Le 30 juin 2022, Eric Berton, président de l’université d’Aix-Marseille (AMU), décide d’ouvrir une enquête sur huit études scientifiques émanant de son institution. Cela fait des mois que ces travaux réalisés avec l’IHUm Méditerranée infection (IHUm) – et toutes liées à Didier Raoult – sont au centre d’une intense polémique. Les études sont suspectées par d’autres chercheurs de graves manquements éthiques, d’erreurs multiples, voire de non-conformité avec la loi française. L’université mandate alors un groupe d’experts internationaux indépendants et spécialistes de l’éthique afin de faire la lumière sur ces affaires. Ces derniers présentent leurs conclusions sept mois plus tard, le 27 janvier 2023. Mais leur enquête ne sera jamais publiée. Le rapport est enterré et son existence cachée au grand public.
C’était sans compter sur l’obstination de Fabrice Frank, un chercheur indépendant qui s’implique depuis des années dans la lutte contre la fraude scientifique et qui a obtenu le document après un impressionnant parcours du combattant. L’Express a pu consulter le rapport de 18 pages. Ses conclusions sont édifiantes. Pour chacune des huit études analysées, les auteurs de l’enquête confirment, au mieux, des manquements éthiques majeurs, au pire le non-respect de la loi française. Mais plus que son contenu, ce sont surtout les difficultés à obtenir ce document qui étonnent.
Des auteurs toujours en poste, dont l’actuel directeur de l’IHUm
“Après une évaluation minutieuse de tous les documents qui nous ont été fournis et de ceux disponibles publiquement, l’examen des études scientifiques soulève de nombreux problèmes concernant leur conformité avec la Déclaration d’Helsinki [NDLR : qui définit les principes éthiques applicables dans la recherche médicale impliquant des êtres humains] et avec la législation et la réglementation française [NDLR : la loi Jardé]”, indique rapport. Ses auteurs déplorent aussi le manque de compétences des institutions marseillaises et leur apparente méconnaissance de la loi : “Il existe de sérieuses inquiétudes quant à la gouvernance mise en place à l’AMU et à l’IHUm concernant les mécanismes d’examen éthique et la manière dont les chercheurs sont formés, accompagnés et surveillés lorsqu’ils soumettent des projets de recherche”, alerte-t-ils.
Les huit études scientifiques en question portent sur des sujets très variés : liens entre la photosensibilité, la vitamine D et un traitement antibiotique prolongé, effets secondaires de l’hydroxychloroquine (prise de poids et modifications du microbiote intestinal), prévalence d’ADN d’une bactérie dans l’oropharynx humain, facteurs de risque de symptômes infectieux chez des étudiants français à l’étranger, etc. Hormis l’ex-directeur de l’institution Didier Raoult, poussé à la retraite par l’université et éjecté de l’IHUm, de nombreux autres auteurs sont toujours en poste à l’AMU-IHUm. Parmi eux, les professeurs Jean-Christophe Lagier (signataires de trois études), Philippe Brouqui et Philippe Gautret (deux chacun), ainsi que Michel Drancourt, Philippe Parola, Mathieu Million, Jean-Marc Rolain, mais aussi Pierre-Edouard Fournier (un chacun), l’actuel directeur de l’IHUm.
Suite aux polémiques liées aux études frauduleuses sur l’hydroxychloroquine de Didier Raoult, différents spécialistes de l’éthique s’étaient penchés sur toutes les publications de l’IHUm, et notamment sur ces huit études. Ils avaient alors découvert qu’outre des erreurs dans les résultats, certains de ces travaux semblaient avoir été menés sans les autorisations nécessaires. Les auteurs des articles incriminés, eux, balayaient ces accusations. Le groupe d’experts indépendants avait donc été chargé par l’université d’enquêter, et notamment de vérifier si les protocoles de recherche des études respectaient les principes éthiques et la loi française. Car partout sur la planète, les recherches impliquant des personnes humaines doivent être vérifiées et validées par des comités d’éthiques indépendants – appelés Comité de protection des personnes (CPP) en France – avant d’être mises en œuvre. Avec, pour but, de protéger les participants et de s’assurer de l’intérêt des recherches.
A ce titre, les conclusions sont sans appel : tous les articles affichent des manquements plus ou moins graves. Ainsi, certaines études n’ont jamais obtenu d’autorisation d’un CPP. Parfois, les chercheurs ont présenté des autorisations qui n’étaient pas en relation avec leur étude. “Dans deux cas, les auteurs ont admis avoir donné une mauvaise autorisation et n’ont pas présenté de preuves claires que leurs projets avaient été examinés conformément à la Déclaration d’Helsinki et à la législation et à la réglementation françaises, pointe le rapport. Et dans la plupart des cas, ils ont éprouvé des difficultés à produire les bons documents […] ce qui soulève des inquiétudes quant aux procédures en place qui garantissent une pratique éthique de la recherche.” Enfin, d’autres travaux ont reçu une autorisation, mais seulement après la fin de l’étude, ce qui va à l’encontre de la loi Jardé. “Obtenir un avis favorable avant de commencer une étude est une exigence fondamentale en matière d’éthique de la recherche”, insistent les enquêteurs.
“Des conclusions assassines”
“Il s’agit d’un bon bon rapport, factuel et documenté”, résume Hervé Maisonneuve, médecin et éminent spécialiste de l’intégrité scientifique, dont l’analyse est partagée par deux autres experts interrogés par L’Express. Tous soulignent que les auteurs du rapport se sont sentis obligés de rappeler à l’AMU les recommandations les plus basiques en matière de recherche scientifique. “Un peu comme si on disait à un chirurgien de se laver les mains avant d’opérer”, glisse l’un d’eux avant d’ajouter, cinglant : “J’ai l’habitude de considérer toute cette affaire marseillaise comme de la recherche en bande organisée.”
Pour qui connaît l’historique de l’IHUm en matière de respect des règles éthiques, les conclusions du rapport n’ont effectivement rien d’étonnantes. Après tout, il s’agit de la troisième enquête – après celles de l’ANSM et de l’IGAS – qui met en avant de graves manquements de l’institut marseillais. Alors pourquoi l’AMU ne l’a-t-elle pas publiée ? Cela aurait pourtant constitué un signe de transparence et de bonnes pratiques. D’autant que le rapport peut difficilement être accusé d’être faux ou trop sévère. Entre la date de rendu de l’enquête et aujourd’hui, sept des huit articles ont été rétractés, c’est-à-dire dépubliés par les revues scientifiques. Une sanction rare dans le domaine scientifique et qui n’intervient qu’en ultime recours.
Sollicité par L’Express, Eric Berton a laissé son service communication répondre : “L’université a pris toutes les mesures en son pouvoir dès les premières alertes et le rapport a été immédiatement transmis au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche”, assure-t-on. L’université aurait ainsi “privilégié l’action à la communication”. Fabrice Frank avance une autre hypothèse : “L’université a voulu bien faire en nommant un comité indépendant, mais elle aurait dû rendre l’enquête publique. Cela n’a pas été le cas. Peut-être est-ce en rapport avec les conclusions, assassines ?”
Harcèlement et sous-entendus dégradants
La résistance de l’université à communiquer ce document a en tout cas de quoi interroger. En témoignent les échanges – consultés par L’Express – entre Fabrice Frank et Audrey Calvo, la coordinatrice du comité d’éthique de l’AMU en charge des questions “éthique et recherche”. Tout commence début 2024, lorsque Fabrice Frank prend connaissance de la rétractation de six articles d’AMU-IHUm et des explications des revues scientifiques, qui mentionnent “un rapport d’un comité d’éthique composé d’experts internationaux missionné par l’université Aix-Marseille”. Fabrice Frank envoie alors un e-mail à la présidence d’AMU et à son comité d’éthique afin d’obtenir le document. Pour cela, il se fonde sur un droit garanti par la Commission d’accès aux documents administratifs (Cada) : en France, tous les rapports d’enquête ou d’inspection réalisés par ou à la demande d’une autorité responsable du service public sont communicables à toute personne qui en fait la demande, en vertu de l’article L311-1 du Code des relations entre le public et l’administration.
Des mois passent. Fabrice Frank ne reçoit aucune réponse. Il saisit alors la Cada qui lui transmet, le 6 mai, un avis confirmant que le rapport de l’AMU est bien “un document administratif communicable à toute personne qui en fait la demande”. Il en informe l’université. Il reçoit une réponse d’Audrey Calvo, mais seulement pour indiquer qu’elle est “trop occupée”. Fabrice Frank recontacte la Cada, qui lui affirme que le fait d’être “occupé” ne constitue pas une excuse valable pour ne pas se soumettre à l’obligation de transmettre le rapport. Il relance l’AMU début juillet, mais se heurte à un nouveau silence. Son insistance ne semble pourtant pas passer inaperçue puisque quelques jours plus tard, il découvre à son grand étonnement de troublants messages sur X (ex-Twitter).
“Il est tout chafouin, l’université l’a envoyé baladé (sic). L’université n’a pas de temps à perdre avec les médiocres aigris”, s’esclaffe ainsi Eric Chabrière, professeur à l’IHUm et autoproclamé “shérif de l’institut hospitalo-universitaire”, connu pour l’extrême virulence de ses propos sur les réseaux sociaux contre toutes les personnes émettant des critiques contre l’IHUm. “Il a aussi publié plusieurs messages m’attaquant violemment, en sous-entendant par exemple que j’habite au Maroc pour assouvir des pratiques condamnables”, s’étrangle M. Frank. “Fabrice Franck (sic) ne parle jamais de ses hobby (sic) au Maroc. Il reçoit chez lui ? A l’hôtel ? Dans des établissements privés ? […]”, écrit Eric Chabrière. Sidéré, Fabrice Frank s’en émeut auprès de l’AMU et son comité d’éthique. Il ne reçoit, cette fois encore, aucune réponse.
France Soir, théories antivaccins, Robert Kennedy et Donald Trump
En septembre, le chercheur désespère encore un peu plus lorsqu’il découvre un message d’Audrey Calvo s’adressant directement à lui sur le réseau social professionnel LinkedIn. Elle y affirme être “insultée et menacée dans le cadre de (ses) fonctions par des pseudoscientifiques !” Pourtant, aucune insulte ne figure dans l’intégralité des mails que L’Express a pu consulter. Après une énième protestation auprès de l’AMU, Fabrice Frank reçoit un mail cinglant. “Et pourtant tout est dit, je suis bien harcelée et menacée par des pseudo-chercheurs, pseudo-lanceurs d’alerte, savez-vous qu’il y a un statut juridique pour les lanceurs d’alerte non ? On en parlera à votre retour du Maroc”, écrit Audrey Calvo depuis son adresse professionnelle, adjoignant trois smileys “pleurer de rire”, le tout en mettant en copie Jean-François Delfraissy, le président du Comité consultatif national d’éthique.
Incrédule, Fabrice Frank transmet l’ensemble des échanges à Louis Schweitzer, le vice-président de l’IHUm. “Quelques jours plus tard, l’université m’a signifié qu’il fallait demander le rapport à la Prada (Personne responsable de l’accès au document administratif), qui me l’a enfin transmis”, explique-t-il. Si la patience du chercheur a finalement été récompensée, le comportement de la coordinatrice du comité d’éthique ne manque pas d’interroger. “Il appartient à mon employeur de répondre à votre demande”, a simplement indiqué Audrey Calvo, interrogée par L’Express. Le service communication de l’AMU explique, lui, qu’il revenait à la Prada de transmettre les documents et non pas à Audrey Calvo. “Le Comité d’éthique ou la présidence auraient pu me le dire dès le début, pourquoi ne pas l’avoir fait ?”, regrette Fabrice Frank.
Pour le comprendre, il faut sans doute se plonger dans le profil LinkedIn d’Audrey Calvo, qui apporte son lot de surprises, et quelques éléments de réponse. Car sur le réseau social professionnel, la coordinatrice du comité d’éthique de l’université partage ou “aime” des articles du site Boulevard Voltaire, l’un des principaux sites de désinformation d’extrême droite, mais aussi de France Soir, blog complotiste et antivax qui s’est notamment illustré pour ses articles appelant à décapiter les chercheurs qui critiquent Didier Raoult ou qui se battent contre les fraudes scientifiques. Elle partage, aussi, des articles à la gloire de l’hydroxychloroquine et de l’azithromycine, le traitement du professeur Raoult dont l’inefficacité a été depuis longtemps démontrée. Elle aime, aussi, des posts célébrants Alexandra Henrion Claude, la généticienne égérie des antivaccins anti Covid-19, ou Donald Trump et son conseiller antivax Robert Francis Kennedy, “aime” des articles de Valeurs Actuelles, Radio Courtoisie, etc. Elle échange aussi fréquemment avec le Pr. Eric Chabrière.
Les agents du service public ne sont-ils pas tenus à un devoir de réserve qui impose “une retenue dans l’expression écrite et orale de ses opinions personnelles” et notamment de “ne pas faire de propagande quelconque” ? L’université assure “ne pas être au courant de ces faits” et souligne qu’elle emploie “plus de 8 000 collaborateurs”. Sans se prononcer sur le cas précis d’Audrey Calvo, elle rappelle néanmoins que “l’université est le lieu de la recherche rigoureuse et de la diffusion des connaissances fondées sur des preuves scientifiques […], nous récusons avec force toute tentative de propagation d’idées ou de thèses qui s’écartent du cadre scientifique rigoureux”.
Ce n’est, pourtant, pas la première fois qu’Audrey Calvo s’illustre par un comportement pour le moins inhabituel. Elle avait déjà fait l’objet d’un long article sur le blog “For better Science” du biologiste et journaliste scientifique ukraino-allemand Leonid Schneider, l’un des chasseurs de fraude les plus connus de la planète science. Ce dernier, qui avait lui aussi tenté d’obtenir des informations sur les fraudes scientifiques de l’IHUm et d’AMU, y détaille les réponses pour le moins virulentes. Audrey Calvo l’avait – là encore – accusé de “harcèlement” avant de le menacer d’un procès. Une défense étonnante pour la responsable d’un comité consacré à l’éthique et l’intégrité scientifique.
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