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D. H. Lawrence, l’enfant de la “working class” qui a révolutionné la littérature érotique


Virginia Woolf, qui avait la condescendance facile (elle méprisait jusqu’à Dickens et son “style très banal”), ne tenait pas D. H. Lawrence en haute estime. Quand ce fils d’un mineur, pur produit de la working class, commence à faire parler de lui en 1913, il est de bon ton chez les gens chics de lui jeter des tomates pourries. On se moque de son accent du Derbyshire. Bien qu’elle reconnaisse des qualités à son roman Amants et fils, Woolf juge qu’il y a chez Lawrence “quelque chose qui cloche”. C’est-à-dire ? Selon elle, il est obsédé par le sexe, sans doute à cause de ses origines modestes ; de surcroît, il ne s’inscrit dans aucune tradition littéraire. En un mot, c’est un plouc – et des plus embarrassants.

James Joyce se joint quelques années plus tard à ce concert de lazzis, déclarant que Lawrence écrit “vraiment très mal”. Notons que, n’étant pas du genre à se laisser insulter, l’ombrageux Lawrence trouvait “dégoûtant” le monologue de Molly Bloom à la fin d’Ulysse : “Ce roman m’a épuisé. Typiquement le livre d’un maître d’école qui n’a en tête que saletés et autres ordures ; quelquefois bon, cependant, mais beaucoup trop cérébral.” C’est en partie à cause d’Ulysse (publié en 1922) que Lawrence s’est lancé dans l’écriture de L’Amant de Lady Chatterley (édité pour la première fois à compte d’auteur en 1928). Près d’un siècle plus tard, on parle encore de ce chef-d’œuvre, qui avait été adapté par Netflix il y a deux ans et vient d’entrer dans la Pléiade.

On demande au responsable de cette nouvelle édition, Marc Porée, de retracer pour nous les différentes phases de la postérité de Lawrence : “Il connut un pic de popularité dans les années 1960, soit trente ans après sa mort. A la suite du retentissant procès intenté par les pouvoirs publics, pour ‘obscénité’, il s’écoule plus de 2 millions d’exemplaires de L’Amant de Lady Chatterley. Mais, paradoxalement, la libération des mœurs, porteuse de la libération des femmes, entraîna un violent rejet de Lawrence de la part des premières féministes… Assassin autant qu’excessif, l’essai de Kate Millett, Sexual Politics (1970), lui valut d’être cancelled avant l’heure. C’est seulement depuis les années 2000 qu’il connaît un début de retour en grâce dans la sphère médiatique et culturelle, où il n’était guère en odeur de sainteté. A ces fluctuations, il faudrait opposer la constance avec laquelle les universitaires, et tout particulièrement les collaborateurs de la Cambridge Edition de ses œuvres, travaillent à assurer aux écrits de Lawrence le statut de ‘classiques’ qu’ils méritent assurément. Cela dit, il n’est plus trop étudié à l’université, à croire que son statut d’ancien proscrit des lettres a cessé d’exercer auprès de la jeunesse le pouvoir d’attraction prêté au soufre et à l’interdit…”

Lawrence et la nouvelle génération

Mort jeune, à 44 ans (comme Stevenson ou Fitzgerald), Lawrence est l’auteur d’une œuvre foisonnante (romans, poèmes et lettres), dont on ne retient souvent que L’Amant de Lady Chatterley et ses scènes sexuelles d’une justesse inédite. On demande à Marc Porée à quoi tient leur originalité : “Dans sa manière d’aborder le plaisir féminin, Lawrence ne fut ni le premier ni le dernier. Le Con d’Irène, le récit érotique rédigé par Louis Aragon, paraît lui aussi en 1928. Mais Aragon était français, alors qu’on n’attendait peut-être pas d’un écrivain anglais qu’il se montrât aussi explicite dans l’évocation du désir et de la jouissance – comme quoi on avait tort, car cela revenait à méconnaître la place importante prise par le sexe et la sexualité dans l’imaginaire et la littérature britanniques… Si on peut reprocher à Lawrence beaucoup de choses, à commencer par son phallocentrisme forcené, peu ‘raccord’ avec l’époque, il faut lui reconnaître la volonté tout aussi farouche de se mettre au diapason du plaisir éprouvé (ou non) par ses personnages de femmes, lequel est le grand absent d’une bonne partie des livres écrits par des hommes.”

Qui de mieux que Catherine Millet pour mettre ici son grain de sel ? L’auteure du best-seller La Vie sexuelle de Catherine M. avait aussi signé un essai intitulé Aimer Lawrence. Elle revient pour L’Express sur ce coup de foudre tardif : “J’ai longtemps eu des préjugés à l’égard de Lawrence. L’histoire de l’aristocrate qui rencontre secrètement son garde-chasse dans la forêt apparaissait gentiment démodée dans l’après-Mai 68. J’ai donc lu Lawrence tard, mais c’est tant mieux, car j’ai sans doute eu accès d’emblée à des traductions plus complètes et bien meilleures que si je l’avais lu plus tôt. Je ne connais aucune description plus juste, plus simplement exprimée de l’orgasme féminin que celle qu’en donne Lawrence précisément lorsque Lady Chatterley y accède enfin. J’ai toujours pensé qu’il avait dû auparavant sacrément ‘cuisiné’ sa femme et ses amies. Mais il y avait aussi sa propre sensibilité. Anaïs Nin parlait à son sujet d’’écriture androgyne’. Ce qui reste révolutionnaire chez Lawrence, c’est son absolue liberté et celle de ses héroïnes. Toutes des femmes qui assument leur sexualité, audacieuses, loin du féminisme méfiant, précautionneux d’aujourd’hui…”

Entre Kate Millet et Catherine Millet, on le voit, il y a un monde. Qu’en est-il de la jeune génération ? Incroyablement, alors qu’on pensait trouver en elle une fanatique de Lawrence, Emma Becker nous avoue n’avoir pas lu L’Amant de Lady Chatterley. Ce nom continue de faire rêver et d’inspirer. Il y a un an, au sein du groupe Editis, la maison d’édition Chatterley a été créée par Sarah Rigaud et Julie Cartier. Cette dernière se justifie ainsi : “Nous avons choisi Chatterley car ce nom représente un monument de la littérature, un livre à l’érotisme assumé, qui parle des sentiments et du plaisir d’une femme. Cela est cohérent avec ce que nous souhaitons faire avec Chatterley. La marque n’était pas déposée d’ailleurs, nous l’avons fait pour l’occasion. Cela n’a pas posé de problème de droit, il s’agit d’un nom de famille, nous n’avons pas repris le terme ‘Lady Chatterley’.” Précisons que Chatterley est une maison spécialisée dans la romance, parfois avec goût (dans leur catalogue, nous conseillons Malgré les épines des sœurs Corolle, qui fait se rencontrer Downton Abbey et littérature gay). Ce nom magique de Chatterley est-il une référence pour le public toujours croissant de la romance ? Julie Cartier met hélas un bémol à notre enthousiasme : “Aujourd’hui, parmi nos jeunes lectrices, le nom de Chatterley est à peine connu ; et celui de D. H. Lawrence, totalement inconnu. Seules celles qui ont vu le film sur Netflix font vaguement le lien. Nous sommes souvent obligées d’expliquer le nom de notre maison. En revanche, passé 40/50 ans, oui, tout le monde sait de quoi il s’agit.”

Nous ne trahirons aucun secret en écrivant que cette adaptation kitsch de Netflix, avec Emma Corrin dans la peau de l’héroïne, provoquait surtout des bâillements. Aucun film ne saurait rendre la sensualité et la finesse d’analyse du roman. On envie celles et ceux qui, telle Emma Becker, ne l’ont encore jamais ouvert. Lawrence avait écrit trois fois son chef-d’œuvre, on peut le relire indéfiniment. Pour la petite histoire, rappelons que, en 1985, pour commémorer le centenaire de sa naissance, une plaque avait été posée en sa mémoire en l’abbaye de Westminster – ce qui ne manque pas d’ironie pour cet écrivain à la réputation sulfureuse. Sa publication dans la Pléiade lui accorde l’absolution définitive. Virginia Woolf et James Joyce seraient bien avisés de revoir leurs jugements.

L’Amant de Lady Chatterley et autres romans, par D. H. Lawrence. La Pléiade/Gallimard, 1 344 p., 69 €.




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