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“Sapiens”, “La Route”, “Grégory”… Le roman graphique fait rêver le monde de l’édition


Il est en matière d’édition des emportements soudains presque aussi marqués que dans le monde de la mode, avec des succès inattendus, des “must have”, des copies plus ou moins réussies et de cruels flops. Un temps, ce furent les romans policiers suédois, un autre les “feel good books” ou les romances plus ou moins “dark” à destination d’un public de jeunes lectrices. Désormais, dans un marché global du livre qui marque le pas, alors que celui de la BD classique est grignoté par les achats d’occasion, un segment fait rêver tous les éditeurs : celui du roman graphique. Si Riad Sattouf a, depuis plus d’une décennie déjà, renouvelé le genre entre reportage et autobiographie et squatté les premières places des classements de meilleures ventes, l’engouement est aujourd’hui général.

A l’approche de Noël, les romans graphiques, qui n’ont parfois de romanesque que le nom, envahissent les rayons des librairies avec leurs contours carrés, leur format plus épais, leur narration plus déstructurée que la traditionnelle BD. On y trouve des adaptations de grands classiques comme La Route, de Cormac McCarthy, mise en images par Manu Larcenet (Dargaud) ; des enquêtes comme Grégory aux Arènes ; des documentaires originaux comme Smoking, sur la vie d’Yves Saint Laurent, chez Albin Michel ; ou des créations comme Moi ce que j’aime, c’est les monstres, d’Emil Ferris (Monsieur Toussaint Louverture), dont le premier volume avait, malgré ses 416 pages, connu un gros succès en 2018 et dont la suite vient de paraître. Certains éditeurs ont une vieille expérience du genre – Albin Michel fut un temps l’éditeur de L’Echo des Savanes, d’autres se lancent tout juste, comme Stock qui publie L’économie pour les 99 %, de Thomas Porcher. Certains sont des pure players comme Delcourt ou Glénat, d’autres des maisons généralistes. Tous rêvent de séduire un public nouveau et d’étendre le domaine de leur chiffre d’affaires.

Le genre n’est pas nouveau, mais l’enthousiasme inédit. “La bande dessinée a toujours traité tous les sujets et le roman graphique est né dans les années 1980, d’abord aux Etats-Unis, puis ici avec la revue A suivre. L’idée était de s’adresser à un public de littérature générale et de s’autoriser des choses nouvelles”, résume Joann Sfar, auteur de BD classiques, de reportages et, récemment, de Nous vivrons (Les Arènes) et de Que faire des Juifs ? à paraître en janvier, somme historique de 500 pages sur le judaïsme et l’antisémitisme. Le récent succès d’une poignée de titres a fait le reste auprès des professionnels, pourtant longtemps frileux à l’égard de ce segment : Un monde sans fin de Christophe Blain et Jean-Marc Jancovici (Dargaud), meilleure vente de l’année 2022 en France, l’Histoire de Jérusalem de Christophe Gaultier et Vincent Lemire (Les Arènes) ou Petit Pays de Gaël Faye, Sowa et Sylvain Savoia (Dupuis).

Les romans graphiques, une porte d’entrée vers des sujets sérieux

Plusieurs raisons expliquent ce succès. D’abord, l’intérêt que lui portent les jeunes lecteurs, y compris sur de très sérieux sujets. Lorsqu’elle décide de mener l’enquête sur l’enchaînement qui a conduit à la mort de Samuel Paty, la sociologue Valérie Igounet n’hésite pas sur la forme qu’elle veut donner à son travail : “Je voulais absolument faire un roman graphique pour que la génération d’élèves de Samuel Paty puisse le lire et qu’on ait la possibilité de faire de la pédagogie avec.” Ce sera Crayon noir (Studiofact), qui sert de support et de porte d’entrée à des rencontres en classe.

Ensuite, le roman graphique touche un public plus féminin que celui de la BD franco-belge “48 pages, Tintin – Astérix”. Mais aussi un lectorat nouveau, pas très littéraire, qui a envie de s’informer sans lire un fastidieux essai. Il y a douze ans, Laurent Beccaria et sa maison d’édition Les Arènes ont connu un premier succès avec Economix, la traduction d’un livre américain qui s’est écoulé à près de 200 000 exemplaires et dont 16 000 se sont encore vendus l’année dernière. “Quand il s’agit de sujets qui les intéressent personnellement, les gens sont prêts à aller très loin et à lire des livres pointus. En revanche, quand ils essaient de mieux comprendre un sujet d’actualité, le divertissement texte-image avec un niveau de connaissance élevé fonctionne mieux”, constate l’éditeur qui a aussi publié Femme, vie, liberté sous la direction de Marjane Satrapi à l’Iconoclaste, dont il a repris la direction depuis le décès de sa femme, Sophie de Sivry.

“Hier, c’était la voix ou l’image qui menait aux livres d’histoire. Aujourd’hui, à de rares exceptions, ni les émissions de télé ni les podcasts ne jouent ce rôle, le roman graphique pourrait être un préconditionnement intéressant pour mes lecteurs”, note un éditeur qui étudie le marché avant de se lancer. En publiant un pédagogique Manuel des échecs, Gabriel Zafrani chez Robert Laffont espère convaincre un public débutant de s’en emparer mais aussi attirer les plus avancés, convaincus par les signatures de trois experts du jeu. “Le roman graphique vient comme médium entre l’essai qui prend du temps et fait un peu peur et le documentaire audiovisuel qui laisse moins de traces en mémoire. Et comme le dit le scénariste de Sapiens, l’humour est un lubrifiant narratif”, renchérit Celina Salvator, directrice éditoriale de la bande dessinée chez Albin Michel, maison qui a connu un énorme succès avec l’adaptation de l’ouvrage de Yuval Noah Harari. Parce que l’objet est beau, les couvertures soignées et le prix – souvent autour de 25 euros – raisonnable mais pas ridicule, le roman graphique est devenu en quelques années le parfait cadeau pour Noël, un anniversaire ou une simple visite de courtoisie. Chacun y trouve son compte, il a l’avantage d’être plus sérieux qu’une classique BD mais moins impressionnant qu’un “vrai” livre.

L’incertitude de la rentabilité

Mais désormais, les éditeurs sont si nombreux sur le segment qu’ils ne pourront pas tous en tirer de substantiels revenus. Car s’il est extrêmement lucratif en cas de succès, le roman graphique peut aussi vite devenir un énorme échec industriel. Couverture cartonnée, impression en couleur, durée de production s’étalant sur un ou deux ans, double à-valoir à payer pour le scénariste et le dessinateur, qualité supérieure de papier, le point mort est plus élevé que pour la littérature classique. A moins de 10 000 exemplaires, la rentabilité est incertaine. Et, contrairement aux traditionnelles séries en BD qui vivent aussi de leur glorieux passé, chaque sortie est un pari. Or, ils sont peu nombreux à atteindre les 20 000 exemplaires synonymes de succès.

Autre problème, il devient difficile de s’assurer les services des meilleurs dessinateurs. Les plus sollicités ont des commandes pour les quatre ou cinq ans à venir et refusent de s’engager au-delà. Résultat, la qualité d’une partie de la production s’en ressent et les ventes aussi. Enfin, très connues des libraires traditionnels, les maisons d’édition généralistes peinent à être identifiées dans les points de vente spécialisés en BD qui représentent pourtant un canal de diffusion essentiel, avec des professionnels très prescripteurs auprès de leurs clients.

Pour minimiser les risques, les éditeurs tentés par l’aventure, mais très en retard, n’excluent pas une stratégie de partenariat avec des spécialistes de la BD. Le récent rachat par Editis de Delcourt, poids lourd de la BD et du manga avec plus de 100 millions d’euros de chiffres d’affaires, marque l’ouverture d’une nouvelle ère en la matière. Alors que les premiers signes d’essoufflement du segment se font sentir, les prochaines ventes de Noël seront, pour beaucoup d’acteurs, un test de la stratégie à suivre en 2025. Stop ou encore ?




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