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Jérémie Peltier : “La société française est plus résignée que révoltée”


20H00, le 8 juillet 2024. Les résultats du second tour des élections législatives tombent. 182 sièges pour le Nouveau Front populaire (NFP), 143 pour l’alliance Rassemblement national (RN)-Eric Ciotti, 168 pour l’ancienne majorité présidentielle. Jamais sous la Ve République l’hémicycle du Palais Bourbon n’avait autant paru semblable à une mosaïque. Pour Jérémie Peltier, cette Assemblée est un miroir d’une société fracturée sur l’autel du délitement des relations humaines. Un phénomène accentué par les confinements qui ont débouché sur un mal-être social, ainsi qu’une perte de pouvoir d’achat.

À ce télescopage de crises sanitaire, sociale, économique, s’est ajoutée une polarisation idéologique au lendemain du 7 octobre 2023. Soudainement, l’Hexagone s’est retrouvé pris en étau. Le conflit entre Israël et le Hamas “a renforcé la polarisation qui avait déjà commencé à faire son lit dans la société française”, souligne Jérémie Peltier, co-auteur avec Adélaïde Zulfikarpasic d’un rapport intitulé “Quels communs dans une société française en tensions”.

À l’occasion d’un colloque “Agir pour la société”, accessible à tous et organisé le 3 décembre prochain en partenariat avec La Poste et le cabinet d’études BVA Xsight, le co-directeur de la Fondation Jean Jaurès revient pour L’Express, et en exclusivité, sur les lignes de fracture qui traversent le pays et le mal-être qui en découle. Dans une société en proie à la montée des communautarismes religieux, à la résurgence d’un antisémitisme débridé, et à un attrait croissant pour les extrêmes, “faire (de nouveau) commun” est il encore possible ? Entretien.

Mardi 3 décembre, vous présenterez au colloque organisé par La Poste votre étude intitulée “Quels communs dans une société française en tensions”. Que doit-on comprendre par “communs” ?

Ce qui nous intéressait était de voir s’il y avait encore quelques sujets, quelques notions ou quelques valeurs sur lesquelles on pouvait avoir le sentiment que les Français avaient des attentes communes. Quand on parle de commun, il faut l’entendre en matière de mode de vie, de société, d’aspirations pour l’avenir. On a essayé de voir s’il était possible de dessiner une ébauche d’un tableau qui ferait à peu près consensus aujourd’hui au sein de la société française, aujourd’hui plus que jamais très diverse et polarisée. Les élections législatives illustrent bien ce caractère extrêmement éclaté de la population française. Cet éclatement politique correspond à celui de modes de vie, de modes de pensée, de façons de s’informer, de façon de vivre avec les autres. Au même titre qu’il semble extrêmement difficile de voter un budget avec une Assemblée aussi morcelée, il est également compliqué de réfléchir aux “commun” dans une société aussi archipélisée.

Pour un quart des Français, “faire commun” n’évoque “rien”, selon les résultats de votre étude. Assiste-t-on également à une crise du commun ?

Il ne faut pas idéaliser le passé en pensant qu’il y avait un âge d’or du commun. Il y avait un socle de valeurs communes qui était sans doute un peu plus fort il y a quelques années. Aujourd’hui, l’individualisation de la société a eu tendance à déliter ce socle commun de valeurs sur lesquelles tout le monde était capable de se rassembler. Je pense qu’il y a davantage une crise du rapport à l’autre, des interactions sociales qu’une crise du commun. Une sorte d’incapacité à avoir des interactions sociales multiples, diverses et apaisées. On a constaté que le mode de vie très solitaire qui a pris de l’ampleur ces dernières années créait une forme de souffrance chez les individus. La bonne nouvelle est qu’il y a une envie très forte chez les Français d’humaniser l’époque et la société, en s’appuyant notamment sur des notions comme la solidarité, de collectif. On arrive au bout du modèle de société qui était le nôtre depuis une quinzaine d’années ; beaucoup plus sédentaire, recroquevillé sur son espace d’ultra proximité avec beaucoup moins d’interactions sociales. Un phénomène qui a bien sûr été accéléré par la crise sanitaire. Face à une société du tout numérique qui a accéléré le rythme de vie et raréfié les interactions sociales, il y a un désir de rééquilibrage.

Selon votre étude, seuls 19 % des Français estiment que les réseaux sociaux génèrent du lien entre les individus, alors même qu’ils offrent la possibilité d’une connexion permanente, et ce, quelque soit la distance. Comment a-t-on pu arriver à un tel paradoxe ?

D’abord, ce chiffre témoigne d’une grande maturité des Français qui ne croient pas à la fable des géants du numérique selon laquelle l’hyper connexion serait LE moyen de sortir de l’isolement et de la solitude. Ensuite, les Français ont eu le temps d’expérimenter les effets néfastes des réseaux sociaux en matière d’interaction et de sociabilité. Cela fait maintenant dix ans que ces plateformes gravitent autour de leur vie. Ils sont donc capables d’en tirer un bilan. Avec un peu de recul, ils se rendent compte qu’Internet et les réseaux sociaux n’ont pas permis d’accroître les interactions sociales dans la société.

La famille est redevenue une valeur cardinale dans la vie de plus d’un Français sur deux. La crise sanitaire et les conséquences qui en ont découlé, sont-elles, les seules explications à cette tendance ?

Dans tout un tas de travaux, lorsque vous demandez aux jeunes leurs critères d’une vie réussie, le premier élément qui arrive est “une vie de famille épanouie”. Il a été démontré à de multiples reprises que la crise sanitaire avait redonné à la famille ses lettres de noblesse. Mais ce phénomène s’explique également par la transformation de la famille ces vingt dernières années. Alors qu’elle était perçue autrefois comme oppressante et frustrante parce qu’empêchant certains membres de s’émanciper, d’affirmer leur singularité, elle de façon générale beaucoup plus tolérante. Ainsi, la famille est beaucoup moins considérée de façon négative qu’elle ne l’était par le passé. En outre, le cercle familial tire profit de toute cette tendance à la séparation et au rééquilibrage entre vie professionnelle et vie personnelle. Enfin, il y a une demande chez une partie importante de la population de retrouver des socles solides dans une société liquide, avec peu de repères, peu sécurisante où finalement on ne sait pas trop de quoi l’avenir sera fait. Il y a donc une aspiration très forte à retrouver des pôles de stabilité. Pour une grande majorité des Français, la famille en est un.

Ce recentrage de la famille ne traduit-il pas davantage un recroquevillement sur l’intérieur ?

Oui, c’est une illustration de la civilisation du cocon et de son corollaire d’une société centrée sur sa maison, son chien, sa famille et son jardin. Dans de nombreuses enquêtes, on constate un avant et après Covid. Tandis que les gens voyaient en moyenne cinq groupes de sociabilité (collègues, amis, famille, etc) chaque semaine, ils n’en voient plus que trois. Mais malgré tout, il y a une prise de conscience chez une partie de la population que ce modèle-là n’est pas viable sur la durée. Si la protection apportée à son espace de proximité est quelque chose de très important, il y a justement une demande de rééquilibrage, avec une envie de plus d’interactions avec autrui.

Les Français veulent être bien soignés, mais ne pas trop attendre, vivre dans une société plus verte, mais sans trop changer leurs habitudes, ou encore des services publics plus efficaces, mais sans prélèvements obligatoires en plus… Votre étude lève le voile sur une société pétrie de paradoxes. Est-ce une spécificité française, ou ce phénomène s’observe-t-il dans l’ensemble des sociétés occidentales ?

Ce n’est pas propre à la France, on retrouve ce phénomène chez nombre de nos voisins européens. Cela permet une nouvelle fois de rappeler que les Français sont beaucoup plus matures que les responsables politiques ne le croient. Ils sont extrêmement lucides quant au petit décalage qui peut exister entre les valeurs, leur idéal et le réel de la vie. C’est-à-dire que les gens sont quand même conscients de ce qu’il faut faire, mais leurs aspirations se fracassent souvent sur des contraintes économiques. Raison pour laquelle les politiques devraient se garder de leur parler comme à des gamins irresponsables qui ne comprendraient pas les enjeux du moment. En revanche, ce qui est propre à la France, c’est la défiance. Les craintes face à avenir incertain se lisent très bien dans l’étude.

Deux tiers des Français interrogés trouvent en effet que la vie en France était “mieux avant”. Pourriez-vous nous partager les raisons qui les poussent à raisonner ainsi ?

Ils ont le sentiment que les interactions sociales avec tout un tas d’individus – agents publics, voisins, commerçants, collègues – se sont affaiblies et dégradées au cours des dix ou vingt dernières années. Il y a un autre élément qui ressort beaucoup dans l’enquête : les services publics. Les Français ont le sentiment d’une dégradation de l’offre et du maillage. Ce qui conduit aussi à un sentiment de déclassement d’une partie de la population. À force d’agiter l’idée selon laquelle les services publics seraient le patrimoine de ceux qui n’en ont pas, on a autorisé psychologiquement les individus qui avaient un patrimoine propre de déserter le service public pour aller dans le privé. Résultat : on a vraiment le sentiment que les services publics n’est plus que le service public des pauvres. C’est tout le débat des classes aisées qui préfèrent mettre leurs enfants dans les écoles privées plutôt qu’à l’école publique.

Si on pouvait faire la météo du moral des Français. Quel temps ferait-il ?

Ce n’est évidemment pas un soleil éclatant. Mais ce n’est pas non plus une pluie diluvienne. C’est une forme d’entre-deux. Il y a deux ou trois éléments d’éclaircie dans un ciel plein de nuages. Je dirais ainsi que le quotidien, c’est ce ciel plein de nuages qui rend morose et qui fatigue l’état d’esprit. Mais sur l’ensemble d’une journée, on a deux ou trois minutes d’éclaircies qui insufflent un espoir d’éclaircies plus durables. La société française est plus résignée que révoltée. Je dirai presque qu’elle tend à aller vers une forme d’apathie. Mais le véritable problème, c’est qu’une partie des responsables politiques s’appuie surtout sur la brume et la pluie qui pourrait arriver plutôt que sur les lueurs. La réhumanisation fait partie de ces lueurs. La séquence des Jeux olympiques (JO) a par exemple permis de compenser les absences de la société. On a remis des gens là où il n’y avait plus personne. On a remis des gens dans les transports publics, des forces de l’ordre là où il n’y en avait plus. Et donc on a montré aussi aux gens la déshumanisation n’était pas forcément la suite logique de la société. Encore faut-il avoir des choses à proposer et des moyens pour les mettre en place.

Les JO ont coûté un peu moins de 3 milliards d’euros aux Finances publiques. Comment peut-on recréer du commun sans dépenser des sommes astronomiques dans une société de plus en plus polarisées, où le communautarisme religieux fait son lit, où l’antisémitisme gagne du terrain… ?

Ce n’est en effet vraiment pas simple. Même si ça ne permettra pas de mettre à bas l’antisémitisme, le communautarisme et l’islamisme, je pense qu’une des clés est de sortir des vases clos. Ça réduirait déjà la polarisation. Mais pour que cela soit possible, il faut un préalable. Celui de faire en sorte que les gens se recroisent, en commençant par retrouver des espaces d’interactions. Le sujet de la controverse saine dans le débat public est fondamental. Aujourd’hui, ce sont les éléments de polarisation qui sont les plus visibles dans le débat public. Le niveau de sectarisme, de dogmatisme chez certains politiques et certains individus de la société civile est extrêmement préoccupant et révélateur également de leur incapacité à accepter la contradiction, et est surtout révélateur d’un vide, d’une absence de travail. Certains se croient légitimes, sous couvert d’un idéal qu’ils défendent de dicter qui aurait le droit de s’exprimer, d’aller sur un plateau télévisé, etc. C’est également le révélateur d’une société qui ne travaille plus et d’une incapacité à penser l’avenir. Quand vous travaillez, c’est que vous êtes suffisamment solide sur vos appuis, et vous n’avez pas peur du débat serein. Or aujourd’hui, c’est tout l’inverse. Et donc, en effet, on préfère se recroqueviller, on préfère être dans son petit entre soi idéologique et sectaire. Le refus de la controverse est manifeste chez certains représentants.

“Agir pour la société : Forum des nouveaux communs” se déroulera le 3 décembre 2025 de 9h30 à 17h45 autour de grandes séquences :

– 9h30-10h30 : ouverture

– 10h30-11h40 : agir pour les territoires

– 11h40-12h40 : agir pour l’environnement

– 14h30-15h50 : agir pour la confiance numérique

– 16h00 -17h10 : agir pour toutes les générations

– 17h10-17h35 : clôture

Pour suivre l’événement en direct, inscrivez-vous via ce lien.




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