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Ministre des Outre-mer, pire poste du gouvernement ? Le calvaire raconté par ceux qui l’ont vécu


Accepte-t-on de devenir ministre quand on connaît peu le sujet ? A l’Outre-mer, oui. Philippe Vigier, député Modem d’Eure-et-Loir, prend “un quart d’heure” pour réfléchir, en juillet 2023. Le temps de passer un coup de fil à un ami. Ou plutôt, au patron de son parti, François Bayrou. De demander si lui, biologiste de formation, jamais particulièrement investi auprès de ces territoires, était qualifié pour le poste. “François m’a dit : ‘Tu as la chance de bien connaître les échelons de l’action locale, maire, député… Tu te débrouilleras !’, se souvient-il. Alors j’ai accepté.”

Philippe Vigier s’installe Hôtel de Montmorin, vaste propriété classée aux monuments historiques, située au carrefour de la rue Oudinot et du boulevard des Invalides. Comme ses prédécesseurs, il découvre le bureau du ministre aux douze horloges, une pour chaque horaire des territoires ultramarins. “Un petit Matignon”, prétend l’adage politique, une flatterie pour apaiser les déçus. Philippe Vigier en fait partie. Six mois plus tard, il est remercié. Au suivant. Sous la Ve République, la durée de vie d’un ministre des Outre-mer est en moyenne de dix-huit mois.

L’enfer d’Oudinot

Ecartelés entre les crises, dédaignés par les autres membres du gouvernement, dotés d’un budget étriqué et d’une administration riquiqui, ces ministres qui défilent s’accordent à décrire l’enfer d’Oudinot. “Ce n’est pas un bon marchepied. Il n’y a que des coups à prendre”, témoigne Yves Jégo, secrétaire d’Etat chargé de l’Outre-mer de 2008 à 2009. “Le sujet est ingrat car en dehors des périodes de crises, il ne passionne pas la presse nationale. Il est très compliqué de se faire un nom sur l’Outre-mer”, pointe Hervé Mariton, ministre en 2007 et président de la Fédération des entreprises d’Outre-mer. Un chemin de croix, résumé en termes peu châtiés par un ancien directeur de cabinet : “Beaucoup d’emmerdes, peu de résultats.” “Aussitôt arrivés, les ministres n’ont souvent qu’un seul objectif : en partir au plus vite”, s’amuse Brigitte Girardin, titulaire du poste de 2000 à 2002.

La succession de crises – en 2024, une explosion de l’immigration à Mayotte, des émeutes meurtrières en Nouvelle-Calédonie, des manifestations contre la vie chère en Martinique – réclame pourtant un investissement intense. “C’est un poste épuisant : physiquement d’abord, parce que l’on fait beaucoup de déplacements, pointe George Pau-Langevin, ancienne ministre des Outre-mer d’avril 2014 à août 2016. Intellectuellement ensuite, parce qu’il faut vite intégrer les spécificités de chaque territoire.” En sept mois, Marie Guévenoux, ministre de février à septembre 2024, s’est déplacée seize fois dans les territoires d’Outre-mer – dont trois en Nouvelle-Calédonie, deux en Guyane, ou encore une à Saint-Martin. Sans que cette activité soit particulièrement remarquée.

L’Outre-mer à la rescousse

C’est que s’absenter de Paris trop longtemps, c’est risquer d’être oublié… y compris des autres membres de son gouvernement. Quand il ne faut pas voler à leur secours. En mars 2017, Ericka Bareigts, alors ministre, recommande à ses collègues de renoncer à leurs déplacements en Guyane, où la situation est instable. Ségolène Royal fait fi du conseil. Sur place, la ministre de la Transition écologique est prise à partie par le collectif des “500 frères”. Après plusieurs jours de blocage, Ericka Bareigts est envoyée jouer les pompiers aux côtés de Matthias Fekl, alors ministre de l’Intérieur. “Nous avions dit que la situation locale était délicate. Mais chez certains, le ministère des Outre-mer inspire surtout de la condescendance”, grince Ericka Bareigts.

Depuis 2017, sept ministres se sont ainsi succédé rue Oudinot. Un record, au point que même le titulaire actuel convient d’une dérive. “Sept ministres en sept ans, c’est trop. Il faut un peu de continuité à ce poste”, espère François-Noël Buffet. Ses prédécesseurs sont plus sévères. “C’est désolant”, tonne Dominique Perben, ministre des départements et territoires d’Outre-mer de 1993 à 1995. “On a laissé faire des choses catastrophiques. Ces dernières années ont été très mal vécues”, renchérit Victorin Lurel, sénateur (PS) de Guadeloupe et ancien ministre des Outre-mer du gouvernement Hollande. “Le ministre des Outre-mer, qui doit faire face à des difficultés de plus en plus graves et immédiates, est à la tête d’une administration très affaiblie et, dans l’ensemble interministériel français, trouve de moins en moins de défenseurs”, résume Jean-Jacques Brot, ancien Haut-Commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie.

Un problème général d’écoute

Soumis à un budget contraint – aux alentours d’un peu plus de 2 milliards d’euros – le ministère a constamment besoin de soutien pour réaliser ses réformes. Une gageure, tant ses préoccupations sont souvent considérées comme périphériques. “On passe beaucoup de temps en réunions interministérielles, à tirer la manche des autres ministres et administrations pour leur rappeler les réalités ultramarines”, note Etienne Loos, conseiller presse de Marie Guévenoux. Olivier Nicolas, ancien conseiller de Victorin Lurel, se rappelle avoir bataillé pour sensibiliser les autres cabinets afin qu’ils n’interdisent pas la fabrique de lait dans ces territoires. “Ils ignoraient par exemple que, comme il n’y a pas de filière laitière en Outre-mer, les fabricants sur place utilisent du lait concentré, ce qui fait qu’on peut avoir deux fois plus de sucre dans un yaourt que dans l’Hexagone, explique-t-il. J’ai aussi le souvenir d’avoir dû expliquer qu’à Mayotte, une école sert le matin pour 800 élèves, et l’après-midi pour 800 autres, parce que nous n’avons pas les infrastructures. Nous parlons de gens gavés d’informations, mais là ils découvraient.”

Parfois, le ministre n’est même pas informé de mesures concernant ses propres territoires. “Un jour, j’ai appris que Vincent Peillon, ministre de l’Education, avait fait le nécessaire pour supprimer à mon insu deux lycées en Nouvelle-Calédonie, pour faire des économies, se rappelle Victorin Lurel. Mais j’avais mis en place des référents dans chaque ministère, ce qui m’a permis d’en être informé et d’appeler Matignon”. Lurel, puissant élu de Guadeloupe, membre d’un exécutif dont le président a fait de très bons scores outre-mer en 2012, s’active et obtient le retrait du projet. “La rue Oudinot souffre d’un problème général d’écoute, juge-t-il aujourd’hui. Sans poids politique, on ne s’en sort pas.”

“Catastrophe totale”

A en croire les connaisseurs, seuls deux profils de ministres remporteraient leurs arbitrages. Ceux qui parviennent à s’imposer par leur aura politique, et ceux qui ont le soutien de Matignon (c’est bien) ou de l’Elysée (c’est mieux). Chirac, amoureux des outre-mer, a placé ses conseillers techniques – Jean-Jacques de Peretti et Brigitte Girardin – rue Oudinot. L’un comme l’autre se souviennent de son implication personnelle dans leurs dossiers, notamment face à Bercy, jugé particulièrement sévère envers l’outre-mer. Nicolas Sarkozy s’en est inspiré, en choisissant l’un de ses fidèles – Christian Estrosi – ou plus tard sa conseillère outre-mer – Marie-Luce Penchard.

A la faiblesse du ministre s’ajoute celle de son administration. Depuis 2008, la puissante direction a été soumise à une sérieuse cure d’amaigrissement. “Quand il a fallu trouver 300 millions d’euros pour boucler le budget, où sont-ils allés les chercher ? A l’Outre-mer ! On commence par raboter les exonérations fiscales. Ensuite, on s’en prend au ministère lui-même, fulmine Brigitte Girardin, ministre de 2000 à 2002. A partir de là, ça a été la catastrophe totale.” L’administration est amputée de plus d’une centaine de ses effectifs.

Dans l’ombre de Beauvau

Le sentiment est partagé par nombre d’élus ultramarins, qui, à partir de 2022, ont de surcroît peu apprécié le passage de ce ministère sous la tutelle de l’Intérieur. “Ça a été vécu comme l’insulte suprême, estime Milakulo Tukumuli, président de l’Eveil océanien, parti modéré de Nouvelle-Calédonie. Cela nous a donné l’impression – encore plus forte chez ceux qui rêvent d’émancipation – que nous n’étions traités que par le prisme sécuritaire”. Marie Guévenoux a pourtant vu dans cette tutelle l’opportunité de s’harnacher à un poids lourd du gouvernement. Jusqu’à faire relire chaque note de son cabinet par celui de Gérald Darmanin. Le risque ? Ne plus peser sur rien.

Jean-François Carenco, ministre de juillet 2022 à juillet 2023, a ainsi laissé peu de souvenirs, malgré son dynamisme. “C’était un ministre sincère et engagé, mais il a trop voyagé. Il a rendu l’intérêt des préfets tout à fait relatifs : les politiques sur place attendaient que le ministre vienne pour régler leur problème, parce qu’il venait toutes les deux semaines”, observe Benoît Lombrière, ancien conseiller Outre-mer de Nicolas Sarkozy et directeur adjoint d’Eurodom, représentant d’intérêts des territoires ultramarins à Bruxelles. Connu pour ses déclarations hasardeuses, Carenco est écarté des dossiers centraux par l’hôte de Beauvau, à commencer par celui de la Nouvelle-Calédonie. “Il avait interdiction de recevoir les élus calédoniens à Oudinot”, se rappelle Milakulo Tukumuli.

Ne pas se griller

Quant à Philippe Vigier, son fugace successeur, il a lui aussi commis une belle bourde. En octobre 2023, la Guadeloupe essuie de violentes intempéries. A l’occasion d’un passage sur le plateau d’Outre-mer la 1ère, le ministre délégué s’adresse aux Guadeloupéens, en manque d’eau potable après de violentes intempéries. “Vous avez de la chance d’avoir un ministre qui est également biologiste, qui va vous donner de bons conseils”, commence-t-il, proposant ensuite de faire bouillir l’eau, puis de la mettre au frigo. “Quand vous arrivez en outre-mer, la presse locale vous sollicite tout de suite. Un conseil qui m’a été donné quand j’ai pris la fonction était de ne pas parler immédiatement, pour ne pas se griller”, relate Jean-Jack Queyranne, secrétaire d’Etat de 1997 à 2000. Raté pour Vigier : sa déclaration provoque un tollé aux Antilles.

Ces dernières années, seul un homme semble avoir fait fructifier son passage rue Oudinot. Ministre de 2020 à 2022, Sébastien Lecornu a d’abord veillé à ne pas abandonner son mandat local. Un de ses conseillers se souvient qu’il prenait soin de passer les vendredis après-midi dans son département de l’Eure où il était resté… président du conseil départemental. Après la réélection d’Emmanuel Macron, en 2022, il a obtenu une promotion : ministre des Armées. Une récompense pour celui qui avait hérité du brûlant dossier calédonien, pourtant habituellement réservé à Matignon. Il a notamment dû organiser le troisième et dernier référendum d’autodétermination du Caillou. “Sébastien avait une mission : que la Nouvelle-Calédonie reste française avant l’élection présidentielle de 2022. Et il l’a réussie sans qu’aucun coup de feu ne soit tiré après le référendum”, résume un ancien conseiller de l’exécutif. Le satisfecit fait s’étrangler un autre participant aux négociations calédoniennes, qui évoque, pêle-mêle, “deux milliards d’euros de dégâts à Nouméa”, “l’arrivée au pouvoir d’un gouvernement indépendantiste en Polynésie” et “les scores incroyables de Marine Le Pen en 2022 en outre-mer”. Dans la majorité de ces territoires, la candidate du Rassemblement national est en effet arrivée en tête de l’élection présidentielle, y compris au second tour, comme en Guadeloupe, en Martinique, à la Réunion ou en Guyane.

Situation bloquée

En cet automne 2024, le nouveau ministre des Outre-mer est confronté à des crises multiples – à commencer par la Nouvelle-Calédonie. François-Noël Buffet a demandé à être rattaché à Matignon plutôt qu’à l’Intérieur, pour pouvoir peser davantage sur les arbitrages. Il vient d’avaliser un plan contre la vie chère en Martinique, après deux mois de tensions sur le sujet. Les prix de 6 000 produits de consommation courante devraient baisser de 20 % sur l’île en janvier. A Nouméa, un délégué interministériel et une mission menée par les présidents du Parlement doivent participer à la reconstruction de l’archipel, ravagé par les émeutes. “Mais depuis cet été, rien n’a été fait. La situation est bloquée. Nous sommes dans le flou le plus total”, tance Jean-Jacques Brot. François-Noël Buffet affiche pourtant un optimisme à toute épreuve. “Le ministre des Outre-mer passe certes du temps à gérer les crises, mais je veux faire comprendre à nos compatriotes hexagonaux qu’il y a de quoi être positif. Ce sont des territoires au potentiel extraordinaire.”

Il devrait se saisir, d’ici à la fin de l’année, des conclusions d’un rapport demandé par le président de la République sur le statut des différents outre-mer. “Mais une réforme institutionnelle ne résout pas tout”, poursuit-il. Peu convaincu de l’impuissance prêtée à son ministère, il entend lancer prochainement une grande consultation, son “Oudinot de la vie chère”. De quoi rappeler la grande enquête menée par Annick Girardin entre 2017 et 2018. Pendant un an, elle avait organisé les Assises des outre-mer, qui s’étaient conclues par un “Livre bleu”, destiné à définir la politique du gouvernement. Il n’a jamais été utilisé.




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