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En Dordogne, la route qui rend fou ou l’ubuesque histoire de la déviation de Beynac

C’est reparti pour un tour ? A l’annonce d’un nouvel épisode dans l’interminable feuilleton du contournement de Beynac, les habitants de la vallée de la Dordogne ne savent plus s’ils doivent lever les yeux au ciel de lassitude, pleurer devant tant d’absurdités ou rire de l’aberration de la situation. Voilà des années, en effet, que ce coin du Périgord noir, de 40 kilomètres sur 30, qui voit défiler plus de 2 millions de touristes par an, se déchire autour d’un projet routier de très exactement 3,2 kilomètres. Une guerre qui voit s’opposer un président (socialiste) de conseil départemental, des “châtelains” qui se rêvent en Jacquou le Croquant, une association J’aime Beynac et sa vallée, une autre Pour la sauvegarde de la vallée de la Dordogne (ASVD), un cabinet d’avocats créé par une ancienne ministre de l’Environnement et quelques autres personnages savoureux. Une guerre qui confine à l’absurde depuis que, le 5 novembre, un préfet sur le départ a autorisé un nouveau projet, proche de celui qu’une cour de justice avait interdit. Projet qui va faire l’objet d’un nouveau recours qui lui-même sera contesté…

Pour bien comprendre l’affaire, il faut imaginer Beynac-et-Cazenac, perché sur un piton, dont la seule voie d’accès, la départementale 703, serpente entre la Dordogne d’un côté et des falaises de l’autre. Pour la commune et ses 550 habitants, la desserte est suffisante, mais le village est situé sur l’axe de transit Bordeaux-Aurillac et il est classé parmi les plus beaux de France. A proximité, les châteaux de Castelnaud, de Fayrac ou des Milandes (ex-propriété de la récemment panthéonisée Joséphine Baker), attirent aussi les touristes. Dès les années 1980, il est question d’y améliorer la circulation. Un projet de déviation est étudié, jamais lancé, le maire propose d’élargir la chaussée pour faciliter les croisements de véhicules, les partisans de la déviation trouvent la solution insuffisante, le statu quo dure des années. Puis, en 2018, le chantier du contournement démarre, il implique la construction de deux ponts sur la Dordogne et d’une route d’un peu plus de trois kilomètres.

2 millions d’euros d’astreintes pour le département

Un an plus tard, saisi en référé par l’ASVD et une association environnementale, le Conseil d’Etat annule l’autorisation accordée par la préfecture. La déviation ne présente pas, selon lui, une “raison impérative d’intérêt public majeur” justifiant de déroger à la législation sur les espèces protégées qui s’applique dans cette zone classée Natura 2000. En 2022, la cour administrative d’appel de Bordeaux ordonne la remise en état des lieux dans un délai d’un an. Sous l’impulsion de son président, le socialiste Germinal Peiro, le conseil départemental renâcle. Il estime que les opposants – Philippe d’Eaubonne, et les propriétaires de différents châteaux, Kléber Rossillon ou la famille américaine Newell – ne sont que des nantis qui défendent leurs intérêts immobiliers privés. En juillet 2023, il est pourtant contraint de payer 489 000 euros d’astreinte pour ne pas avoir entamé les travaux de démolition, puis plus de 1 million d’euros pour ne pas les avoir terminés dans les délais impartis.

Des travaux du contournement de Beynac (Dordogne), le 2 novembre 2018 à Castelnaud-la-Chapelle

Face à la note qui enfle, le conseil départemental se résigne à mettre hors d’usage le kilomètre de route déjà construit et à payer les sommes dues. Mais il ne touche pas aux piles de pont. En 2024, il dépose un nouveau projet avec un tracé routier identique au premier, assorti de solutions de mobilités douces (réouverture d’une gare, pistes cyclables, navettes électriques) pour témoigner de sa bonne foi avec un “aménagement global de la vallée”. Le 5 novembre, le préfet, juste avant son départ pour un autre poste Place Beauvau, donne son feu vert. Les opposants, eux, crient au greenwashing du projet précédent et promettent un recours devant le tribunal administratif.

La situation est plus ubuesque que jamais. Le préfet a obtenu de Germinal Peiro qu’il ne démarre pas les travaux du nouveau contournement tant que tous les recours en justice ne seront pas épuisés, ce qui pourrait prendre un à deux ans. Mais quid des aménagements – piles de pont, remblais – déjà réalisés dans le cadre du premier projet ? Faut-il les détruire comme l’ordonne la justice alors qu’ils pourraient être utiles si le nouveau schéma est mené à terme ? Et si le département arrête les travaux de démolition, doit-il continuer à payer les astreintes ? Dans le doute, le 26 novembre, l’assemblée a voté une provision de 1,8 million d’euros au titre des astreintes pour 2025. Mais il faudra aussi payer des compensations, non chiffrées à ce jour, aux entreprises pénalisées par l’arrêt du chantier de démolition.

Face à une population exaspérée par ces dépenses inutiles dans un contexte de budget en baisse, chacun déploie ses arguments pour emporter l’adhésion. On s’écharpe à coups de nombre de voitures et de camions par an. Pour mieux étayer une thèse ou l’autre, les “moyennes annuelles” s’opposent aux “fréquentations de l’été”. Le danger de chute de morceaux de falaise est présenté comme imminent par certains, même si aucun accident n’a jamais été signalé, comme le font remarquer les autres. Le risque environnemental qui a justifié la décision du Conseil d’Etat ? Il n’existe plus puisque les piles des ponts ont déjà été construites, les détruire ne ferait que déstabiliser davantage l’écosystème, avancent les partisans du projet. Faux, rétorquent les opposants, qui, par la voix du cabinet Huglo Lepage, créé par Corinne Lepage, en appellent au respect de l’Etat de droit. Quant aux dépenses déjà engagées (plus de 20 millions d’euros), il faut les rentabiliser en poursuivant le projet, plaide la majorité. Si cet argent a été dépensé à “fonds perdus”, c’est bien en raison de l’entêtement de Germinal Peiro, se défendent les opposants.

Les échanges prennent une tournure délétère. D’un côté, on en vient à laisser entendre que la justice est influencée – après tout, le président de la cour d’appel administrative de Bordeaux n’est-il pas l’ancien directeur de campagne de Yannick Jadot à la présidentielle de 2022 ? On critique ces “châtelains” qui sacrifient l’intérêt général parce qu’ils ne veulent pas voir de voitures depuis leur terrasse. De l’autre, on dénonce les manœuvres “à Paris” pour favoriser la réalisation du projet. Même Stéphane Bern, le “M. Patrimoine” de l’Elysée, y perd son latin. En 2018, il prenait fait et cause pour les opposants et traitait Germinal Peiro de “potentat”, désormais il dit ne plus être opposé au projet “s’il respecte davantage l’environnement” et se dit “prêt à fumer le calumet de la paix” avec son ennemi d’hier.

Dans un petit monde où tout le monde se connaît, l’affaire empoisonne l’atmosphère. Même s’ils regrettent l’entêtement de Germinal Peiro, s’ils sont en désaccord avec lui, nombre d’élus des alentours le suivent. Ils savent qu’un jour ou l’autre, ils auront besoin du soutien du département. L’opposition LR au département a, par exemple, approuvé le dernier projet pour sortir enfin de l’impasse. Récemment interrogé par France Bleu, Sébastien Peytavie, le député écologiste de la circonscription, a renvoyé à la décision de justice. Désormais, beaucoup veulent tourner la page de cette guerre qui relève moins, à leurs yeux, d’une bataille de la raison que d’une querelle d’ego remontant à des décennies. On n’en connaît plus vraiment l’origine mais dans la vallée, on rappelle volontiers les tensions entre la famille de Germinal Peiro, dont le père était aussi un élu local, et celle de Kléber Rossillon. Certains le prédisent déjà : “Le jour où ces deux hommes ne seront plus là, la route se fera.” C’est oublier que la justice peut ignorer l’exaspération locale et juger, une nouvelle fois dans quelques mois, le projet incompatible avec le droit environnemental.




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