* . * . * .

Jean Pruvost : “Le Dictionnaire de l’Académie française est à l’égal d’un service public”


Jean Pruvost est notre grand spécialiste du dictionnaire. C’est bien simple, dans son charmant pavillon de la banlieue parisienne où il a coutume d’inviter tous ceux qui s’intéressent à la langue française, on en trouve partout, du sous-sol au grenier. Des Larousse, bien sûr. Des Robert, évidemment. Des Littré, encore. Mais aussi des ouvrages consacrés à la cuisine, à la religion, au sport, à la morale et à tous les sujets imaginables, pourvu qu’ils soient composés d’un “ensemble d’articles rangés dans un ordre déterminé, le plus souvent alphabétique”. Une passion dont ce professeur d’université à l’érudition joyeuse a fait sa spécialité.

Celui qui se qualifie lui-même de “dicopathe” était donc tout indiqué pour commenter et analyser l’événement éditorial que constitue, ce 14 novembre, la présentation à Emmanuel Macron, “protecteur” de l’institution en tant que président de la République, de la 9ᵉ édition du Dictionnaire de l’Académie française. Il était temps. La précédente remontait à… 1935. Un dictionnaire dont Jean Pruvost rêverait de rédiger lui-même une partie des entrées, bien sûr. Las : malgré plusieurs tentatives, les immortels ont toujours refusé de l’accueillir sous la Coupole. Pour le moment.

L’Express : La parution de cette nouvelle édition du Dictionnaire de l’Académie représente-t-elle un événement important ?

Jean Pruvost : C’est un événement important, parce qu’un dictionnaire dont la première édition date de 1694 et la dernière de 2024 illustre un parcours sur cinq siècles qu’aucun autre dictionnaire français n’a accompli. Que les neuf éditions soient disponibles gratuitement sur Internet relève aussi d’un service rendu unique au monde pour la population partageant le français. Enfin, que la dernière édition offre plus de 60 000 mots, chacun étant doté d’une notice étymologique, d’un article de grande qualité et de liens numériques avec d’autres sites traitant spécifiquement du lexique francophone, des termes techniques et des éventuelles difficultés, est particulièrement novateur. On est passé d’un double in-folio de la Compagnie, en 1694, accompagné (ce que tout le monde oublie) des deux volumes de Thomas Corneille édités au nom de l’Académie française sur les vocabulaires techniques et scientifiques, à un “portail” ouvert au monde.

Il faudrait par ailleurs souligner que l’Académie française se situe au cœur de l’Institut de France, où rayonnent quatre autres académies : l’Académie des sciences, l’Académie des sciences morales et politiques, l’Académie des inscriptions et belles-lettres, et l’Académie des beaux-arts. Et personne ne niera que sont rassemblés là des spécialistes de très haut niveau, des spécialistes qui sont systématiquement consultés dès qu’un mot a besoin de leur éclaircissement. Qu’en un même lieu puissent ainsi être rassemblés tant de spécialistes pour une juste définition a quelque chose d’exceptionnel. Faire la fine bouche sur cette progression relèverait d’une ingratitude sans nom ou d’une désinformation patente.

La précédente édition date de 1935. Pourquoi une telle lenteur ?

Je reprendrai ici le propos d’Hélène Carrère d’Encausse tenu dans la séance publique annuelle du jeudi 30 novembre 2006 : “Il est d’usage – et ce n’est pas scandaleux – de railler la lenteur de ses travaux. Le premier à le faire fut Louis XIV, qu’exaspérait une rédaction interminable. Et il est vrai que, si l’on calcule le temps consacré par l’Académie depuis sa fondation, en 1635, à éditer un dictionnaire, on constate qu’il y faut quarante-six ans en moyenne, c’est-à-dire à peine deux éditions par siècle.”

Je n’ajouterai rien à ce propos, si ce n’est qu’une certaine lenteur n’est pas sans le moindre avantage, celui du recul, et qu’avec une édition numérique ce long délai est en train d’être totalement corrigé.

Cette édition a été commencée en 1992. Cela ne signifie-t-il pas que, à peine parue, cette édition est déjà en partie obsolète ?

Ce serait un mauvais procès que de l’imaginer, dès lors qu’on a affaire à un dictionnaire sur support électronique avec par ailleurs une correspondance établie quotidiennement avec les lecteurs et des liens numériques nombreux.

Par ailleurs, si on considère l’édition imprimée, rappelons qu’un autre grand dictionnaire, également de consultation gratuite sur Internet, le “Trésor de la langue française”, date de 1994 pour son dernier volume et bénéficie d’un nombre impressionnant de consultations quotidiennes. En linguistique, on évoque les “états de langues” qui couvrent plusieurs années, quelques décennies, et l’essentiel du lexique – “amour”, “heure”, “table”… – y reste stable. Si l’on veut avoir le tout dernier mot né de telle ou telle technologie, il existe des dictionnaires de néologismes et des sites à cet effet. Et les petits dictionnaires millésimés sont à cet égard utiles, avec parfois aussi le risque de mots enregistrés ne vivant que l’espace d’une saison…

Tout de même… Ce rythme de parution ne rend-il pas l’objet dépassé par le Larousse et le Robert qui, eux, se renouvellent annuellement ?

En matière de dictionnaires, il faut faire la différence entre, d’une part, les dictionnaires en un volume, millésimés, comme le Petit Larousse, dont le premier millésime est paru en 1905 (1856, si l’on tient compte de son prédécesseur, rédigé par Pierre Larousse lui-même), ou le Petit Robert, dont le premier exemplaire est paru en 1967, et, d’autre part, les dictionnaires en plusieurs volumes, comme les “grands” Larousse et Robert ou, en son temps, le Littré, dont la pérennité couvre plusieurs décennies, tant ils apportent d’informations. Consulter un grand dictionnaire, c’est bénéficier de longs articles, très nourris. Les deux types d’ouvrages sont complémentaires, le “petit” qui essaie d’être à la page, et le “gros” qui développe richement sur l’essentiel. Le Dictionnaire de l’Académie française est un “grand” dictionnaire qui, en toute rigueur intellectuelle, ne peut donc être comparé aux “petits”.

Lorsque, en 1933, Georges Duhamel écrit dans Le Notaire du Havre : “Pour les livres, nous nous serions fait tuer plutôt que de nous en dessaisir. On les empila dans un coin, le dictionnaire de Littré bien accessible, sur le tas, car on l’ouvrait à chaque instant, comme d’autres ouvrent la Bible”, personne ne reproche à Duhamel de consulter un dictionnaire, le “Littré”, achevé en 1874.

Cette remarque concerne le dictionnaire imprimé, il va de soi qu’avec la parution du dictionnaire sur support informatique, offert quand il s’agit du Dictionnaire de l’Académie française, la mise à jour va se faire automatiquement et au fur et à mesure avec la 10ᵉ édition.

Quelle est, en 2024, l’influence concrète du Dictionnaire de l’Académie ?

Il y a l’influence consciente pour quiconque réfléchit et l’influence inconsciente que les spécialistes de l’histoire des dictionnaires connaissent bien. Du côté de l’influence consciente, c’est d’une grande banalité de dire qu’un dictionnaire accessible gratuitement sur son écran d’ordinateur ou de téléphone portable, transforme l’existence verbale. Le Dictionnaire de l’Académie française est à l’égal d’un service public : offert à toute personne sans distinction. Soulignons que, de surcroît, il s’adresse à tout un chacun écrivant ou parlant le français sur les cinq continents. Et cela gratuitement, sur n’importe quel continent, par Internet, ce qui est essentiel pour les jeunes. De ce fait, il est devenu un outil pédagogique au service des élèves et de leurs enseignants, notamment par les liens numériques proposés, mais aussi par la clarté de ses définitions. Et c’est à propos de ces définitions qu’on peut passer à l’influence “inconsciente” exercée sur chacun par le Dictionnaire de l’Académie française.

A quoi faites-vous allusion ?

Au choix initial d’une méthode qui restera pérenne au fil des siècles. Il faut de fait remonter à Descartes, avec la priorité donnée à la nature logique des définitions choisies par les lexicographes. Celles-ci sont fondées d’abord sur le genre à trouver, c’est-à-dire l’idée générale correspondant au mot traité, idée générale sous laquelle se rassemble un groupe d’êtres ou d’objets de par leurs caractères communs, puis sur la marque spécifique, qui donne son sens précis au mot. Par exemple : “éloquence : art de bien dire et de bien parler” ; “amitié : sentiment d’affection, de sympathie qu’une personne porte à une autre et qui n’est fondé ni sur les liens du sang ni sur la passion amoureuse”… De telles définitions sont les plus difficiles à rédiger et reposent sur un modèle de pensée à finalité universelle qui séduira profondément les philosophes du XVIIIᵉ siècle, mais aussi d’ailleurs les linguistes structuralistes, mettant à nouveau en valeur, comme Chomsky, la “logique de Port-Royal”.

Inconsciemment aussi, le fait d’avoir toujours eu recours à des exemples forgés – les lexicographes de l’Académie française ayant dès le XVIIᵉ siècle décidé de ne pas avoir recours à des citations – a fait du Dictionnaire de l’Académie un recueil des usages grammaticaux ordinaires et normés de la langue française.

En parlant des usages grammaticaux, l’Académie n’a-t-elle pas failli dans l’une de ses missions : celle d’élaborer une grammaire ?

C’était en effet l’une de ses missions… mais on considéra au Grand Siècle que les Remarques de Vaugelas, rédacteur essentiel de la première édition, suffisaient, et c’est en vérité en raison de l’insistance de l’écrivain Abel Hermant qu’ils acceptèrent de publier au nom de l’Académie sa “grammaire” en 1932. Or elle reçut une critique féroce, et l’Académie n’en fut que davantage convaincue dans son souhait premier de ne pas écrire de “grammaire”.

En réalité, depuis la première édition, la grammaire est tout entière comprise dans la qualité même des exemples proposés. Et si on critique l’aspect normé des exemples offerts, éloignés du langage oral et familier, il faut alors rappeler qu’existent des dictionnaires d’argot et d’expressions familières et que ce n’est pas la priorité d’un dictionnaire général. De fait, la présence et la qualité de ces exemples forgés ont d’emblée été louées par les étrangers apprenant le français tout comme elles sont appréciées des élèves français et depuis quelque temps des professeurs utilisant ce support électronique gratuit.

Cette édition étant désormais terminée, quelle doit être la prochaine mission de l’Académie : préparer un dictionnaire qui paraîtra dans plusieurs décennies ? Est-ce vraiment utile ?

Cette question, pertinente si l’on ne disposait que du dictionnaire imprimé, devient de fait obsolète dès lors que, comme c’en est déjà le cas, le dictionnaire paraît au fur et à mesure, à quelques semaines près, sur le site Internet de l’Académie française. Et donc sa publication n’est plus à mesurer en décennies mais en jours. Quant à la question : “Est-ce vraiment utile ?”, la réponse réside dans le nombre impressionnant et croissant de personnes qui consultent le site Internet.

Il ne me revient pas bien entendu de définir la prochaine mission de l’Académie française, mais je note simplement que le Dictionnaire actuel offre d’énormes services à la population francophone. Il a été élaboré par des femmes et des hommes de lettres qui y ont réfléchi tout au long de sa rédaction et de ses métamorphoses technologiques, du papier au numérique, avec de sains débats dans la commission du dictionnaire, qui réunit les académiciens les plus impliqués dans cette tâche, puis des votes en séance académique plénière auprès donc de tous les membres de l’Académie française. Le tout préparé par un service du dictionnaire très efficace, où se trouvent des agrégés de grammaire, donc des linguistes, service effectuant toutes les recherches nécessaires préalables.

Alors pourquoi en serait-il autrement pour la 10ᵉ édition ? Il y aura de nouveaux débats, de nouvelles décisions collectives, de nouveaux services offerts : c’est l’histoire naturelle d’une œuvre collective. Que l’on dispose ainsi d’un dictionnaire conçu par une compagnie élue qui elle-même vote en matière de langage, quoi de plus démocratique ? On remarquera par ailleurs que de nombreux pays et de nombreuses langues sont représentés à l’Académie française à travers l’origine de maints de ses membres : la Chine (François Cheng), la Russie (Andreï Makine), le Liban (Amin Maalouf), le Royaume-Uni (Michael Edwards), l’Italie (Maurizio Serra), l’Espagne et le Pérou (Mario Vargas Llosa), le Luxembourg (Jules Hoffmann), le Québec et Haïti (Dany Laferrière)… L’ouverture d’esprit est donc de mise ! Je m’étonne souvent que l’on ne fasse pas plus souvent état de pareille riche diversité.

Ne serait-il pas préférable que l’Académie donne priorité à une véritable réforme de l’orthographe, comme elle a su le faire par le passé ?

La réforme de l’orthographe est un véritable serpent de mer, presque un marronnier. Ne serait-ce que pour l’accent circonflexe dont l’Académie a tenu compte, offrant souvent les deux orthographes aujourd’hui admises depuis la fin du XXᵉ siècle. Je m’aperçois que les militants élèvent parfois le ton dès qu’ils voient “paraître” avec un accent circonflexe, mais que l’immense majorité des textes de journaux le maintiennent. L’Académie n’a pas pour mission d’être militante, elle enregistre l’usage général, celui de la presse, du grand public. Et, pour l’heure, aucun changement profond n’est apparu dans l’orthographe des journaux et des romans que je lis.

L’Académie a sagement enregistré et accepté “évènement” à côté d’”événement” parce qu’il est répandu dans l’usage, mais il ne lui revient pas d’adopter un parti militant en rejoignant tel ou tel groupe. A titre personnel, je constate dans la lecture d’un récent sondage que plus de 50 % des élèves de primaire se trompent sur l’orthographe du mot “inquiet”. On ne remet pas pour autant en question l’orthographe de ce mot, ce que je crois heureux. Que, par ailleurs, les tenants d’une orthographe à réformer n’évoquent jamais le mot “femme” qui se prononce “fame”, ou “homme”, d’orthographe en rien intuitive, est presque rassurant, bien que paradoxal pour les tenants d’une orthographe phonétique. Cette dernière fait regrettablement oublier l’histoire souvent perceptible du mot à travers son orthographe. Personne ne se prononce là pour les modifier. Alors, vouloir commencer à imposer des modifications relève d’une idéologie, d’une théorie, en rien de l’observation de l’orthographe en usage.

Au reste, à mieux y regarder, il ne serait guère de mots qui ne se prêteraient à une critique formelle si on veut oublier l’histoire desdits mots. Aussi je crois profondément que disserter, discuter sur tel ou tel participe passé complexe, quand nombre d’élèves confondent participe passé et infinitif, “ils ont mangé” et “ils ont manger”, c’est s’occuper des rosiers quand la forêt est en danger ! Commençons par une bonne orthographe d’usage et une grammaire de base, consolidons la forêt, c’est ce que les enseignants essaient de faire, sans leur compliquer davantage la tâche. Le Dictionnaire de l’Académie me paraît être une forêt représentant l’immense majorité des personnes qui écrivent. A commencer par les journalistes et les femmes et hommes de lettres.

J’insiste. Il fut un temps où l’Académie française réformait régulièrement l’orthographe. En 1835, par exemple, elle a accepté de remplacer “connoisseur” par “connaisseur” et “françoise” par “française”. Pourquoi se montre-t-elle aujourd’hui plus conservatrice ?

L’Académie observe l’usage et je veux bien croire qu’elle ne l’enregistre pas immédiatement, et qu’elle maintient un recul prudent. Mais, au XVIIᵉ siècle comme au XVIIIᵉ siècle, l’usage orthographique changeait rapidement, il était mal fixé. Et on ne reprochera pas à l’Académie de ne pas avoir alors suivi l’usage général. Ainsi Hélène Carrère d’Encausse déclarait le 3 décembre 2009 que “de manière constante, les écrivains de l’Académie, Voltaire, Marivaux, d’Alembert, Buffon, au siècle des Lumières, puis Victor Hugo, Sainte-Beuve, Anatole France un siècle plus tard, prôneront tous la modernisation de l’orthographe”. D’où précise-t-elle “les changements spectaculaires dont témoignent les éditions successives du Dictionnaire de l’Académie”.

Voilà qui était vrai du XVIIᵉ jusqu’à la fin du XIXᵉ siècle. “Il sçait l’orthographe”, “il est tousjours par voye ou par chemin”, “Les Anges rebelles ont esté precipitez dans l’abysme”, lit-on en 1694. Au XXᵉ siècle, par le biais de la presse et du livre se répandant massivement, et par la scolarité obligatoire, force est de constater que l’orthographe que l’on relève dans les manuels de 1945 comparée à celle des manuels d’aujourd’hui n’a pour ainsi dire pas bougé. Aussi ne peut-on pas dire que l’Académie se montre conservatrice, elle enregistre l’usage existant et qui, de fait, s’est fixé depuis plusieurs décennies.

Notez qu’elle a néanmoins pris en compte les quelques modifications constatées quant à l’accentuation, mais il ne lui revient pas de devancer le mouvement ni de l’orienter. Je crois beaucoup à cette remarque de Pierre Larousse, cueillie dans la préface remarquable de son Nouveau Dictionnaire de la langue française paru en 1856 : “Un dictionnaire […] ne doit ni suivre de trop loin, ni ouvrir la marche : c’est un laquais qui porte les bagages de son maître [la langue], en le suivant par-derrière.”

Vous y avez fait allusion : depuis quelques années, l’Académie s’est dotée d’un site Internet qui connaît un réel succès. Est-ce là le véritable avenir de l’institution ?

Sans aucun doute. Parce qu’il est ouvert à la fois sur le passé et sur le présent et qu’il est aussi à l’écoute de l’avenir. Pouvoir bénéficier à la fin d’un article des données terminologiques de la Délégation générale à la langue française et aux langues de France à travers FranceTerme, base de données terminologique de plus de 8 000 termes scientifiques et techniques, ou de la Base de données lexicographiques panfrancophone (la BDLP), ou bien encore de l’Office québécois de la langue française, sans oublier des remarques sur le bon usage (“Dire, ne pas dire”), mais aussi parfois du “courrier des internautes”, par exemple pour l’article “ordinateur”, tous ces liens pouvant être cumulés, c’est pour le moins précieux.

Le recours aux liens numériques n’interdit en rien, au reste, de nouvelles ouvertures, par exemple à un corpus de citations classées chronologiquement, et pourquoi pas aux régionalismes. Ou encore à des exercices pédagogiques. En bref, chaque article devient, grâce à tous les liens ménagés à la suite de l’article, une véritable piste d’envol. Et il importe d’insister : des envols généreux et gratuits.

Qu’en est-il à l’étranger ? Est-il exact que la langue anglaise est régie non par des académies mais par des dictionnaires publiés par des universités comme Oxford et Cambridge ?

“Hélas, disent nos amis anglais, nous n’avons pas bénéficié d’une Académie anglaise.” Lorsque, au XVIIIᵉ siècle, les lettrés anglais observaient nos dictionnaires avec une admiration certaine pour celui de l’Académie française, ils eurent cette remarque : “Nous n’avons pas la chance d’avoir une Académie anglaise comme il y a une Académie française, aussi allons-nous être obligés de donner des citations dans l’incapacité où nous sommes de fournir des exemples légitimes du bon usage comme peut le faire l’Académie française.”

Il ne fait pas de doute qu’Oxford et Cambridge sont de hauts lieux lexicographiques, et on ne peut que louer l’Oxford English Dictionary, l’OED, un excellent dictionnaire. Mais sachons que l’Académie française a toujours été prise très au sérieux par les Britanniques comme par les autres Européens. Voltaire, d’Alembert, Victor Hugo en furent notamment d’excellents ambassadeurs. En 1994, le lexicographe Bernard Quemada avait organisé avec ma collaboration un grand colloque à l’Institut dont le titre était symbolique : “Le Dictionnaire de l’Académie française et la lexicographie institutionnelle européenne”. Tous les ténors des grands dictionnaires européens s’y retrouvaient : ce succès était éloquent !

L’Académie royale espagnole, pour sa part, est composée d’une majorité de linguistes et fait évoluer régulièrement ses règles orthographiques. Cela peut-il constituer un modèle à suivre pour l’Académie française ?

Il serait difficile, voire injuste, de comparer deux dictionnaires qui ne sont pas de même stratégie ni de même calibre. Le Dictionnaire de l’Académie royale espagnole en est à sa 23ᵉ édition en un peu plus de trois siècles d’existence. Le travail effectué n’est pas le même : le choix est d’être extensif, c’est-à-dire beaucoup de mots définis plus sobrement avec une volonté globalisante en fonction des 21 pays hispanophones. Dans cette perspective précise, c’est un dictionnaire de qualité. Malgré cela, cependant, la presse espagnole lui reproche de manière analogue par rapport au dictionnaire français d’être lente à intégrer de nouveaux mots ou des expressions couramment utilisées en langue parlée. On lui reproche aussi de ne pas être totalement représentative des pays hispanophones et notamment des régionalismes ou usages locaux. On l’accuse par ailleurs d’être davantage prescriptif que descriptif. On peut presque souligner que la critique des dictionnaires est universelle… avec vaguement l’idée que c’est toujours insuffisant et mieux ailleurs. Il faut toujours avoir en tête le propos de Pierre Bayle préfaçant le Dictionnaire universel de Furetière, publié en 1690 : “Un dictionnaire est un de ces livres qui peuvent être améliorés à l’infini” ! Et donc critiquable à l’infini…

Demandons cependant aux étrangers ce qu’ils pensent du Dictionnaire de l’Académie française : presque tous nous diront qu’il est remarquable et il suffit de consulter les bibliothèques des pays étrangers pour s’apercevoir que, depuis le XVIIIᵉ siècle, il est constamment représenté. Et que la consultation numérique est croissante venant des pays étrangers.

Je conclurai volontiers sur un passage du roman de Marie-Sabine Roger, La Tête en friche, publié en 2008 et qui donna lieu à un film en 2010. Le personnage principal, homme très simple et peu cultivé, se fait la réflexion suivante à propos d’un Petit Robert, que lui a offert une vieille dame devenue son amie : “Ce n’était pas pour critiquer un cadeau qu’on m’avait offert mais franchement là, sur ce coup, j’en savais largement plus que le dico de Marguerite, vu que sans réfléchir, de source personnelle, je peux déjà citer [à propos du mot “tomate”] – à la louche et sans réviser – la Tonnelet, la Saint-Pierre, la Beauté blanche, la Noire de Crimée et l’Orange Bourgoin, la Buissonnante, la Black Prince, la Goutte d’eau, la Délicate et la Joie de la table sans oublier la Marmande et la Douce de Picardie”… Aucun dictionnaire général ne pourra rivaliser avec le spécialiste de tel ou tel sujet, ici un “passionné” de la culture de tomates ! Il en va de même avec les régionalistes, riches de tant de mots, avec les tenants de l’argot, avec les champions d’orthographe, et bien sûr avec les critiques de tout poil !

Comprenons bien ceci : un dictionnaire général n’est pas un dictionnaire de spécialité : il est un bien commun pouvant sans cesse être enrichi, et il serait dommage d’en faire un lieu d’aigreurs, alors même qu’il est un lieu d’écoute élaboré, en ce qui concerne celui de l’Académie française, avec cœur, de manière collective et compétente, gratuitement au bénéfice de toutes les personnes ayant le français en partage.




Source
Exit mobile version

.. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . %%%. . . * . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ $ - - - - - - - - - - - - - - - - - - - - . . . . .