Sophia Aram a l’habitude de croiser le fer avec ses détracteurs, généralement issus des rangs de l’extrême gauche. “Ils ne me font pas peur, confiait la chroniqueuse et humoriste à L’Express le 1er novembre. En revanche, s’ils pouvaient arrêter de me désigner comme une cible auprès des islamistes, cela me ferait des vacances et je pense qu’ils y gagneraient en dignité.” C’est pour cette liberté de ton et son engagement sans faille que la comédienne recevra le prix national de la laïcité, organisé par le “Comité Laïcité République”, le 7 novembre. La 18eme édition de cet événement, organisé comme à l’accoutumée dans les salons de l’Hôtel de Ville de Paris, sera présidée par l’avocat Richard Malka.
Quelques jours avant de recevoir son prix et alors qu’elle poursuit la tournée de son spectacle Le Monde d’Après – pour lequel elle a reçu le Molière de l’humour en 2024 –, Sophia Aram est revenue sur la genèse de son engagement, qui remonte à ses années d’étudiante, et sur son combat actuel en faveur de la liberté d’expression. Sans jamais se départir du franc-parler qui la caractérise.
L’Express : D’où vous vient votre attachement à la laïcité ? Ces convictions étaient-elles présentes dès votre enfance, votre jeunesse, ou bien se sont-elles forgées avec le temps ?
Sophia Aram : Non, sur ce plan-là au moins, j’ai eu une enfance “normale”, c’est-à-dire sans avoir à me préoccuper de laïcité. Ensuite, si les années “lycée” m’ont marquée, c’est plutôt parce que j’y ai découvert l’improvisation théâtrale, les mouvements étudiants, et c’est aussi à ce moment-là que j’ai commencé à suivre l’actualité. Nous débattions beaucoup, certains étaient de gauche et d’autres d’extrême gauche, mais nous ne parlions pas de religion. La laïcité et les principes républicains en général faisaient évidement partie des contenus mais ils ne suscitaient pas plus de débats ou d’intérêts particuliers que la démocratie représentative ou la classification périodique des éléments.
Le fait d’avoir grandi à Trappes, dans les Yvelines, a-t-il eu une incidence sur votre engagement ?
A la fin des années 1980, dans des villes comme Trappes, on commençait à voir l’arrivée de salafistes mais je ne me souviens pas de débats ou de tensions à ce sujet au lycée. Dans mes souvenirs, nous n’avions absolument pas conscience que l’école laïque était une cible de mouvements dont on ne connaissait rien. Lorsque l’affaire de Creil commence en 1989, on accordait beaucoup plus d’importance à la commémoration du bicentenaire de la Révolution française ou à la chute du mur de Berlin. Mais que deux gamines se sentent humiliées à l’idée que l’on puisse voir leurs cheveux, ce n’était vraiment pas notre sujet.
A quel moment a eu lieu le tournant ?
C’est aux langues O’ [NDLR : l’Inalco, où elle étudie l’arabe] que la confrontation avec l’islamisme a commencé à devenir préoccupante. Je découvrais les premiers “rappels” de quelques abrutis, me donnant du “ma sœur” pour m’inviter à respecter “ma religion”, ce qui d’après eux se résumait à porter le voile, ne pas manger en public pendant le ramadan, à ne fréquenter que des garçons musulmans (c’est-à-dire à faire partie de leur cheptel) et surtout à contrôler les contenus des cours de la prof d’islamologie, ce qui allait jusqu’à l’intimider…
A l’époque, les islamistes étaient plutôt dans une logique de confrontation. Je me souviens de quelques crétins en treillis assis au premier rang des cours d’islamologie pour signifier à la professeure qu’elle n’était pas légitime pour parler d’islam. Visiblement, qu’une femme non musulmane puisse donner des cours d’islamologie leur était insupportable. Leur incapacité à écouter tout ce qui contredisait le gloubi-boulga que les religieux leur mettaient dans le crâne était fascinante. La stratégie des islamistes a évolué plus tard, en prenant appui sur le mouvement des études décoloniales.
Pendant longtemps, la défense de la laïcité est allée de soi dans les médias. Aujourd’hui, vous êtes l’une des dernières humoristes, se revendiquant de la gauche laïque, qui assume de défendre la laïcité au sein du service public audiovisuel. Comment l’expliquez-vous ?
Il y a de nombreux humoristes au sein de France Inter et ailleurs qui ne sont simplement pas sur ces sujets, ce qui est à la fois rassurant et normal. Plus largement, si nous sommes nombreux au sein du service public et ailleurs à considérer que les principes laïques sont essentiels, nous sommes un peu moins nombreux à nous confronter à ceux qui combattent le modèle laïque français en le qualifiant “d’islamophobe” jusqu’à la tribune des Nations unies.
Pourtant je ne pense pas être la seule à trouver totalement délirant d’accréditer l’idée qu’imposer une “neutralité religieuse” aux fonctionnaires et préserver l’école du prosélytisme en y interdisant tous les signes religieux ostentatoires feraient de la France (qui autorise le voile partout ailleurs) un pays raciste. Mon sentiment est que l’on est très nombreux à le penser, un peu moins à accepter de se prendre la meute d’idiots utiles criant au racisme.
La plupart des humoristes du service public (Charline Vanhoenacker, Guillaume Meurice, Aymeric Lompret…) sont sur une ligne très différente de la vôtre. Leur position est-elle “plus facile” à tenir ?
Une partie de ceux-là ne font plus partie du service public radiophonique. Ensuite, je ne sais pas si leur position est plus facile à tenir, parce qu’ils font également l’objet d’attaques. Ce que je constate, c’est que pour eux et pour leur public, leur position semble “aller-de-soi”, vu qu’ils ne prennent jamais le temps de l’argumenter. Alors que je passe mon temps à expliquer. Il ne faut que trois mots pour crier à “l’islamophobie d’État” et 500 pour faire comprendre en quoi la loi de 2004 protège l’école laïque. Et encore, je crains qu’il faille encore en mobiliser 500 de plus pour expliquer ce que l’on entend par “école laïque”.
Le nombre d’humoristes se revendiquant ouvertement “de droite” ne saute pas particulièrement aux yeux
Sophia Aram
On a beaucoup dit qu’il y avait plusieurs “clans” d’humoristes à France Inter. Est-ce véritablement le cas ?
Non, ce n’est pas vrai. Le seul clan dans la maison était celui de la “bande à Charline” qui, dans les faits, était plutôt celle de Guillaume Meurice et dont les comportements étaient plus proches de ceux de la meute que de la “bande de joyeux drilles”. Pour les autres humoristes de la station, certains se connaissent mais on ne forme pas une équipe. Chacun a ses domaines de prédilection ou ses marottes. Ce n’est pas un tout homogène et c’est tant mieux, même si le nombre d’humoristes se revendiquant ouvertement “de droite” ne saute pas particulièrement aux yeux (sourire).
Quelle est l’ambiance dans les couloirs et bénéficiez-vous de soutiens en interne ?
Je n’interviens que trois minutes par semaine, ce qui ne m’empêche pas d’y avoir beaucoup d’amis, que ce soit à France Inter ou dans le reste de Radio France. J’ai conscience que certains ne peuvent pas m’encadrer, c’est la vie de toute entreprise, j’ai moi aussi mes têtes.
Récemment, votre commentaire sur la marathonienne voilée Sifan Hassan a engendré une nouvelle polémique. Diriez-vous qu’une partie de la gauche a perdu son sens de l’humour ou le sens de la nuance dès qu’il s’agit d’aborder les questions de laïcité ?
En réalité, c’est plutôt le fait d’une petite partie de la gauche – Sandrine Rousseau, Ersilia Soudais et quelques autres : l’élite, quoi -, qui instrumentalise une blague sur un voile pour crier à “l’islamophobie” et rameuter tous leurs trolls et organiser mon harcèlement pendant plusieurs jours sur les réseaux. Là encore, c’est leur absence d’arguments qui est frappante. Je me suis moquée du voile d’une athlète, qui ne le portait jamais, et qui utilise sa médaille d’or pour en faire la promotion. Elle est tout à fait libre de le faire. Je suis également libre de me moquer de la manière dont elle noue son voile avec les pieds. Sincèrement, regardez la photo, personne ne noue son hijab à la manière d’une serviette de bain.
Vous défendez le féminisme, le progressisme, l’intelligence face à l’obscurantisme… Vous définissez-vous toujours comme étant “de gauche” alors qu’une partie de ce courant politique vous attaque ?
Je pense qu’il existe de nombreux sociaux-démocrates en France et j’imagine que nous partageons les mêmes valeurs. Le drame est que certains sont aujourd’hui terrorisés par l’idéologie totalitaire qui vient de l’extrême gauche.
Je continue de penser qu’il s’agit d’une minorité qui terrorise une immense masse de modérés. Personne n’a envie de subir le terrorisme intellectuel de l’extrême gauche sur les réseaux sociaux. Par exemple, lorsque j’ai dit pendant la cérémonie des Molière que l’on ne pouvait pas être solidaire des milliers de civils morts à Gaza sans être aussi solidaire des victimes israéliennes, tout le monde le pense, mais personne n’a envie de se prendre les tweets d’Aymeric Caron ou d’Aurélien Taché – le bien nommé – vous expliquant que vous êtes “complice du génocide en cours”. Tout le monde sait que leurs propos sont ceux de parfaits crétins mais personne ne souhaite les affronter. D’ailleurs, leur terrorisme intellectuel est leur seule manière d’avancer étant donné la faiblesse et le vide de leurs postures. Ils ne me font pas peur. En revanche, s’ils pouvaient arrêter de me désigner comme une cible auprès des islamistes cela me ferait des vacances et je pense qu’ils y gagneraient en dignité.
La laïcité est également dévoyée par une partie de la droite et par l’extrême droite. Ce qui place les “vrais” laïques dans une position compliquée. Ces derniers sont très vite soupçonnés de faire le jeu des premiers. Un écueil difficile à contourner…
L’extrême droite a toujours été hostile à la laïcité et continue de l’être. Elle n’a jamais défendu l’école laïque et républicaine. C’est un fait. Le virage entamé par Marine Le Pen, sans rien renier de l’histoire de son parti ni de ses proches, est un accommodement tactique. Je ne crois pas à leur sincérité et je pense qu’ils le font pour récupérer la masse de laïcs écœurés par le virage anti-laïc de Mélenchon et de la LFI, par la passivité des communistes et des socialistes et par la complicité d’une large partie de la direction des Verts avec des promoteurs de l’islamisme comme Médine.
Vous noterez que, si l’extrême gauche passe son temps à accuser tous ses contradicteurs de faire le jeu de l’extrême droite, lorsque Benjamin Duhamel pose une question à Yassine Belattar en mentionnant ses liens avec l’islam politique, ce dernier l’accuse également de faire le jeu de l’extrême droite. C’est le bouclier absolu. Je pense qu’il suffit de ne pas se laisser intimider en continuant de défendre ses valeurs et de dire clairement ce que l’on observe tout en luttant contre l’extrême droite.
Il existe une vraie fracture générationnelle aujourd’hui dans la société française. Les jeunes ont une vision souvent faussée de la laïcité, qu’ils perçoivent plus comme une contrainte et une forme d’entrave à leurs libertés. Pourquoi ce malentendu ? Est-ce la faute, comme vous dites, de tous “ces laïcs qui se taisent” ?
Je le pense sincèrement. Il y a une bataille culturelle à mener, on ne peut pas laisser toute une génération sous la coupe d’une armée d’influenceurs et de tiktokeurs passant leur temps à leur vendre de la “modest fashion”, à leur expliquer que la France est un pays “islamophobe” et raciste ou que le Hamas est une “organisation de résistance”. On ne peut pas demander à l’école de défendre à elle toute seule la raison, les principes républicains, la loi de 2004 et la laïcité.
Vous êtes régulièrement l’objet d’attaques, notamment sur les réseaux sociaux. Comment vit-on avec ça ? Avez-vous des moments de découragement ?
L’avantage des réseaux sociaux, c’est qu’il suffit de couper pour aller bien et puis j’ai aussi beaucoup de signes de reconnaissance et d’amitié. Il faut apprendre à ne pas se focaliser sur les commentaires violents et injurieux.
Parfois, les attaques viennent des humoristes eux-mêmes. On l’a vu récemment lorsque Blanche Gardin vous a taxée d’ “islamophobe”. Vous attendiez-vous à cette charge ? Pourquoi était-il important pour vous de répondre ?
Ce qu’a dit Blanche Gardin sur moi s’inscrit clairement dans la lignée des attaques d’Aymeric Lompret ou de celles de Guillaume Meurice allant jusqu’à dénoncer mon “racisme” dans un meeting du Nouveau Front Populaire. Mais ce qui m’a surpris chez Blanche Gardin, ce n’est pas tant qu’elle me désigne comme “islamophobe” dans une soirée de soutiens aux victimes de Gaza (dont j’imagine qu’ils méritent mieux comme témoignage de soutien qu’une querelle d’humoristes), mais plutôt l’intégralité de son sketch dans lequel Aymeric Lompret et elle nient totalement la terrible progression des actes antisémites en France depuis le 7 Octobre en défendant l’idée qu’il s’agirait d’un antisémitisme imaginaire. Je pense que ce point est finalement bien plus navrant que ses petites aigreurs post-Molière à mon encontre.
Vous lui reprochez de vous renvoyer à vos origines et de sous-entendre que vous ne respectez pas votre religion… Récemment, le géopolitologue Pascal Boniface a également qualifié Karim Bouamrane, le maire de Saint-Ouen, de “muslim d’apparence”. De quoi ce renvoi constant aux origines est-il le nom ?
Oui, c’est assez drôle qu’une petite “Blanche” de gauche condescende à expliquer au “bon sauvage” que je suis ce que je devrais penser de “ma religion”. Cette assignation identitaire est d’un racisme consternant. On retrouve tout ce mépris lorsqu’un pseudo-intellectuel comme Pascal Boniface parle de “muslim d’apparence” à l’égard de Karim Bouamrane. Sauf qu’encore une fois la dimension totalement antisémite du tweet de Pascal Boniface est encore plus navrante que ce qu’il sous-entend du maire de Saint-Ouen lorsqu’il affirme que parce que ce dernier ne “critique pas Netanyahou”, il “bénéficie d’une grosse couverture médiatique”.
Une façon d’affirmer que les médias sont dirigés par des juifs. Curieusement ou pas, ceux qui assignent à résidence identitaire ceux qu’ils désignent comme les “Arabes de service” ou les “muslim d’apparence” sont souvent ceux dont on ne peut plus douter qu’ils sont animés par la haine des juifs.
Quelle est la frontière entre l’humour et la politique ? Où vous situez-vous ?
Quel que soit le sujet, émettre la moindre opinion est politique. J’ai toujours dit d’où je parlais et j’ai toujours été intéressée par la politique. Je n’ai jamais eu de mépris pour les politiques et j’ai de nombreux amis en politique. En tout cas, plus que d’amis humoristes ! Pour autant, je ne souhaite pas m’engager en politique, c’est d’abord une question de liberté mais aussi parce que je pense que je suis plus utile sur scène (ce qui constitue ma plus grosse activité), en intervenant dans mes chroniques sur France Inter ou en écrivant des articles dans Le Parisien-Dimanche.
Quelles sont les autres grandes figures actuelles attachées à la laïcité qui vous servent de boussole ?
Charb et Salman Rushdie m’ont beaucoup apporté. A la fois pour ce qu’ils ont dit sur la liberté de penser et la liberté d’expression, mais aussi pour leur capacité à user de leur liberté d’expression. Mais également Patrick Weil, qui a écrit de nombreux ouvrages sur le sujet.
Du côté de la jeune génération, quelles sont les personnalités qui, selon vous, pourraient assurer la relève ?
Celui qui, aujourd’hui, incarne le mieux la liberté d’expression et la capacité à résister à l’obscurantisme est Kamel Daoud. Sans conteste possible. Richard Malka est également un excellent avocat de la laïcité, mais aussi Caroline Fourest et Abnousse Shalmani, qui a écrit récemment un très beau texte : “Laïcité, j’écris ton nom”. Et je suis sûre que j’en oublie.
On s’apprête à commémorer les dix ans de l’attentat contre Charlie Hebdo. Où serez-vous le 7 janvier prochain ? Quel est le message que vous ferez passer ?
Je ne sais pas encore. Généralement, au moment de cette date anniversaire, ma seule envie est de me mettre en boule chez moi ou à l’autre bout du monde en attendant que ça passe. Mais mon message sera (encore) pour les laïcs qui se taisent : parlez maintenant, arrêtez de nous remercier et arrêtez de ne nous laisser seuls.
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