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Derrière le chantage nucléaire de Vladimir Poutine, la Russie va mal, par Thierry Wolton


Une puissance dotée, comme l’on dit d’un pays qui possède l’arme atomique, est-elle invincible ? Vladimir Poutine en est convaincu, ce qui motive ses menaces régulières sur l’usage qu’il pourrait faire de cette arme de destruction massive si jamais la Russie se sentait menacée dans son intégrité. Bluff ou réalité ? Si personne, et surtout pas les Européens en première ligne, n’a envie de tester sa détermination en la matière, il est impérieux d’essayer de comprendre ce que ce chantage révèle de la réalité de la guerre que mène le dictateur russe et d’en mesurer les risques de dérapage.

En premier lieu il convient de rappeler l’objectif initial de l’invasion du 22 février 2022 : chasser le gouvernement élu ukrainien du pouvoir, imposer le désarmement du pays et sa neutralité politique, l’intégrer dans le glacis russe aux côtés de la Biélorussie pour devenir un autre dominion de Moscou. Ce plan a été mis en échec : Volodymyr Zelensky est toujours au pouvoir, un quart seulement du territoire ukrainien a été conquis bien que Poutine ait engagé le gros de ses forces armées pour cette conquête. Faute de succès militaire et nonobstant les centaines de milliers de morts, de part et d’autre, sur le terrain, l’objectif d’une neutralité de l’Ukraine reste d’actualité dans l’esprit de l’ancien kagébiste.

Ce qu’il n’a pas réussi à obtenir par les armes, il espère désormais l’acquérir dans le cadre de négociations à venir. C’est dans cette perspective qu’il convient de comprendre son chantage nucléaire. Son but est d’effrayer les alliés de l’Ukraine, principalement les opinions publiques occidentales qui redoutent une extension du conflit, jusqu’à une déflagration mondialisée. Ainsi espère-t-il qu’elles appelleront de leur vœux la paix. Faire peur n’est que la simple continuation de la guerre par d’autres moyens, pour paraphraser la célèbre formule de Clausewitz, le maître de la géostratégie.

Difficultés pour renouveler les bataillons

L’usage d’un missile balistique expérimental de moyenne portée, sur la ville de Dniepro le 20 novembre dernier, participe de cette politique d’intimidation, de même que la modification de la doctrine nucléaire russe qui ne s’interdit plus de frapper des pays alliés de l’Ukraine, même dotés de l’arme nucléaire. Il ne saurait être question de négliger la menace – l’ours aux abois peut s’avérer dangereux – mais on peut également y voir une preuve de faiblesse après 1000 jours de guerre. Le ministre des Affaires étrangères polonais, Radoslaw Sikorski, parle même d’un “signe de désespoir” d’un homme qui sait qu’il ne pourra pas gagner “sa” guerre.

Un conflit de cet ampleur se mène à la fois sur le terrain et à l’arrière du front, deux aspects indissociables où la Russie connaît des problèmes, voire des faiblesses inquiétantes pour la poursuite des hostilités. Faire appel à des soldats nord-coréens – pays exsangue de 26 millions d’habitants –, lorsque l’on est une grande nation de 144 millions de citoyens, mesure l’état du capital humain de l’armée russe. Selon les Ukrainiens les pertes de l’envahisseur s’élèvent à 750 000 hommes, morts et blessés confondus. L’estimation est probablement exagérée. Un internaute russe, qui recueille scrupuleusement dans toute la Russie la publication des faire parts de décès et les annonces d’enterrements de militaires, avance le chiffre de 78 000 morts nominatifs. A ce bilan précis il convient d’ajouter les soldats décédés laissés en masse sur le terrain, et les blessés graves.

Les pertes russes sont quoiqu’il en soit supérieures à celles de l’armée ukrainienne plus soucieuse de la préservation de ses hommes en raison d’un rapport de force inégal en terme de population totale. Le recrutement dans les prisons de soldats à “usage unique”, selon l’expression des autorités russes, les généreuses primes promises aux engagés volontaires (13 000 euros pour rejoindre l’armée, 2100 euros de salaire, sommes attractives dans un pays où le revenu moyen mensuel est de 870 euros), la confiscation des passeports des hommes âgés de 18 à 30 ans, susceptibles d’être mobilisés, afin de les empêcher de s’enfuir à l’étranger, sont autant d’indications des difficultés que connait l’armée russe pour renouveler ses bataillons. Poutine vient même de signer une loi destinée à effacer les dettes des futurs engagés, à concurrence de 92 000 euros, offre également valable pour les conjoints.

Ces problèmes de recrutement ne sont pas la marque d’un manque de patriotisme d’une population chauffée à blanc par une propagande aux accents xénophobes contre les ennemis de la Russie, mais les conséquences des conditions que subissent les soldats sous les drapeaux, héritages de la période soviétique : brimades en tout genre (y compris des viols de jeunes appelés), corruption à tous les niveaux, ordres absurdes allant jusqu’à l’obligation de se faire tuer sous peine d’être passé par les armes, etc. Les mères russes ont toujours eu la hantise de voir leur garçon partir à l’armée. Les désertions sont massives, des officiers sont abattus par des soldats désespérés, ces faits “divers” sont censurés mais circulent sur la Toile et par le bouche-à-oreille.

La quantité plutôt que la qualité

L’armée russe souffre par ailleurs d’un manque d’armements en dépit d’un secteur militaro-industriel hypertrophié, autre héritage soviétique. En appeler à la Corée du nord et à l’Iran pour des obus et des drones n’est pas un signe de bonne santé militaire. Vices de construction, mauvaise logistique, maintenance bâclée, expliquent entre autres l’échec de l’offensive de février 2022 malgré l’importance des forces engagées. La corruption, encore, en est responsable quand, à tous les échelons du processus industriel, chacun se paye sur la “bête”. La Russie figure dans les derniers rangs du classement annuel de Transparency International (141 è sur 180 pays) qui mesure dans le monde les détournements en tous genres. Avec près de 9 % du PIB consacrés en 2025 au budget militaire – un taux jamais atteint depuis la chute de l’URSS – Poutine privilégie la quantité à défaut d’espérer une meilleure qualité du matériel militaire. Il compte aussi sur son allié chinois, qui fournit 70 % des machines-outils et 90 % des produits électroniques nécessaires à l’industrie d’armement. La bonne entente Poutine/Xi Jinping repose essentiellement sur cette alliance militaire destinée à imposer leur nouvel ordre mondial, comme l’un et l’autre l’ont annoncé.

Sans ces aides, les ambitions du Kremlin seraient compromises. Il en va de même pour les sanctions commerciales adoptées par les pays occidentaux en représailles à l’invasion de l’Ukraine. La Chine, la Turquie, l’Inde, entre autres, aident Moscou à trouver des débouchés pour sa production pétrolière, principale source de revenus pour le Kremlin. Concernant les composants électroniques, ces mêmes pays, ajoutés à ceux d’Asie centrale et du Caucase, servent d’intermédiaires pour approvisionner son complexe militaro-industriel. Si ce complexe échappe en grande partie aux sanctions grâce à ces détournements, il n’en est pas de même pour le reste de l’économie. La Russie a peu développé son industrie manufacturière ainsi qu’en témoigne le secteur de l’aéronautique civile en perdition. Elle reste par ailleurs dépendante de l’étranger pour ses biens de consommation. D’importantes coupures d’électricité provoquent la colère des citadins, des pénuries de produits alimentaires (œuf, beurre notamment) obligent la population à revivre les queues qu’elle a connu du temps de l’URSS. Avec près de 9 % annuel d’inflation les pouvoirs d’achat s’érodent. Tout cela mine le moral des Russes. La mauvaise santé économique du pays se mesure encore par le taux directeur de 21 % imposé par la banque centrale, renchérissant d’autant les crédits nécessaires aux investissements.

Impression de déjà-vu

Derrière les menaces de Vladimir Poutine, la Russie va mal, d’où l’intérêt du dictateur de conclure cette guerre au plus vite. Le temps ne joue pas en sa faveur. Il frappe fort, au sens propre avec des bombardements toujours plus intensifs, au sens figuré avec ses menaces nucléaires putatives. Pourtant, l’issue de ce conflit ne dépend pas du champ de bataille. Le Kremlin attend Trump dans l’espoir qu’il impose à Kiev une paix favorable à ses intérêts, au risque de voir ainsi les ambitions poutiniennes confortées.

Ce que nous vivons donne une impression de déjà-vu. A la chute de l’Union soviétique, en 1991, le monde a découvert stupéfait un régime en ruine, alors qu’il était jusque-là considéré comme l’ennemi numéro un de l’Occident, et sa principale menace. La Russie d’aujourd’hui n’est pas vraiment en meilleure forme après avoir échappé à la banqueroute grâce en partie aux investissements des démocraties honnies. Sorti des vestiges soviétiques, Poutine, en héritier du système, cherche désormais à reconquérir une partie de l’empire perdu. S’il est sauvé de sa guerre d’agression par le gong du juge de paix Trump, la tentation sera grande pour lui de tenter d’accomplir son rêve impérial, au détriment d’un Vieux continent qui ne pourra plus compter sur la Pax America pour se protéger.

* Journaliste et spécialiste du communisme, Thierry Wolton a cette année publié Le Retour des temps barbares (Grasset).




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