Cinq personnes hospitalisées, 62 arrestations et des images de lynchage qui, selon Emmanuel Macron, “rappellent les heures les plus indignes de l’Histoire”. Après un match de football de Ligue Europa entre l’Ajax et le Maccabi Tel-Aviv jeudi soir à Amsterdam, des hommes en scooter, notamment, ont poursuivi des supporters israéliens dans les rues de la capitale hollandaise, les frappant lors d’attaques que la maire Femke Halsema a qualifiées de “nuit noire” pour sa ville. Le président israélien Isaac Herzog dénonçant, lui, “un pogrom antisémite”. Des images chocs qui montrent une véritable “chasse aux juifs” dans la ville d’Anne Frank, dont la statue a été profanée à deux reprises cet été avec des inscriptions pro-palestiniennes. Tout cela un peu plus d’un an après les massacres du 7 octobre. Et alors que le continent européen connaît un peu partout une flambée d’actes antisémites, poussant par exemple une ville comme Londres à mettre en place en septembre dernier une ligne de bus pour la sécurité des juifs. Pour Simone Rodan-Benzaquen, directrice Europe de l’American Jewish Committee, “les Pays-Bas, comme en réalité toute l’Europe de l’Ouest, font face à un antisémitisme assez virulent”. Mais avec les évènements d’Amsterdam, la violence antisémite en Europe “vient de franchir un cap supplémentaire”, estime-t-elle.
L’Express : Avez-vous été surprise par les violences commises contre des supporters israéliens à Amsterdam ?
Simone Rodan-Benzaquen : Comment être surpris ? Depuis le 7 octobre 2023, une passion antisémite se manifeste un peu partout dans le monde. Les Pays-Bas, comme en réalité toute l’Europe de l’Ouest, font face à un antisémitisme assez virulent. Les actes antisémites ont augmenté de 250 % en 2023. Et la situation est catastrophique dans les universités néerlandaises, qui sont aujourd’hui l’un des pires endroits en termes de manifestation de l’antisémitisme. Rappelons-nous aussi que dès le 7 octobre 2023, Ismaïl Haniyeh, l’ancien leader du Hamas (tué à Téhéran en juillet dernier), avait en quelque sorte appelé à globaliser l’Intifada. Nous y voilà. Nous savions que la violence antisémite peut frapper à n’importe moment. Mais avec les évènements d’Amsterdam, elle vient de franchir un cap supplémentaire en Europe.
Si LFI avait une boussole morale et politique, on le saurait
Le président israélien a dénoncé un “pogrom antisémite”. S’agit-il de cela ?
Je comprends qu’il puisse y avoir un débat autour du mot “pogrom”. De la même manière qu’on avait observé les mêmes débats au moment des massacres du 7 octobre. Mais il faut comprendre dans quel contexte se déroulent les violences qu’on a vues à Amsterdam. Des foules de gens qui font la chasse aux juifs et qui forcent des personnes soupçonnées d’être israéliennes de montrer leur passeport, avant de les passer à tabac, tout en se filmant… Tout cela n’est pas très éloigné du modus operandi des terroristes du 7 octobre. Imaginez une seconde ce que cela peut représenter pour des Israéliens de voir de telles images un an après. S’il y avait eu des morts à Amsterdam, tout le monde aurait considéré, je pense, qu’il s’agissait d’une sorte de pogrom. Mais fort heureusement, il n’y a pas eu de morts.
Certains, à l’extrême gauche notamment, ont fait valoir que les supporters du Maccabi Tel-Aviv ne s’étaient pas bien comportés auparavant, arrachant notamment un drapeau palestinien ou chantant des slogans insultants contre les Arabes…
Vous noterez que ces commentaires émanent des mêmes responsables politiques qui, dès le 7 octobre, qualifiaient le Hamas de “mouvement de résistance” et appelaient à contextualiser les massacres de civils israéliens. On est donc encore une fois en pleine justification de l’antisémitisme. Cela me rappelle l’argument qui consiste à dire à une femme qui vient de se faire violer qu’elle n’aurait pas dû porter une jupe. Mais je m’attendais à ce genre de réactions, ce n’est pas vraiment une surprise. S’il s’était agi de n’importe quel autre groupe minoritaire, les membres de La France insoumise (LFI), puisque c’est notamment d’eux dont on parle, auraient été les premiers à hurler au racisme. Dans le cas présent, comme il s’agit d’Israéliens, ils aimeraient nous faire comprendre que, finalement, ces supporters l’ont quand même un peu cherché. Mais bon, si LFI avait une boussole morale et politique, on le saurait.
C’est comme si depuis le 7 octobre, une espèce de passion antisémite avait explosé
“À ce stade rien ne corrobore la thèse selon laquelle les attaques contre les supporters israéliens à Amsterdam sont des attaques antisémites”, a tweeté vendredi le député LFI Aymeric Caron.
Oui, en revanche dès qu’il s’agit de dénoncer un “génocide” à Gaza par exemple, tout est toujours très vite corroboré. Dès qu’il est question d’Israël, il n’a aucun mal à nommer les choses ou à employer des mots extrêmement excessifs et criminalisants. Mais dès qu’il est question d’actes antisémites, le même appellera à faire preuve de prudence dans l’analyse, dans le langage. Finalement, rien ne m’étonne dans les propos d’Aymeric Caron.
Des tags inscrits devant l’université Lyon III contre la venue de Yaël Braun-Pivet vendredi. Une importante banderole pro-Palestine polémique déployée dans les tribunes du Parc des Princes mercredi. Un match France-Israël dans quelques jours qui laisse craindre des débordements. Le climat reste tendu…
Oui. Je pense qu’un antisémitisme extrêmement violent s’est installé structurellement en France et en Europe. L’antisémitisme contemporain existe depuis le début des années 2000. Mais c’est comme si depuis le 7 octobre, une espèce de passion antisémite avait explosé. C’est comme si les antisémites avaient reçu un pass illimité pour pouvoir commettre des actes antisémites. C’est tout le problème de l’antisémitisme d’atmosphère. Et c’est tout le problème aussi de la réponse qui est donnée. On condamne, on s’indigne. Mais la réalité, c’est qu’il n’y a pas de fait de tolérance zéro aujourd’hui en France. Il y a eu une augmentation de 1 000 % des actes antisémites en 2023. Plus de 50 % des actes racistes sont d’origine antisémites pour une population qui représente moins de 1 % de la population globale française. Et finalement, il n’y a pas de prise de conscience. On ne prend aucune mesure forte. Comme disent les Anglais, c’est toujours “business as usual”.
Est-ce spécifique à la France ?
Non. Mais il se trouve que la France a la plus grande communauté juive d’Europe, la deuxième plus grande du monde après les Etats-Unis. Donc c’est un élément à prendre en compte. Mais c’est un peu la même chose partout ailleurs, à savoir qu’on observe beaucoup de déclarations mais peu d’actes. Je pense qu’on s’est habitué à une espèce de phénomène où on a l’impression que les déclarations suffisent.
Emmanuel Macron a “fermement condamné” les violences à Amsterdam “contre des citoyens israéliens”. “La France continuera de lutter contre l’odieux antisémitisme sans relâche”, a-t-il poursuivi. Pourtant, ses récentes déclarations polémiques sur la création d’Israël et son absence à la marche contre l’antisémitisme il y a un an, ont choqué…
Je pense que le président de la République, même si je n’ai aucun doute sur le fait qu’il soit extrêmement engagé sur la question de la lutte contre l’antisémitisme, fait preuve d’une certaine prudence qui fait que les messages qu’il envoie sont toujours un peu ambigus. Je crois que son absence lors la marche de l’antisémitisme en novembre 2023 a laissé des traces. Car ce qui à l’époque a été extrêmement blessant pour beaucoup de Français juifs et pour tous ceux qui sont engagés dans la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, ce n’est pas seulement le fait qu’il ne soit pas venu, c’est la façon dont il a justifié son absence (NDLR : “mon rôle est de continuer à préserver dans cette période, l’unité du pays et de ne jamais renvoyer dos à dos les uns et les autres”, avait expliqué Emmanuel Macron). Comme si la question de l’antisémitisme n’était pas une question qui rassemble et donc qui nous concerne tous, mais qui est quelque chose qui divise. Alors que nous essayons toujours d’expliquer à tous les Français que la question de l’antisémitisme n’est pas un problème seulement pour les juifs mais pour la société dans son ensemble, le chef de l’État envoie un message un peu différent. Comme s’il ne voulait pas en faire trop pour une communauté par rapport à une autre. Comme si, d’une certaine manière, lutter contre l’antisémitisme ou faire quelque chose pour l’antisémitisme, cela veut dire qu’on enlève quelque chose quelque part ailleurs, ce qui est en réalité tout le contraire d’une approche universaliste à la question de la lutte contre l’antisémitisme et le racisme.
La question de l’antisémitisme me semble surtout liée aussi à un délitement de nos démocraties libérales
On observe une forte recrudescence des actes antisémites en Europe. Y a-t-il encore des endroits où les juifs peuvent se sentir en sécurité ? Y a-t-il des disparités entre les pays européens ?
Oui, il y a des disparités. En tout cas en termes de sécurité. En Europe de l’Ouest, l’antisémitisme est présent un peu partout. A des degrés plus ou moins importants. En Belgique et en Angleterre, c’est une catastrophe. En France, la situation est préoccupante, et elle se dégrade en Allemagne. Donc il y a quand même en Europe de l’Ouest un phénomène présent partout, qui est aussi lié à la question de l’islamisme et de l’antisémitisme musulman. A l’inverse, en Europe de l’Est, le sentiment de sécurité des populations juives est bien plus important. En Hongrie, qui compte environ 100 000 juifs, il n’y a pas ou peu de menace physique contre les citoyens de confession juive. En revanche, on observe une autre forme d’antisémitisme, très présente au sein du gouvernement de Viktor Orbán. Je pense notamment aux attaques antisémites dont fait régulièrement l’objet le philanthrope George Soros. Il y a un révisionnisme historique qui existe un peu partout en Europe centrale. Les partis d’extrême droite et d’influence pro-russe sont bien implantés.
Mais globalement, il n’y a pas énormément de pays en Europe où les juifs sont épargnés. C’est cela la très grande tragédie du 7 octobre. A savoir le sentiment qu’il n’y a plus nulle part où les juifs sont vraiment 100 % en sécurité.
Au-delà du contexte du conflit à Gaza, êtes-vous inquiète pour la sécurité des populations juives en Europe ?
Oui. Il y a bien sûr une corrélation entre ce qui se passe au Proche-Orient et les actes antisémites en France. Mais je pense que la question de l’antisémitisme est devenue structurelle depuis longtemps. Lorsqu’on regarde, par exemple, le nombre d’actes antisémites en France dans les années 1990, il y avait quelques dizaines de cas par an. Au début des années 2000, c’était 300-350 actes par an. Ce qui représente quand même à peu près un acte antisémite en moyenne par jour, sachant que 80 % des victimes ne portent pas plainte. Nous ne sommes jamais redescendus en dessous de ce chiffre depuis, y compris pendant des périodes d’accalmie au Proche-Orient. A l’inverse, la tuerie à l’école Ozar Hatorah de Toulouse en 2012, elle, a été suivie d’une explosion d’actes antisémites. Et c’est d’ailleurs le même phénomène qu’on a observé en France et ailleurs après le 7 octobre. C’est comme si les antisémites avaient le goût du sang. Il n’y avait pourtant rien de spécifique qui se passait à ce moment-là au Proche-Orient sur la question israélo-palestinienne. Je crains donc que la question de l’antisémitisme soit bien plus profonde. Elle me semble à vrai dire surtout liée à un délitement de nos démocraties libérales. C’est toujours le symptôme de quelque chose qui ne va pas. Et comme nos démocraties libérales, d’une manière générale, ne vont pas très bien, tant que cela durera, l’antisémitisme sévira.
J’ajoute un élément inquiétant : notre dernière radiographie de l’antisémitisme en France montre que ce sont les jeunes entre 18 et 25 ans qui sont les plus antisémites. Un tiers d’entre eux estiment par exemple qu’il est parfaitement acceptable de s’attaquer à un juif à cause de la situation à Gaza. D’ailleurs, si vous regardez les images des violences à Amsterdam, vous noterez que les agresseurs ne sont pas des gens qui ont des cheveux blancs…
Certains ont demandé à délocaliser le match de football entre la France et Israël programmé le 14 novembre au stade de France. Le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau s’y est opposé.
Ce serait catastrophique. J’espère quand même que la France est capable d’organiser un match de foot entre Israël et la France et de protéger les spectateurs et tous ceux qui souhaitent participer. Elle a quand même été en mesure d’organiser les Jeux olympiques y compris avec des équipes israéliennes sur place ! J’ai pleinement conscience du fait que cette rencontre présente un certain un risque sur le plan de la sécurité. Mais je pense qu’il ne faut absolument pas lâcher. Car si on recule, on enverra un signal terrible…
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