’est également la fin du régime génocidaire des Khmers rouges au Cambodge et les boat people vietnamiens fuyant le communisme, ce qui provoque une mobilisation humanitaire dans les pays occidentaux (jusqu’à réunir Jean-Paul Sartre et Raymond Aron sur le perron de l’Elysée). “La défense des droits de l’homme – une idéologie défensive – allait prendre la place du mythe révolutionnaire”, note Brice Couturier. 1979 donne le coup d’envoi des réformes économiques de Deng Xiaoping. Alors l’un des pays les plus pauvres au monde, la Chine se convertit doucement à l’économie de marché et s’ouvre, prélude à la mondialisation.

Islamisme et narcissisme

1979, c’est l’invasion de l’Afghanistan par l’Union soviétique, qui pousse les Etats-Unis à financer les djihadistes sunnites (dont un certain Oussama Ben Laden…), mais les oblige aussi à durcir le ton face au rival communiste. L’idéaliste Jimmy Carter cédera bientôt la place au cow-boy Ronald Reagan. 1979, c’est bien sûr la révolution iranienne qui surprend et aveugle l’Occident. Même Valery Giscard d’Estaing, pourtant peu suspect de gauchisme, estime alors que la dimension religieuse est anecdotique, et qu’il s’agit avant tout d’une révolte sociale et politique. Or cette “revanche de Dieu”, comme le diagnostiquera plus tard Gilles Kepel, marque bien la fin du nationalisme arabe au profit de l’islamisme. Le magazine Time ne s’y trompe pas en désignant l’ayatollah Khomeini comme “l’homme de l’année”.

Mais Brice Couturier lui-même passe rapidement sur l’événement le plus sous-estimé de cette année : la prise de la grande mosquée de La Mecque par un groupe fondamentaliste islamiste opposé à la famille royale saoudienne. L’attaque bloquera longtemps toute tentative de modernisation dans le berceau de l’islam. “Cet événement n’a pas été compris en Occident, mais les conséquences ont été majeures, souligne Thomas L. Friedman. L’Arabie saoudite a réagi en prenant un virage wahhabite et fondamentaliste. Non seulement elle s’est engagée dans cette voie ultrareligieuse et puritaine sur son territoire, mais elle l’a exportée dans les mosquées et les madrasas des pays musulmans. Ce faisant, elle a changé le visage de l’islam, du Maroc à l’Indonésie.” En 2018, le prince héritier Mohammed ben Salmane déclarera lui-même qu’avant 1979, son pays menait “une vie normale comme le reste des pays du Golfe, les femmes conduisaient des voitures, il y avait des cinémas en Arabie saoudite”.

Ex-branché de Radio Nova et Globe, Brice Couturier n’oublie pas les révolutionsplus frivoles. Le tube Video Killed the Radio Star de The Buggles annonce l’avènement des clips vidéo. Off the Wall de Michael Jackson lance le plus grand phénomène pop de la fin du siècle. London Calling des Clash est sans doute le meilleur (double) album rock de tous les temps. Sur le plan des idées, l’essai La Culture du narcissisme du sociologue Christopher Lasch s’avère prémonitoire : à l’émancipation collective promue par les révolutions sociales des années 1960-1970 succède l’individu roi, avec ses aspirations au bien-être corporel comme psychique. Et c’est en 1979 qu’est lancé par Sony le Walkman qui, selon le critique du Guardian Jonathan Glancey, représentera “l’apothéose de l’individualisme des années 1980”.

*1979. Le grand basculement du monde, par Brice Couturier. Perrin, 395 p., 23,50 €.




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