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Marine Le Pen et son procès, le cirque de Jordan Bardella : la tragi-comédie en trois actes qui secoue le RN

Personnages :

  • Jordan Bardella : jeune premier désireux de sortir de l’ostracisme. Il veut laisser derrière lui le cordon sanitaire et séduire la frange conservatrice de la droite pour la rallier à sa cause.
  • Marine Le Pen : figure historique du Front national devenu Rassemblement national, elle défend son honneur et le parti fondé par son père devant la justice et « face au système », elle risque une peine d’inéligibilité.
  • Les médias
  • Les courtisans

Acte I. Une entrée dans la bonne société

Côté jardin. Mardi 12 novembre, un hôtel de luxe près de la place Vendôme, à Paris.

19h30.Endimanchés pour l’occasion, députés, conseillers, assistants et militants du Rassemblement national trépignent devant les portes closes. C’est jour de fête. La prestigieuse maison d’édition Fayard (propriété depuis 2023 du milliardaire réactionnaire Vincent Bolloré) présente son nouveau talent à la bonne société. Il s’appelle Jordan Bardella et vient de publier son premier ouvrage, Ce que je cherche. Un objet littéraire non identifié, sorte de confession politique pas vraiment autobiographique ni trop programmatique.

Au parti, personne, ou presque, ne l’a encore lu. Ce qui n’empêche pas d’en dire le plus grand bien. Désormais, il est de bon ton de se balader, plusieurs exemplaires fraîchement achetés calés sous le coude. Sur les réseaux sociaux, les cadres rivalisent de flagorneries, posant, en famille, entre amis, dans les gares et les librairies avec la nouvelle bible frontiste, à deux doigts de la placer sous verre. Dans le salon privé du très chic Westin Paris, où se déroule la soirée de lancement, une file fourmillante se forme dans l’attente d’une dédicace. “Bon, on va peut-être se calmer”, lâche un vieux routier du parti, qui lève les yeux au ciel devant cet obséquieux défilé.

20 heures.Le champagne combat les timidités. Près du buffet, la députée RN du Var Laure Lavalette s’esclaffe avec François Durvye, conseiller de l’ombre de Marine Le Pen et de Jordan Bardella et bras droit de Pierre-Edouard Stérin, ce milliardaire qui revendique sa foi catholique pas franchement hostile à l’ascension des lepénistes. Tony Gomez, patron du très sélect restaurant Laurent, se joint à eux. Suivi de près par une petite grappe de jeunes députés ciottistes, que Laure Lavalette couve d’un regard bienveillant. Marion Maréchal, qui n’est pas de la partie, a envoyé ses trois députés en éclaireurs. Dans un coin, Jérôme Sainte-Marie, sondeur en déshérence et tête pensante de la galaxie frontiste, s’échine à parler formation avec quelques participants. L’assemblée, toutefois, reste homogène. Au-delà des ciottistes, pas de figure de la droite ni de grand nom du monde industriel, entrepreneurial ou médiatique. Vincent Bolloré, parrain de toute cette opération promotionnelle, n’a pas fait le déplacement.

20h30.Les lumières se tamisent. Marine Le Pen fait son entrée, flanquée d’Eric Ciotti et de ses fidèles. On leur a réservé le premier rang. Comme à Nicolas Diat, l’éditeur de Jordan Bardella, que les convives viennent saluer avec cordialité. L’auteur, quant à lui, monte sur scène. Costume bleu, chemise blanche. Une main dans la poche, façon stand-upper, il remercie l’assemblée et sa maison d’édition. “Je ne pensais pas qu’il était si difficile de publier un livre lorsqu’on était au RN”, commente-t-il – rappelons que Fayard a imprimé l’ouvrage à plus de 150 000 exemplaires. “C’est un livre de confidences, dans lequel j’ai voulu exprimer des choses qu’on ne peut dire qu’à l’écrit, des choses qu’un post TikTok ne permettra pas.” Verbe haut, formules creuses. Morceaux choisis de cette confession bardellienne : “Mon histoire est celle d’un Français ordinaire, dans laquelle beaucoup pourront se reconnaître.” “On pourra ne pas croire en mon authenticité. Elle est pourtant réelle.” “Il n’y a pas d’heure pour les pâtes all’amatriciana.”

L’ouvrage, découpé en trois parties (un retour sur la dissolution et les élections législatives dénué d’introspection, une partie revenant sur sa jeunesse et son histoire familiale et une dernière détaillant grossièrement sa “vision”), livre en réalité très peu d’éléments nouveaux sur le parcours ou la pensée identitaro-libérale du jeune chef de file de l’extrême droite. Trois jours après sa sortie, il s’est pourtant déjà écoulé à plus de 20 000 exemplaires – 25 000 annoncés par Jordan Bardella le 12 novembre, 23 000 par Fayard le lendemain. A titre de comparaison, Marine Le Pen n’avait jamais dépassé les 10 000 ventes pour ses deux ouvrages, parus aux éditions Grancher, A contre flots (2006) et Pour que vive la France (2012). De quoi nourrir les applaudissements des invités, conquis, qui lèvent leur coupe à l’unisson en l’honneur de leur nouveau champion. Jordan Bardella savoure son entrée dans l’intelligentsia. Buvons, chers amis, buvons, le temps qui fuit nous y convie.

Acte II. Itinéraire d’un produit marketé

Côte cour. Siège de Fayard, XXᵉ arrondissement parisien, début 2024.

On chuchote dans les couloirs. La rumeur vient d’être confirmée chez Fayard. La maison d’édition, propriété récente de Vincent Bolloré, éditera bien le chef de file du Rassemblement national. Le milliardaire breton, un temps soutien inconditionnel d’Eric Zemmour, vient donc de jeter son dévolu sur le jeune prodige Bardella. Et lui déroule le tapis rouge. C’est Nicolas Diat, éditeur des frères Villiers et proche de l’industriel, qui récupère le dossier. Et l’on prévoit, pour l’ouvrage de Jordan Bardella, un plan de communication huilé comme un rite tridentin. Pour assurer la promo, c’est toute la galaxie Bolloré qu’on somme de mettre la main à la pâte. Le Journal du dimanche, Le JDNews, Europe 1, Pascal Praud et Cyril Hanouna sont réquisitionnés pour l’occasion. Jusqu’aux chroniqueurs de son émission TPMP. Sarah Saldmann, en l’occurrence, avocate et invitée régulière de Cyril Hanouna, chargée par Fayard de saisir le tribunal de commerce de Paris dans l’affaire opposant la maison d’édition à MediaTransports pour la publicité du livre.

L’ouvrage en question est protégé comme le tombeau du Christ. Aucune information sur son contenu. Pas de distribution préalable à la presse, embargo total. Les journalistes sont sommés de venir chercher leur exemplaire au siège du parti, la veille au soir de sa sortie. Lorsque le magazine L’Obs réussit à se procurer le texte, l’entourage de Jordan Bardella voit rouge et crie au crime comme si on avait dérobé La Joconde, outré qu’on ait pu mettre à mal la mécanique promotionnelle bien huilée.

Pour bénéficier d’une telle mise sur orbite, il a bien fallu montrer patte blanche. Devenir la nouvelle coqueluche de la droite réactionnaire implique un cahier des charges. Il est respecté dans l’ouvrage. Jordan Bardella y reconnaît, d’abord, qu’Eric Zemmour a dressé de justes constats, et multiplie les hommages au polémiste multicondamné, assumant sa volonté de “tendre la main à une droite plus orléaniste” ou la nécessité d’une jonction entre “les classes populaires et une partie de la bourgeoisie conservatrice”. Nicolas Sarkozy, aussi, est largement convoqué. D’ailleurs, rappelle Jordan Bardella, Thierry Mariani, qui fut son ministre des Transports, n’a-t-il pas dit qu’il lui rappelait “Sarkozy au même âge” ? Que la droite se rassure, Jordan Bardella n’a certainement pas l’intention de la bousculer. Encore moins sur le plan économique. Soutenons les entreprises, libérons l’économie, répète-t-il au fil des pages. Bichonner la bourgeoisie libérale semble indolore pour le frontiste, qui s’était déjà familiarisé avec l’exercice pendant la campagne européenne. S’asseoir à la table du “système” vaut bien quelques reniements.

Le 13 décembre, d’ailleurs, Jordan Bardella est convié à déjeuner au Chinese Business Club, en compagnie de patrons, diplomates, entrepreneurs et investisseurs. Pour la modique somme de 250 euros, les membres du club pourront toucher du doigt celui qui serait susceptible, un jour, de porter leurs couleurs. Mais, avant ça, le jeune auteur continue sa promo. Une tournée régionale, calquée sur le modèle d’Eric Zemmour, le mènera aux quatre coins de la France “à la rencontre des Français”, et jamais loin des plateaux télévisés. Le 9 novembre, c’est sur le très mondain plateau de Léa Salamé, dans l’émission Quelle époque !, qu’il est accueilli en grande pompe. “Ce livre sera un très beau cadeau de Noël pour vos nombreux fans”, assure la journaliste face à un Bardella guilleret, à l’aise sous les interrogations et hilare devant les urbaines moqueries distillées par les chroniqueurs. Le Bardella show fonctionne.

La séquence, d’ailleurs, ne plaît pas à Pascal Praud. L’animateur phare de CNews y voit une infidélité faite par Jordan Bardella à ses soutiens de la première heure pour mieux se jeter dans les bras du système. Le voici donc, mardi 12 novembre, remonté contre celui qu’il reçoit dans son émission, L’Heure des pros. “Je crois que votre livre s’adresse au système, et que vous avez envie que le système vous aime, mais je vous dis attention, parce qu’ils ne vous aimeront jamais”, lâche-t-il à un Bardella interloqué, qui se voit reprocher de la part de son propre camp une “soumission au système”. L’interrogation toute praudienne traverse aussi le Rassemblement national. Peut-on vraiment se revendiquer héritier du lepénisme, chantre de l’antisystème et porte-drapeau populaire contre le “parti unique” en faisant les yeux doux à la bourgeoisie de droite parisienne et à un certain milieu médiatique ? Encore plus à l’heure où Marine Le Pen et le RN jouent leur avenir dans un procès d’ampleur ? L’embourgeoisement serait-il monté à la tête de l’enfant chéri de l’extrême droite ?

Acte III. Pendant ce temps, près du périphérique…

En coulisses. Marine Le Pen, des avocats, le tribunal correctionnel.

Ici, c’est toute la vie du parti qui est en train de basculer. Loin des dorures des hôtels de luxe, voilà cinq semaines que Marine Le Pen s’échine au tribunal correctionnel, où elle et des cadres du parti sont jugés dans l’affaire des assistants parlementaires européens du Front national. Alors que Jordan Bardella, qui n’a pas été mis en cause dans le procès – malgré des révélations de Libération selon lesquelles ce dernier aurait fabriqué de fausses preuves pour se disculper –, préparait sa tournée promotionnelle, elle sentait bien le vent tourner depuis quelques semaines. Elle l’avait même annoncé à ses troupes à l’Assemblée nationale : les prochains jours seraient difficiles.

Marine Le Pen, cheffe de file du Rassemblement national, fait une déclaration aux journalistes à son arrivée au tribunal pour le procès des assistants parlemantaires du RN, le 13 novembre 2024 à Paris

13 novembre au soir. Lendemain de la sauterie du président du parti, les réquisitions tombent. Cinq ans de prison, dont deux fermes aménageables, et cinq ans d’inéligibilité, avec exécution provisoire, ainsi qu’une amende de 300 000 euros. La “candidate naturelle” du RN pourrait être privée de la capacité de candidater à l’élection présidentielle, et même aux élections législatives en cas de dissolution. Sortie d’audience, quelques minutes plus tard, Marine Le Pen, les yeux rougis, dénonce “l’outrance des réquisitions”. “La seule chose qui intéressait le parquet, c’était Marine Le Pen, pour pouvoir demander encore une fois son exclusion de la vie politique et le RN pour pouvoir ruiner le parti.”

La petite troupe de fidèles venue soutenir leur cheffe à l’audience fait bloc. Les éléments de langage commencent à circuler. Si le “mains propres, tête haute” n’est plus d’actualité, les frontistes renouent avec leur argumentaire originel. Marine Le Pen, encore une fois, serait victime du système, alors même que les frontistes refusaient jusqu’alors de parler de “procès politique”.

14 novembre, branle-bas de combat. On envoie les troupes en matinale. Sur BFMTV, voici donc Sébastien Chenu de nouveau pourfendeur du “système” et du parti unique. “Le système ne nous empêchera pas de défendre nos idées, ce sont des manœuvres, des coups de boutoir indignes”, s’échine-t-il à argumenter. Au parti, on le jure, personne ne prépare l’après-Le Pen. Mais il est vrai que les vies parallèles des deux têtes d’affiche du parti ne sont pas du meilleur effet. “C’est un peu Bardella sur la croisette, Marine Le Pen aux oubliettes”, se marre un cadre. Marine Le Pen, elle, préfère désamorcer.

“Je vois qu’un certain nombre de personnes cherchent à m’empêcher d’être candidate, mais j’ai une mauvaise nouvelle pour eux : même si vous vous débarrassez de Marine, vous ne vous débarrasserez pas de Jordan.” Ce dernier, d’ailleurs, sera en tournée dans le Sud, ce week-end. A Toulon, précisément, chez son amie et députée Laure Lavalette, puis à Nice, dans la ville d’Eric Ciotti, terres de force de la droite. L’occasion, pour lui, de poursuivre son entreprise de séduction de son électorat de conquête, pendant que Marine Le Pen planchera sur sa défense. The show must go on.




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