Depuis les démocrates américains, qui viennent de se voir infliger une déculottée électorale (que laissait pourtant présager la défaite d’Hillary Clinton en 2016, les mêmes causes produisant rarement des effets différents), jusqu’au sein de la gauche française, on retrouve les mêmes doutes et les mêmes questionnements. Comment redevenir audibles auprès de catégories populaires qui semblent plus sensibles au contrôle de l’immigration et de l’insécurité qu’à la protection de leur pouvoir d’achat et aux dépenses publiques (notamment sociales) pharaoniques que leur promettent les progressistes ? Comment combattre les populismes conservateurs et réactionnaires qui ne cessent de gagner du terrain grâce à leur capacité à retourner le mépris et les leçons de morale des élites contre elles ?
En vérité, ceux qui se revendiquent du progressisme sont tombés dans un piège dont il leur est de plus en plus difficile de s’extirper. Car plus ils cèdent à la tentation de censurer les populismes, faute de savoir combattre leurs idées et convaincre de leur inefficacité, plus ces derniers sont jugés crédibles quand ils dénoncent le politiquement correct, et font passer leurs idées les plus odieuses pour la forme la plus vertueuse (car la plus sulfureuse) de la liberté d’expression.
L’observation du débat public français a de quoi déprimer les plus optimistes : les opposants médiatiques et politiques du Rassemblement national semblent désormais se diviser entre ceux (souvent de droite) qui, de peur de se voit reprocher d’être déconnectés des réalités quotidiennes vécues par nos concitoyens, vont jusqu’à valider toutes leurs opinions, y compris celles qui relèvent du fantasme ou d’une vision paresseuse et purement émotionnelle du réel. Et de l’autre, on trouve ceux qui, ne sachant plus comment lutter efficacement contre les idées conservatrices, réactionnaires et populistes, décident de faire sécession avec le réel, de s’absoudre totalement de toute obligation de parler à tous nos concitoyens, et ne parlent plus qu’à ceux dont les conditions de vie privilégiées et l’éducation leur permet encore de souscrire aux préceptes progressistes.
Camp du bien ou du mal, gauchos ou fachos
Entre ces deux pôles, le vide se fait peu à peu. Car ceux qui essaient d’habiter cet espace se voient intimer l’ordre de choisir leur camp : le bien ou le mal, l’idéal ou le réel, les gauchos ou les fachos. Il est étonnant de voir combien une par une, toutes les grandes figures médiatiques, mais aussi les plus grands médias se plient peu à peu à cette mécanique inéluctable qui appauvrit le débat public et nous conduit collectivement dans l’impasse. Comment Donald Trump peut-il être devenu l’incarnation de la liberté de penser et de s’exprimer à coups de “les immigrés mangent les chiens et les chats”, en comparant Porto Rico à une “île flottante d’ordures”, ou en affirmant que les immigrés empoisonnent le sang de son pays ? Comment est-il possible que dans la plus grande démocratie du monde, qui compte d’immenses journalistes et reporters, pas un seul média traditionnel ne parvienne à venir à bout des dizaines de milliers de fake news propagées par Trump et ses disciples ?
En France, il faut bien avouer que nos populistes à nous jouent petit bras. Peut être savent-ils que nos institutions et nos médias ont encore suffisamment de force, et nos concitoyens encore suffisamment de raison, pour les sanctionner s’ils s’écartent trop de ce qui est vraisemblable et acceptable au regard de nos valeurs communes. Et justement, c’est parce que tout n’est pas encore perdu ici qu’il est terrifiant de constater la manière dont certains – une minorité, mais une minorité active et bruyante – s’emploient à saper méthodiquement les piliers de notre démocratie que sont la liberté d’expression, le pluralisme, ou l’attention aux faits avérés contre la multiplication des fausses nouvelles. La liberté d’expression est présentée tantôt comme la liberté de dire tout et n’importe quoi, y compris des choses fausses ou incitant à la haine, tantôt comme un cadre restreint à ce qui n’offense aucune communauté ou religion. Elle n’est ni l’un, ni l’autre.
Pluralisme à deux visages
Le pluralisme est pour certains la capacité de chacun à exprimer toutes les opinions y compris quand elles viennent concurrencer des faits pourtant avérés, et se limite pour d’autres à accepter uniquement les cinquante nuances de gris de la même pensée. En recevant Jordan Bardella dans l’émission Quelle époque! pour la sortie de son livre, France Télévisions ne faisait que jouer son rôle de média public, financé par tous les Français, garant du pluralisme. Il est étonnant de voir que ceux qui ont applaudi au licenciement sec d’un journaliste (NDLR : Jean-François Achilli, compagnon de Chloé Morin) qui s’était contenté de discuter avec le même Bardella d’un éventuel projet de livre (projet que le journaliste en question avait lui même fini par refuser) ne trouvent aujourd’hui rien à redire au fait qu’on accueille désormais le leader du RN partout à bras ouverts.
Il est évidemment plus facile d’avoir l’air intransigeant face à un homme à terre, lynché par sa propre direction, qu’avec le peut-être futur Premier ministre de la France. Il serait bon que France Télé et Radio France s’accordent sur leur définition du pluralisme en amont de la fusion des médias publics à venir. Et que dire des faits, quand des journaux peuvent avancer des affirmations qui peuvent détruire des carrières ou même des vies, dans jamais éprouver le devoir ni le besoin de les rectifier lorsqu’elles s’avèrent fausses ?
L’erreur est la voie royale vers le succès, nous rappelle The Economist cette semaine, en citant Ulysses de James Joyce : “Mistakes are the portals of discovery” (“les erreurs sont les portes de la découverte”). Oui, mais à condition de se rendre compte que l’on a commis des erreurs et d’être capable d’en tirer des enseignements pour l’avenir. Or, c’est bien cela qui est sublime chez une partie des nouveaux procureurs médiatiques qui cherchent à remplacer nos lois par leur idée de la morale : ils ne se rendront jamais compte qu’ils ont tort, et même si c’était le cas, ils n’en tireront aucune conclusion. Et nous nous demanderons un jour pourquoi les populistes ont gagné.
*Chloé Morin est politologue et essayiste. Elle a cette année publié Quand il aura vingt ans : À ceux qui éteignent les Lumières chez Fayard.
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