Il aura fallu deux dérapages majeurs pour que Bercy décide de solliciter une aide extérieure. En 2023 comme en 2024, les services du Trésor n’ont pas vu venir des baisses substantielles de recettes. A l’arrivée, un trou béant de plus de 40 milliards d’euros dans les caisses de l’Etat, se traduisant par un déficit attendu à 6,1 % du PIB cette année, au lieu des 4,4 % prévus par la loi de finances. Ce jeudi 14 novembre, neuf experts “issus du monde de la recherche, des organismes de contrôle et de prévision et du secteur privé” se sont réunis pour la première fois à Bercy, à l’invitation des ministres Antoine Armand et Laurent Saint-Martin.
Un casting de spécialistes, s’exprimant régulièrement sur ces sujets : l’ancien magistrat de la Cour des comptes et fondateur de Fipeco, François Ecalle, le président-délégué du Conseil d’analyse économique (CAE), Camille Landais, ou encore l’économiste Xavier Ragot, à la tête de l’OFCE. Ce “comité scientifique” devra plancher dans les prochaines semaines sur l’amélioration de la précision et du pilotage des prévisions. Leurs travaux serviront à élaborer un plan d’action qui sera présenté à la mi-décembre. “Ils n’ont pas de rôles institutionnels et vont apporter chacun leur vision et leurs éléments de proposition”, précise le cabinet du ministre de l’Economie.
L’impôt sur les sociétés, un prélèvement obligatoire imprévisible
Des pistes, Laurent Bach, en a plusieurs en tête. Ce professeur de finances à l’Essec, coresponsable du pôle entreprises de l’Institut des Politiques Publiques (IPP), fait aussi partie de ce cénacle. Son credo ? Il est possible – et nécessaire – d’améliorer la prévision des recettes de l’impôt sur les sociétés. Si ce prélèvement obligatoire ne représente que moins de 5 % de nos impôts, il a pourtant joué pour plus d’un tiers dans l’écart constaté en 2024.
“L’impôt sur les sociétés est assis sur l’un des éléments les plus volatils dans notre économie : les profits. Quand l’économie s’agite, ils ont tendance à varier encore plus, notamment parce que beaucoup de facteurs n’évoluent pas, ou très peu, comme les salaires. Ils sont la variable d’ajustement et surréagissent toujours”, explique Laurent Bach auprès de L’Express. A cela s’ajoute un autre élément perturbateur : “Les entreprises le payent plus rapidement lorsque cela va bien et plus tardivement quand cela va mal”, poursuit le spécialiste.
Mieux récolter et cibler les données
Aujourd’hui, les sociétés sont tenues de faire remonter un certain nombre d’informations au cours de l’année, qui viennent nourrir les modèles de prévision. Les entreprises cotées ont une obligation de transmission de rapports financiers semestriels à l’Autorité des marchés financiers. Et celles assujetties à la TVA doivent transmettre leurs relevés de manière périodique. “Le problème est qu’elles ne déclarent pas, à mi-parcours,ce que sera leur bénéfice fiscal pour l’année, qui reste difficile à prédire. Cela requiert une analyse plus approfondie”, souligne Laurent Bach.
Selon le professeur, les services du Trésor n’utilisent pas toutes les données à leur disposition. A commencer par celles de l’Insee. L’institut de statistiques produit chaque trimestre des comptes nationaux de branches tirés des relevés mensuels de TVA transmis par les entreprises à… la Direction Générale des Finances Publiques (DGFiP). Dans un rapport publié en juillet dernier sur les prévisions de recettes des prélèvements obligatoires, l’Inspection Générale des Finances mettait d’ailleurs en lumière la nécessité de recourir à ces données pour affiner les prévisions.
Reste que la tâche n’est pas facile, reconnaît Laurent Bach. Lui-même s’est essayé à l’exercice au moment des débats autour de la taxe sur les superprofits. “Je préfère être modeste. A l’IPP, on avait tenté de faire une prévision des recettes potentielles, en utilisant les données que j’évoque. Et on s’était bien trompé ! Il faut apprivoiser les données et les confronter, cela peut prendre du temps. On n’a pas encore l’expertise suffisante pour savoir quelle est la bonne manière de les utiliser, il y a un vrai travail intellectuel à faire.” Il appelle aussi les services de l’Etat à se montrer plus stricts avec les entreprises qui ne rencontrent pas de difficultés économiques, mais tardent malgré tout à s’acquitter de l’impôt sur les sociétés. Le comité scientifique, monté par le ministère de l’Economie, sera l’occasion pour lui de mettre le sujet sur la table. “Pour un chercheur, ce type de groupe est très intéressant. Je suis là pour apprendre et découvrir comment les choses sont faites, ce n’est pas toujours clair”. L’occasion pour ces experts de voir la machine Bercy de l’intérieur.
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