C’est un petit coin de ciel bleu inespéré pour tous les internautes “modérés” du monde entier. Depuis l’élection de Donald Trump le 6 novembre, le réseau social Bluesky semble être devenu le refuge des nostalgiques de ce temps où Twitter – devenu X – n’était pas encore un ramassis d’invectives, fake news et vulgarités. Ces derniers jours, Bluesky a atteint le sommet des classements sur l’App Store d’Apple et le Play Store de Google, dépassant ce 19 novembre les 20 millions d’inscrits. Contre 4,9 millions en février dernier lorsqu’il est devenu accessible à tous.
Avec un pic d’un million de nouveaux utilisateurs – dont un paquet venus des rangs de la gauche et une poignée de célébrités – enregistrés en 24 heures, a annoncé la plateforme le 14 novembre, soit le lendemain de la nomination d’Elon Musk comme “ministre de l’efficacité gouvernementale”. Même si bien sûr, le dernier-né des réseaux sociaux est encore loin de ses rivaux X (plus de 600 millions d’utilisateurs) et Threads (plus de 275 millions, dont 15 millions de nouvelles inscriptions pour le seul mois de novembre), le premier ayant perdu quelque 115 000 abonnés américains le lendemain de la victoire de Donald Trump.
La majorité des nouveaux inscrits sur Bluesky ? Des Américains, des Canadiens et des Anglais. Pensée comme une alternative à X, Bluesky, – co-fondé par l’ancien patron de Twitter Jack Dorsey – qui l’a quitté en mai dernier- et dirigé depuis 2021 par la discrète Jay Graber, dont on sait peu de choses outre son expérience d’ingénieure en informatique et le fait qu’elle a une petite trentaine d’années -, possède une interface au style épuré qui ressemble à s’y méprendre à l’ancien Twitter. L’oisillon bleu ayant laissé place à un papillon bleu en guise de logo. La limite des 140 signes est quant à elle passée à 300.
Une plongée dans la décennie 2010
Pour le reste, nous voici replongés dans la décennie 2010, lorsqu’Elon Musk n’était qu’un twittos parmi des millions d’autres et que les utilisateurs se contentaient de partager des articles, des analyses, de l’information, sans insultes, interpellations intempestives, jugements à l’emporte-pièce et autres réjouissances. Tout comme X, Bluesky propose un fil de suggestions de comptes à suivre, l’algorithme de la haine en moins. Fini le défilé de comptes pseudo-parodiques, d’extraits de TPMP (Touche pas à mon poste !), de comptes liés à l’extrême droite et de vidéos d’agressions d’individus dont on ne connaît jamais vraiment les tenants ou les aboutissants, l’indignation étant l’enjeu numéro 1. Au placard aussi les comptes racistes, les pubs hideuses et les passes d’armes entre pseudo-intellos “wannabes”. Si on y croise tout de même quelques posts un poil virulents, scroller une quinzaine de minutes sur Bluesky ne vous donnera ni la nausée, ni l’envie subite de prendre une douche et encore moins le désir soudain d’abattre votre voisin de palier qui ne vote pas comme vous. “Bluesky est un refuge pour les personnes qui recherchent une expérience de réseau social similaire à celle que Twitter offrait autrefois, mais sans tout l’activisme d’extrême droite, la désinformation, les discours haineux, les bots et tout le reste”, analyse dans le Guardian – qui vient d’annoncer quitter X – le spécialiste des réseaux sociaux Axel Bruns. Ainsi en va-t-il d’Eli McCann, chroniqueur humoristique pour le Salt Lake Tribune, qui savoure d’avance le bonheur de “ne plus se faire traiter de pédé tous les jours par un mec qui n’a jamais lu un livre”.
Passer de X à Bluesky, c’est un peu comme quitter un vieux conjoint autocentré et ultrabordélique – qui ne pense jamais à dire bonjour et encore moins merci-, pour une vie plus douce. C’est le plaisir de repartir de zéro, avec ses impondérables. Là vous aviez mis 15 ans à collecter 3 000 followers, votre compteur Bluesky n’affiche que 12 abonnés. Le prix à payer pour reprendre le contrôle algorithmique de sa vie. On y recroise de vieilles connaissances rencontrées sur X, avec la même excitation que celle de tomber sur un vieux pote de lycée au coin d’une rue. Baignant collectivement dans l’ère de la “nowstalgie” décrite par le sociologue Gérald Bronner,– “une envie que le présent et le passé immédiat se mélangent pour faire advenir ou revenir un monde plus désirable”- nous réapprenons à nous parler, à nous connaître, à partager. On pourrait ainsi tous faire nôtre le premier message posté sur Bluesky par l’entrepreneur milliardaire Mark Cuban, 431 500 abonnés, le 12 novembre : “Hello Less Hateful World” (“Bonjour, monde moins détestable”). Reste une question : combien serons-nous à rejoindre ce ciel bleu ? Ce réseau social a-t-il un avenir ? Les annonceurs suivront-ils ? Selon Jonathan Bellack, directeur du Applied Social Media Lab de Harvard, interrogé par Business Insider, Bluesky semble avoir profité ces derniers jours de “l’effet de réseau” qui provoque le déclic chez les utilisateurs potentiels encore frileux de basculer sur une nouvelle plateforme numérique. Autrement dit, plus un réseau social gagne d’abonnés, plus il est susceptible d’en obtenir. Selon l’expert, “il semble qu’un nombre suffisant de personnes ait rejoint le site pour atteindre une masse critique, ce qui permet aux utilisateurs de ne pas ressentir qu’ils manquent de contenu sur d’autres plateformes ou qu’ils perdent leur communauté en ligne en effectuant la transition”.
Si des experts de la tech tempèrent l’euphorie du moment, mettant en garde contre la possible “bulle” Bluesky et contre le fait que X n’est pas près de fermer boutique, ne boudons pas notre plaisir, si éphémère soit-il. Et ne nous berçons pas d’illusions. “Quoi qu’il arrive, Bluesky ne recréera jamais Twitter 1.0, tout comme Threads ne pourra réellement le remplacer”, écrivait le 14 novembre Lance Ulanoff, rédacteur en chef de la version américaine de TechRadar. Avant de conclure : “Je sais que cela ne durera pas, tout comme les bébés ne restent pas mignons. Ils deviennent des enfants mal élevés, puis des adolescents hargneux avant de devenir des adultes inintéressants. […] Nous devrions simplement profiter de ce moment Bluesky — c’est ce que je fais — et peut-être commencer aussi à réfléchir à la manière de retrouver ces expériences dans la vie réelle”.
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