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L’IA ne vous intéresse pas ? Dommage, car elle s’intéresse à vous, par Benjamin Sire


Vous connaissez forcément la célèbre maxime de Montalembert : “Vous avez beau ne pas vous occuper de politique, la politique s’occupe de vous tout de même”. Autrement dit, votre désintérêt pour la chose publique ou votre tendance au déni n’ont aucune chance de vous faire échapper aux conséquences des décisions prises par les autorités. Pire, ce renoncement, quelle qu’en soient les motivations, aggrave votre situation. Vous perdez alors la capacité de peser sur les choix qui vous seront imposés, et encore plus celle de les anticiper.

Indiscutable, la sentence de Montalembert sort désormais largement du champ politique et s’applique avec force à d’autres sujets, à commencer par l’intelligence artificielle (IA). Ironie du sort, cette fois, outre les individus qui feignent d’ignorer que les vents forts qui giflent déjà leurs joues sont annonciateurs d’une tornade aux conséquences incalculables, les politiques – ceux qui sont donc censés s’occuper “de vous tout de même” – semblent eux aussi adopter vis-à-vis de l’IA la disgracieuse posture de l’autruche, se montrant incapables d’en déceler les enjeux et d’y adapter la société, après avoir déjà faillis à les prévoir. Particulièrement si l’on pense à la totale remise en cause du système éducatif qu’elle devrait impliquée et qui n’est même pas encore vraiment envisagée.

Logique. En souhaitant écrire sur ce sujet, effrayé par le tsunami qu’il représente, bien des confrères m’ont alerté sur l’indifférence coupable de leurs lecteurs à son sujet, les conduisant à renoncer à le traiter sous peine de ventes en berne. Et pourtant, nombreux sont ceux qui ont déjà, soit tiré le signal d’alarme, soit glorifié la révolution qui advient, alertant tous sur la vitesse à laquelle l’IA est en train de refaçonner notre monde, menaçant d’en rendre vite caduques les structures sociales, professionnelles, industrielles, commerciales et politiques. Mais d’autres, lorsque vous leur en parlez, alors même que leur profession est déjà affectée, vous disent, comme je l’ai entendu il y a peu de la part d’un graphiste : “L’IA, je n’y crois pas !”. Un peu comme si un autre prétendait aujourd’hui de l’électricité : “Je n’y crois pas !”. Pourtant, qu’importe la croyance de l’autruche, elle n’en sera pas moins électrocutée si elle met sa patte dans une prise…

Les artistes sur le front

L’IA ne vous intéresse pas cher lecteur ? Dommage, car elle s’intéresse à vous. Et pas qu’un peu ! Et lorsque vous êtes pris dans la nasse, qu’enfin vos yeux s’ouvrent sur l’abîme qui vous est promis, vous hurlez et cherchez responsables et boucs émissaires. Prenez donc nos amis artistes, musiciens, cinéastes et autres. Après avoir envisagé ChatGPT, Midjourney, Runway, Dall-E, ou Suno comme de sympathiques gadgets, tantôt conversationnels, tantôt générateurs d’images ou de musiques, jugés incapables de se hisser à la hauteur de leur humaine créativité, les voilà qui se réveillent stupéfaits et groggy face aux croupières que ces outils ont taillé dans leurs professions, montrant déjà à tant la voie du chômage, tout en ouvrant à certains, les plus adaptables, d’infinies nouvelles perspectives.

Alors, mardi 22 octobre, 11 500 d’entre-eux, parmi les plus illustres, allant de Radiohead à Julianne Moore en passant par Kevin Bacon ont pétitionné… contre l’IA. Comme si on pouvait pétitionner contre le vent et en attendre un effet. En cause, outre les capacités de l’IA à générer des plans où nul vrai acteur ne figure, à composer en quelques secondes des musiques de plus en plus impressionnantes, ou à se substituer aux scénaristes (mais aussi aux journalistes de mon espèce), est incriminée la manière dont l’immense base de données qui alimente ses algorithmes échappe aux droits d’auteur, et s’avère “déshumanisant[e]”, ce qui est par ailleurs parfaitement exact. L’art étant censé exprimer la quintessence de l’humain sur toute autre forme de vie, la perspective qu’il en vienne à échapper progressivement à notre main, en dehors des prompts excitant sa créativité, pose une question anthropologique majeure en plus de finalement interroger notre utilité, si ce n’est notre existence. Et ce n’est pas une pétition qui peut changer les choses. D’autant plus que, comme souvent, elle arrive trop tard. Même si le point critique propre au droit d’auteur dont s’exempte ceux qui nourrissent les algorithmes peut, pour un temps, avant que l’IA ne s’auto-alimente sans revendications, être traitée.

L’inquiétude alimente une forme de rejet

L’intelligence artificielle a déjà un impact majeur sur des secteurs aussi variés que la santé, l’éducation, l’industrie, les médias, et bien d’autres. Chaque mois, les avancées technologiques lui étant liées repoussent les limites du possible et de l’imagination, allant de la création de contenus automatisés à la prise de décisions basées sur des algorithmes complexes. Des métiers disparaissent, d’autres se transforment. Hélas, ceux qui émergent demandent des compétences techniques de plus en plus spécialisées, dans un monde – et particulièrement dans un Occident – qui glisse insensiblement sur la pente de l'”idiocracy”, pour reprendre le titre du film de Mike Judge sorti en 2007. Ce gap de compétence et d’intelligence promet un creusement sans précédent des inégalités et de la fracture numérique et une démonstration accélérée de la réalité du darwinisme. Beaucoup de gens le sentent intuitivement et comprennent qu’ils n’auront plus leur place dans ce nouveau monde. Et ce décalage comme cette inquiétude, créent une forme de rejet qui se transforme en prétendu désintérêt vis-à-vis des spécificités et de l’impact de l’IA.

Cela est d’ailleurs corroboré par une étude publiée en février dernier par le cabinet de conseil KPMG qui indique que 62 % des Français ne comprennent pas vraiment l’IA, son concept même, “ni quand et comment elle est utilisée”. 60 % d’entre-eux “utilisent couramment des applications fondées sur l’IA, mais à peine plus de la moitié (52%) savent [qu’elle entre en jeu] dans ces applications.” Une réalité également éclairée par le Baromètre Ifop, RM Conseil, Talan, sur la perception et l’usage des IA génératives par les Français. Si l’utilisation consciente de l’intelligence artificielle progresse légèrement, seuls 25 % de nos compatriotes déclarent y recourir, principalement à travers ChatGPT et sa version gratuite, sachant que la payante, plus efficiente, vient à peine de dépasser le million d’utilisateurs dans le monde, principalement des entreprises. Ces constats s’expriment de manière encore plus effrayante dans le dernier baromètre du Conseil économique social et environnemental publié le 23 octobre, consacré à l’état de la France, aux priorités de ses citoyens et à leur rapport à la démocratie. Lorsque leur est posée la question : “Parmi les sujets suivants, quels sont les trois qui vous préoccupent le plus aujourd’hui pour vous personnellement ?”, la santé et le pouvoir d’achat arrivent en tête, avec 40 % et 34 % des réponses, tandis que “les évolutions technologiques et leurs impacts”, traînent en dernière position, ne recueillant que 7 % d’intérêt, témoignant de l’ignorance de nos concitoyens au regard d’un thème qui est pourtant le plus à même de bouleverser rapidement leur quotidien…

L’IA avance souvent masquée

Mais bien d’autres raisons concourent à cet aveuglement ambiant, alors même que, comme pour le changement climatique, toutes les énergies devraient être asservies à notre adaptation à l’IA. La première est propre à presque toutes les découvertes d’importance. En leurs temps, l’électricité domestiquée, l’avion, l’automatisation industrielle, le nucléaire et même internet – n’oublions pas ce fameux Rapport Thery de 1994 qui lui déniait tout avenir contrairement à ce qu’il envisageait du Minitel – ont tous suscité doutes, inquiétudes et moqueries, quand ils n’étaient pas accusés de servir un quelconque diable. Quitte à avoir peur de l’avenir, autant le disqualifier… L’imprimerie elle-même fut attaquée, pour l’idée qu’on lui prêtait de vider nos cerveaux, sans envisager qu’elle pourrait justement y libérer de l’espace pour la réflexion. La seconde tient en l’aspect abstrait du concept même d’intelligence artificielle. Contrairement à des innovations passées comme l’automobile, le téléphone ou l’ordinateur en tant qu’objet, qui peuvent être perçues de manière tangibles, l’IA opère souvent “dans les coulisses” des services et des produits que nous utilisons. Il devient alors difficile pour les gens de réaliser que des systèmes d’IA sont responsables de la personnalisation de leurs flux sur les réseaux sociaux, de la recommandation de vidéos, des comportements de leurs voitures, de la surveillance dans les entreprises, de processus médicaux les concernant, de la communication électorale et des guerres asymétriques. A cette abstraction s’ajoute un phénomène de saturation technologique propre à lasser un public qui se sent dépassé. Pour beaucoup, l’IA est juste un nouvel ajout à une longue liste de buzzwords technos, après la blockchain, l’Internet des objets, etc.

Ensuite, la distance temporelle perçue, pourtant fausse, trouble le jugement. L’IA avançant souvent masquée, beaucoup imaginent que les véritables bouleversements technologiques qu’elle implique seront perçus à l’échelle de décennies, à l’exception de ceux qui en payent déjà les conséquences, comme nous l’avons vu avec les artistes. Ce phénomène bien que déjà présent dans de nombreuses strates de notre quotidien est donc considéré comme un sujet “futuriste”, sans impact immédiat. Vient enfin la manière dont, dans les grands médias ou sur les réseaux, l’IA a été présentée sous son jour le plus ludique, notamment à travers ses utilisations vidéos pour créer des pastiches, ou d’assistance vocale (ces dernières ne relevant pas vraiment de l’IA à l’origine). Sans compter les pitreries aux effets anesthésiants de certains de ses tenants, comme Elon Musk, qui, derrière, participe pourtant à en faire progresser les aspects les plus cruciaux. Cela conduit à une minimisation de son potentiel disruptif. Au passage, dommage qu’Emmanuel Macron, qui a rendu ce terme familier, n’ait pas su l’employer à bon escient, n’ayant en rien préparé notre pays. Bref, toutes ces raisons participent à générer un certain désintérêt des masses à l’égard de ce qui sera peut-être, avec la robotique, elle-même alimentée par l’IA, la plus grande révolution connue par l’être humain, en plus de sa plus forte remise en question.

Alors, ami lecteur qui ne “croit pas en l’IA” ou ne s’y “intéresse pas”, n’oublie plus qu’elle avance à un rythme que nous ne pouvons plus ignorer. Il ne s’agit plus de croire ou de ne pas croire, mais de se préparer à s’adapter. Rien d’autre.

*Benjamin Sire est éditorialiste et journaliste à l’hebdomadaire Franc-Tireur.




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