Le 24 juin 2022, les femmes américaines perdaient la garantie fédérale de pouvoir avorter, après la nomination par Donald Trump quelques années plus tôt de trois juges conservateurs à la Cour suprême. Un an après, ce même Donald Trump a été reconnu responsable, par un tribunal civil, d’agression sexuelle sur l’ex-chroniqueuse au magazine Elle, E. Jean Carroll pour des faits remontant à 1996. En 2024, année électorale, l’homme fort des républicains s’est aussi fendu d’un commentaire (de plus) aux accents misogynes à l’endroit des femmes, promettant qu’il les “protégerait”, “qu’elles le veuillent ou non”. Cela, alors même que son programme et ses idées, qu’il n’a jamais cachés, ont fait craindre, pendant la campagne présidentielle qui s’achève, que les droits des femmes ne ressortent affectés par un second mandat du businessman. Ce qui n’a pas empêché Donald Trump d’être élu le 6 novembre, 44 % des électrices lui ayant même apporté leur confiance…
A L’Express, Linda Robinson, chercheuse émérite spécialisée sur les femmes et la politique étrangère au prestigieux Council on foreign relations (CFR), partage ses inquiétudes quant à l’avenir des droits des américaines, mais aussi pour la démocratie de son pays. Celle qui faisait partie des optimistes quant aux chances de victoire de Kamala Harris revient sur ce nébuleux “vote des femmes”, qui n’a pas suffi à porter la candidate démocrate, et sur les préjugés sexistes qui persistent dans la société américaine. Selon Linda Robinson, l’heure n’est plus à “disséquer” l’échec personnel de Kamala Harris. “Le parti démocrate doit comprendre pourquoi son message ne trouve pas d’écho auprès d’un si grand nombre d’Américains.” Entretien.
L’Express : Donald Trump vient de remporter la course à la Maison-Blanche. Certains observateurs s’inquiètent d’un danger pour les femmes. Et vous ?
Linda Robinson : Cette victoire écrasante est une très mauvaise nouvelle pour les femmes, l’avenir de leurs droits, mais aussi pour la démocratie dans ce pays. En plus du recul du droit à l’avortement qui avait commencé en 2022, lorsque la Cour suprême des Etats-Unis avait annulé l’arrêt fédéral Roe vs Wade, qui garantissait depuis 1973 le droit d’avorter sur tout le territoire, les droits reproductifs des femmes vont probablement continuer à être menacés.
Avec la nouvelle majorité républicaine au Sénat [NDLR : les résultats de la Chambre des représentants sont toujours attendus], de nouvelles lois pourraient venir les éroder encore davantage via des mesures telles que la restriction de l’accès aux pilules abortives et la limitation de la capacité des femmes à voyager pour avorter ou obtenir d’autres soins de santé. Globalement, les prises en charge médicales catastrophiques et les décès de femmes vont sans doute persister, parce que les soins de santé dédiés à cette population risquent de peu à peu devenir inaccessibles ou inexistants dans de nombreux États. Notamment car les gynécologues-obstétriciens qui ne peuvent plus exercer correctement leur métier seront susceptibles de quitter certaines zones. Au-delà de cet aspect essentiel, la guerre culturelle qui sévit dans notre pays risque de s’amplifier avec l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche. Ainsi légitimées, les attaques verbales, physiques et juridiques contre les droits des femmes et l’égalité des sexes risquent donc de se multiplier…
Le fait que les Etats-Unis n’aient pas encore élu de femme présidente a certainement à voir avec les préjugés sexistes qui persistent
Linda Robinson
Près d’un tiers des pays dans le monde ont déjà été dirigés par une femme dans l’histoire moderne. Comment se fait-il que les Etats-Unis ne parviennent pas à franchir le pas ?
Cette réalité doit tout de même être nuancée : dans de nombreux pays qui ont eu des femmes à leur tête, le pouvoir exécutif ne repose pas sur une seule personne. Autrement dit, même si c’est une bonne nouvelle pour les femmes, beaucoup de celles ayant occupé l’équivalent du bureau Ovale ont tout de même été limitées dans leur action voire, pour certaines, n’ont occupé qu’un rôle cérémoniel. Cela étant, le fait que les Etats-Unis n’aient pas encore élu de femme présidente a certainement à voir avec les préjugés sexistes qui persistent – même si ces derniers ne sont pas l’apanage de notre pays. Au niveau des partis, les démocrates et les républicains ont tenté de recruter davantage de candidates au fil des années, mais nous nous situons fermement au milieu du peloton en ce qui concerne la représentation des femmes en général, et nous n’avons pas encore réussi à percer au plus haut niveau.
Vous faisiez pourtant partie des optimistes quant aux chances de Kamala Harris…
Je dois dire que cette élection m’avait donné beaucoup d’espoir car une majorité d’Américains se sont déclarés prêts à voter pour une femme à la présidence. Nous voyons aujourd’hui que ça n’était en fait pas le cas. Les électeurs ont-ils fait preuve de préjugés racistes et sexistes compte tenu de l’identité biraciale de Kamala Harris et du fait qu’elle est une femme ? Il semble que ce soit le cas, mais nous ferons plus d’analyses et de sondages pour en être sûrs.
Dans tous les cas, une chose est sûre : en termes d’évolution des préjugés sexistes, nous ne sommes pas seulement coincés, nous reculons. Aujourd’hui, 60 % des hommes de la génération Z [NDLR : les moins de 30 ans] estiment que la promotion de l’égalité avec les femmes est allée trop loin et qu’elle se traduit désormais par une discrimination à l’égard des hommes, comme l’a révélé l’enquête Ipsos sur les générations réalisée auprès d’une population internationale de sondés. Or la réalité est là : pour ne prendre qu’un exemple, les femmes ne représentent encore que 28 % des membres du Congrès américain [NDLR : en comparaison, elles occupent 36,6 % des sièges parlementaires en France]. Nous sommes donc très loin de la parité et l’écart entre les deux sexes reste important dans bien d’autres secteurs de la société. Il est donc très préoccupant que de jeunes hommes pensent que les femmes ont eu suffisamment de chances et qu’il faudrait maintenant s’inquiéter de ces messieurs laissés-pour-compte.
Donald Trump a conservé le vote de la plupart des femmes blanches n’ayant pas fait d’études supérieures.
Linda Robinson
Pourquoi le vote des femmes, sur lequel misait notamment le parti démocrate, n’a-t-il pas fait la différence dans cette élection ?
Nous ne disposons pas encore de toutes les données à ce sujet. Mais selon l’Associated Press et d’autres sources fiables, les deux seules cohortes où Kamala Harris a gagné du terrain par rapport à l’élection précédente sont celles des femmes blanches ayant fait des études supérieures et des personnes âgées de plus de 65 ans. Je m’attendais à ce que les électrices de Nikki Haley, donc des femmes républicaines modérées qui n’ont pas voté pour Donald Trump lors de la primaire, soient plus nombreuses à se reporter sur Kamala Harris. Mais le fait que Haley ait fini par apporter son soutien à Donald Trump a probablement permis à un grand nombre de ces voix potentielles de rester dans le giron républicain – même si je ne peux pas l’affirmer avec certitude car nous ne disposons pas encore des informations exactes.
Ce qui est certain, en revanche, est que Donald Trump a conservé le vote de la plupart des femmes blanches n’ayant pas fait d’études supérieures. Raison pour laquelle même si les femmes représentent 53 % de l’électorat américain, Kamala Harris n’aurait pas pu l’emporter même si elle avait capté toutes les voix féminines restantes. En fait, il existe d’autres facteurs qui n’ont pas grand-chose à voir avec les femmes et leur vote, mais qui sont essentiels à prendre en compte pour comprendre ce vote.
A quoi pensez-vous ?
Où est allé le vote des jeunes ? Au-delà des préoccupations des hommes de la “Gen Z” que j’ai mentionnées, nous savons qu’une proportion assez importante de jeunes a indiqué qu’elle ne voterait pas tout court, ou qu’elle ne voterait pas pour un démocrate en raison de la guerre à Gaza. Joe Biden concentrait un taux de désapprobation de 60 %, ce qui a sans doute lourdement pesé sur Kamala Harris, qui a maintenu une position loyale et n’a pas marqué de rupture significative avec lui sur quelque sujet que ce soit, y compris sur le conflit entre Israël et le Hamas.
A mon avis, les choses ont fini par basculer parce que les préoccupations concernant l’économie, l’immigration et la criminalité l’emportent auprès de la majorité des Américains. Et malheureusement, beaucoup de ces préoccupations – qui ne sont pas illégitimes en soi – ont été amplifiées par des informations peu fiables. Si vous regardez les statistiques réelles de l’économie américaine, vous verrez qu’elle est bien meilleure aujourd’hui que sous le premier mandat de Donald Trump. Beaucoup de citoyens le savent, mais il existe également un lien fallacieux très fort entre l’immigration et la criminalité. La plupart des crimes sont pourtant commis par des non-immigrés dans ce pays… Nous vivons dans un environnement où la qualité de l’information est très mauvaise. C’est ce qui me rend aussi inquiète, non seulement pour les droits des femmes, qui vont souffrir sous ce gouvernement, mais pour la démocratie dans son ensemble.
Dans un article publié dans Foreign Affairs, vous vous inquiétiez qu’une victoire de Donald Trump ne soit une aubaine pour “l’axe des autocrates”…
Tout à fait. Les déclarations admiratives de Donald Trump à l’égard des “hommes forts” que sont Vladimir Poutine, Xi Jinping et d’autres sont connues, je n’y reviens pas. Le fait est que de nombreux dirigeants autoritaires arrivent au pouvoir principalement par les urnes. Les États-Unis étant désormais gouvernés par un populiste aux tendances clairement autoritaires, qui a menacé de suspendre la Constitution et de prendre d’autres mesures antidémocratiques, il n’est pas exagéré de dire qu’il rejoint le club des autoritaires. Je pense que le monde s’apprête à vivre une période très, très dangereuse. Nos partenaires démocratiques, notamment en Europe, seront obligés de se rassembler et de trouver en eux la force de continuer groupés, malgré de potentielles actions perturbatrices – notamment en ce qui concerne la guerre en Ukraine.
Vous pensez que Kamala Harris est plus “solide” que Donald Trump. Pourquoi ?
Kamala Harris a été très claire sur le fait qu’elle se rangeait du côté de l’État de droit. Elle s’est clairement opposée à l’invasion russe de l’Ukraine. Dans son premier discours, elle avait également fait comprendre que le statut et la liberté des femmes sont indissociables d’une démocratie. Une présidence Harris aurait donc impliqué une défense de la démocratie sur le plan international et social. Nul doute qu’une telle présidente se serait également attaquée en profondeur aux obstacles que les femmes rencontrent dans le monde entier et qui les empêchent de contribuer d’une manière qui bénéficierait à l’ensemble de la société. Selon le rapport “Women, Business and the Law 2024” de la Banque mondiale, la création d’opportunités égales pour l’emploi et l’entrepreneuriat des femmes pourrait augmenter le PIB mondial de plus de 20 % – soit 26 000 milliards de dollars – et doubler le taux de croissance économique mondial au cours de la prochaine décennie. Je pense qu’il s’agit là d’un élément fondamental que le monde n’a pas encore compris, mais que Kamala Harris avait sans doute saisi.
De nombreux commentateurs ont relevé que Kamala Harris n’a pas fait de son genre un argument de campagne contre Donald Trump. Était-ce stratégique de sa part ?
Oui, je pense qu’elle a pris la bonne décision tactique en ne se présentant pas en tant que femme. Elle voulait toucher l’ensemble des électeurs parce qu’elle avait besoin d’attirer les indécis. Mettre l’accent sur son genre ne l’aurait pas aidée. Repensez à Hillary Clinton qui, en 2016, s’était présentée comme une femme brisant le plafond de verre. Cela avait créé un certain nombre de réactions négatives.
Même si cette défaite est retentissante, il est important de noter l’excellente campagne qu’elle a menée dans un délai très court de trois mois, en rassemblant rapidement les délégués, en levant un milliard de dollars… C’est-à-dire trois fois ce que Donald Trump a rassemblé ! Et surtout, elle avait un programme, avec des politiques détaillées pour aider les Américains sur les coûts de logement, les créations d’entreprises, les gardes d’enfants… Sans oublier une approche optimiste et fédératrice pour gouverner avec enthousiasme.
Je crois donc que la question n’est pas tant de disséquer son échec personnel, mais de comprendre pourquoi l’Amérique est dans cette situation. Le parti démocrate doit comprendre pourquoi son message ne trouve pas d’écho auprès d’un si grand nombre d’Américains. Outre tous les facteurs que j’ai cités, entre préjugés racistes, sexistes, mauvaise information, trop d’Américains pensent qu’ils sont laissés-pour-compte. C’est un enjeu central car c’est en partie la raison pour laquelle ils sont aujourd’hui si nombreux à croire de fausses informations. Il faut s’attaquer à ce sujet. Ce sera un projet important pour les élections de mi-mandat et pour la prochaine élection présidentielle. Mais entre-temps, nous devrons faire face à la menace qu’est la mise en œuvre du projet 2025 de Donald Trump…
Quelles sont vos principales inquiétudes pour ce mandat ?
J’en ai beaucoup. Donald Trump a menacé à plusieurs reprises de réduire la bureaucratie au sein de la fonction publique américaine pour la remplir de loyalistes. Il a même menacé d’utiliser l’armée américaine contre les opposants nationaux, notamment Nancy Pelosi, Adam Schiff, des personnes qui se trouvent simplement de l’autre côté de la barrière politique. Ses idées sont extraordinairement dangereuses. Il va se sentir totalement libre de faire ce qu’il veut pour saper notre démocratie à l’étranger. Car rappelons que ce dernier a déclaré à plusieurs reprises qu’il laisserait la Russie de Vladimir Poutine “faire ce qu’elle veut” à l’encontre des pays membres de l’Otan qui ne respecteraient pas leurs engagements financiers envers l’Alliance. Sans oublier ses positions sur l’Ukraine qui laissent présager de grosses difficultés. Je placerais ces questions en première ligne. Mais il provoquera probablement aussi une grande crise économique dans le monde entier s’il impose des droits de douane très élevés. Il n’y a donc pas de limite au nombre de choses qui me préoccupent. Je terminerai sur l’idée de faire entrer des gens comme Elon Musk au gouvernement, ce qui constituerait un conflit d’intérêts avec les entreprises d’Elon Musk et d’autres personnes qui, franchement, ne devraient pas selon moi se voir confier le pouvoir gouvernemental.
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