Était-ce un simple conseil ? Le précepte d’un aîné rompu à l’exercice politique ? Ou plus : un virage stratégique ? À la rentrée, les députés de la France insoumise écoutent doctement Jean-Luc Mélenchon lors d’une réunion où il s’agit de préparer les premières batailles dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale. Le leader livre son analyse sur la situation politique inédite, née de la dissolution, sur “l’illégitimité” du gouvernement de Michel Barnier, élu d’une droite qui est loin d’avoir gagné les élections. Et cette apostille du leader de la France insoumise au milieu de la réunion : “On peut être radicaux sans faire de coups d’éclat personnels.” Les mots du chef font mouche. “C’est assez clair, non ? Il faut qu’on se calme. Enfin… Plutôt que certains se calment, que personne n’essaie de faire la star. Le collectif prime”, résume un député à mots couverts. Il ne s’agit pas d’abandonner cette radicalité, de ton et de forme, qui a fait ce que les Insoumis sont aujourd’hui : la force motrice à gauche.
Une radicalité assumée, théorisée – “pour faire rentrer la colère du peuple dans l’hémicycle”, défendent depuis longtemps les lieutenants de Jean-Luc Mélenchon –, qui a fait leur succès auprès d’un certain électorat de gauche à regarder les dernières élections législatives, autant qu’elle leur a coûté auprès d’autres. La campagne des législatives du mois de juin a été a été, pour certains candidats insoumis, plus âpre que prévu. Dans certaines circonscriptions, on n’a pas affiché la figure de Jean-Luc Mélenchon sur les tracts et on a même préféré grossir les trois lettres du Nouveau Front populaire et mincir le “phi”, le logo de LFI.
“Beaucoup d’électeurs nous ont reproché de bordéliser l’Assemblée, souvent à tort, parce que les médias en avaient fait un épouvantail et cela avait fonctionné dans la tête des gens. C’est vrai qu’on a dû faire plus de pédagogie qu’à l’habitude”, concède un député insoumis sous couvert d’anonymat. Le bilan du comportement des élus LFI sous la précédente législature ? Entre 2022 et 2023, la quasi-totalité des sanctions disciplinaires les a visés. Des critiques et des sanctions un tantinet déséquilibrées à en croire le député socialiste Arthur Delaporte, ardent défenseur de l’union à gauche : “La focale est sur eux. Ils sont bien plus regardés que d’autres parlementaires macronistes qui peuvent insulter à tout bout de champ sans qu’on leur dise quoi que ce soit. À la fin des années quarante on reprochait les mêmes comportements aux communistes ou aux poujadistes en 1956.”
Le cas Soudais
Alors, les mots de Jean-Luc Mélenchon en cette rentrée 2024 marquent-ils un changement de stratégie ? Assurément pas, selon ses proches. “C’est un petit tacle à ceux qui sont partis (Alexis Corbière, François Ruffin, Clémentine Autain, purgés de la France insoumise, NDLR)”, traduit une Insoumise, qui ajoute : “La question des coups d’éclat personnels, c’est celle de la fidélité au groupe, aux Insoumis, et comment ce que l’un fait peut rejaillir sur le collectif.” Des mots qui ne visent pas uniquement ceux qui sont partis, mais aussi ceux qui restent et dont le comportement a dérangé – “interrogé”, euphémise-t-on à LFI. Dans le viseur tout particulièrement, la députée de Seine-et-Marne Ersilia Soudais. Depuis août, celle que ses pairs insoumis méprisent volontiers en l’affublant de divers surnoms sarcastiques enchaîne les polémiques.
Le 10 août, elle déclare ainsi que “la France est un pays islamophobe” en référence à l’interdiction du port du voile pour les athlètes françaises lors des Jeux olympiques. Quelques jours plus tard, autre bévue : dans une vidéo postée sur le réseau social TikTok, elle présente l’un de ses collaborateurs, Matthieu Garnier, hilare, comme “un harceleur de journalistes et accessoirement responsable de la communication”. Le même qui s’était attaqué à plusieurs reprises au journaliste Lucas Jakubowicz au fil de divers messages publics injurieux et autres allusions sur son nom de famille.
Un mois plus tard, le 24 septembre, elle se fait remarquer devant la préfecture de police de Paris. Elle vient au secours d’Elias d’Imzalène, un influenceur islamiste fiché S, hier proche des réseaux d’Alain Soral, qui a été placé en garde à vue après avoir appelé “à mener l’intifada dans Paris” lors d’une manifestation pro palestinienne le 8 septembre. Ersilia Soudais considère alors qu’il est retenu parce que “musulman”. “C’était une connerie d’aller le voir”, concède un de ses camarades insoumis, qui la défend : “Ersilia, c’est quelqu’un d’hypersensible qui a pensé qu’il avait besoin de soutien.” Et la même source de renchérir : “Il y a une obsession sur elle, mais ce n’est pas parce qu’elle fait quelque chose que tout LFI fait ce même truc. Ce qu’on nous reproche n’est pas la forme mais notre position sur la Palestine.”
Circonvolutions
Marie Mesmeur n’est pas Ersilia Soudais… La première, députée LFI de Rennes, bénéficie, elle, d’une plus grande vague de soutien de la part de ses camarades insoumis ces derniers temps. Dans une réponse au communiste Fabien Roussel qui revenait sur les attaques antisémites dans les rues d’Amsterdam lors du match de football opposant l’Ajax au Maccabi Tel-Aviv, elle provoque un tollé en écrivant : “Ces gens-là (en référence aux supporters israéliens) n’ont pas été lynchés parce qu’ils étaient juifs mais parce qu’ils étaient racistes et qu’ils soutenaient un génocide.”
Des mots fustigés de droite à gauche, parce qu’ils laissent ainsi supposer que les actes violents et antisémites qui se sont déroulés après la rencontre sont justifiés au nom de la cause palestinienne et de la tragédie en cours à Gaza, tout en faisant abstraction du caractère antisémite pourtant documenté. Le ministre de l’Intérieur Bruno Retailleau fait savoir qu’il signale ces mots à la justice au titre de l’article 40. Cette fois-ci, Jean-Luc Mélenchon monte au créneau dans une vidéo publiée le 12 novembre et défend les siens, les Insoumis qui, dit-il, “se sentent en danger”. Il dénonce une ambiance politico-médiatique “pourrie” qui serait “créée de toutes pièces pour que cela finisse mal”. “Les députés insoumis gardent la mesure dans tout ce qu’ils disent”, affirme-t-il, mais modère tout de même ses troupes : “Nous devons jouer un rôle qui consiste, tout en gardant la fermeté de nos positions, à ne pas participer ni donner prise à l’escalade que nos adversaires voudraient provoquer au détriment de notre pays.” Valse-hésitation…
LFI n’a pas chassé son naturel. Il galope, au gré de quelques inflexions sémantiques et comportementales. Le cheval est un peu plus tenu, bride courte. Le communiqué du 7 octobre 2023, lors de l’attaque du Hamas en Israël, a laissé des traces. Ce jour-là, le groupe parlementaire se refuse à qualifier de “terroristes” les actes du groupuscule islamiste, et solennise même ces derniers comme une “offensive armée de forces palestiniennes”. Pendant des semaines, LFI s’enlisera dans des débats juridiques sur l’usage du mot terroriste. Un an plus tard, le 7 octobre 2024, des circonvolutions toujours et le mot dont ils ne voulaient pas user auparavant : “En réponse à cet acte terroriste, le gouvernement d’extrême droite de Netanyahou a lancé une guerre totale au peuple palestinien.”
À l’Assemblée nationale, les élus de LFI dansent un tango, tantôt bourgeois, tantôt insoumis. Élue vice-présidente de l’Assemblée nationale, Clémence Guetté fait taire le député insoumis Louis Boyard pour un hors sujet dans l’hémicycle, et le président de la commission des Finances Éric Coquerel intime à son jeune camarade Aurélien Lecoq de se ressaisir, lui qui accusait l’ancien ministre de l’Économie Bruno Le Maire, auditionné ce jour-là, de “voleur”. À vrai dire, la donne politique a changé. C’est le NFP, où LFI est dominant, qui détient désormais la majorité (même relative) et a le plus de clefs pour fabriquer la loi en tentant d’appliquer leur programme. “On n’est plus seulement des opposants, on doit faire, fabriquer, construire avec d’autant plus de marge de manœuvre que le gouvernement est affaibli et limité”, expertise un député LFI. C’est ainsi que le budget présenté par le Premier ministre Michel Barnier a été ripoliné du sol au plafond par l’union de la gauche, avec foule de modifications entreprises par LFI et inspirées de son programme. La gauche l’a d’ailleurs voté, ce budget. Son budget.
Face-à-face avec BFM
La stratégie s’adapte à la réalité politique, mais reste la même sur le champ médiatique : un affrontement de tous les instants. Là aussi, un drôle de tango entre les Insoumis et BFM, tout particulièrement. La chaîne adore convier des élus LFI sur des plateaux de débats – toujours musclés – et eux le lui rendent bien. Un “je t’aime moi” non plus des plus politiques. Une fois l’émission passée, les Insoumis réalisent des séries de vidéos montées selon les codes des réseaux sociaux : habillage musical qui renforce l’effet dramatique, découpage rythmé ne reprenant que les “punchlines” de l’invité LFI, etc.
Mercredi 13 novembre, après une polémique concernant le député de Marseille Sébastien Delogu, son collègue et numéro un de LFI Manuel Bompard reprend son intervention sur la chaîne BFM et titre sa vidéo montée : “Recadrage sur la fake news contre Delogu”. Sur TikTok et Instagram, le même genre de vidéos d’Insoumis corrigeant les journalistes fleurissent. Le même jour, c’est leur collègue David Guiraud, député du Nord, qui fait la leçon à la chaîne d’information en continu sur leur couverture des attaques qui ont suivi le match de football à Amsterdam. L’affrontement avec les médias est une stratégie politique comme une autre à LFI, et qui n’est pas sans rappeler celle qui a vu s’opposer outre-Atlantique les trumpistes avec la chaîne CNN et les journaux tels le New York Times. La primauté de la manière revenant à Jean-Luc Mélenchon, lui qui déclarait en 2018 : “La haine des médias et de ceux qui les animent est juste et saine.”
L’élection américaine a d’ailleurs été scrutée de très près par les stratèges insoumis. Alors que les observateurs considéraient que les nombreuses outrances du candidat américain depuis son meeting de New York, en fin de campagne, pouvaient avoir raison de lui, c’est l’exact inverse qui s’est produit dans les urnes. Une large partie de l’électorat s’est justement décidée dans les dernières semaines, en toute conscience des mots et des excès trumpistes. “Ce n’est pas parce que vous, observateurs, n’aimez pas ce qu’on dit et comment on le dit que ça ne parle pas aux gens ni ne leur plaît”, analyse un Insoumis. La preuve par l’exemple ?
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