Automne 1999 : Marc Levy reçoit le fameux appel de Steven Spielberg lui annonçant qu’il veut acheter les droits d’adaptation d’Et si c’était vrai… – et ce n’est pas un bobard. Le roman n’est même pas encore sorti et voilà que son auteur, un inconnu de 38 ans, devient célèbre du jour au lendemain. Comme souvent dans les contes de fées, le héros est frappé par un mauvais sort. Alors que le livre de Levy démarre en flèche, une certaine critique se bouche d’emblée le nez – et se le bouche encore.
Assis face à nous au bar de l’hôtel parisien où il nous reçoit, l’écrivain aux 50 millions d’exemplaires vendus dans le monde sourit de ce vieux malentendu : “Mon premier roman est une comédie romantique : j’ai donc été estampillé à vie auteur de comédies romantiques. Quand on regarde ce que j’ai fait, c’est cocasse… Où es-tu ? se passe dans l’humanitaire au Honduras. Ça parle de la misère, de la pauvreté, de l’incapacité de sauver, de la difficulté d’aimer, il y a 17 000 morts au bout de deux pages – c’est tout sauf une comédie. Mais toute la presse à l’époque parlait de ma nouvelle comédie romantique. Ce n’était pas très grave, c’était même amusant… Les Enfants de la liberté s’inspire de la vie de mon père, qui a été résistant. L’Etrange Voyage de Monsieur Daldry évoque le génocide arménien. Si c’était à refaire est un roman sur les enfants disparus de la dictature argentine ; il y est question de la torture, avec plein d’atrocités et de scènes insoutenables. Une autre idée du bonheur revient sur le Weather Underground, qui avait fusionné avec les Black Panthers avant que le FBI n’infiltre le mouvement et commette des actes terroristes en son nom pour le discréditer. Ma trilogie 9 (C’est arrivé la nuit, Le Crépuscule des fauves et Noa) est un thriller politique. Quant à La Symphonie des monstres, ça traite de la guerre en Ukraine. Mais à chaque fois, paf, comédie romantique ! Il y a une extraordinaire légèreté à se foutre complètement de ce qu’on dit de vous. Ne me regardant pas dans le miroir, je m’en fiche. Les lecteurs, eux, savent…”
Exilé à Londres puis à New York dès le début de sa starification en l’an 2000, Marc Levy observe tout cela de loin. Si d’autres auteurs marchent mieux que lui en France, ses chiffres de ventes demeurent colossaux. Son avant-dernier roman, Eteignez tout et la vie s’allume, s’est arraché à 430 000 exemplaires tous formats confondus. Le dernier, La Symphonie des monstres, en est à 185 000 exemplaires en grand format. Déjà tiré à 243 000 exemplaires, le nouveau, La Librairie des livres interdits, devrait connaître le même succès. Marc Levy serait-il un écrivain maudit ? Tous les auteurs le sont, au fond. Les avant-gardistes incompris qui se noient dans les bides et l’anonymat (souvent à juste titre) comme certains romanciers populaires que les prétendus arbitres du bon goût ne prennent pas le temps de lire.
“Mon père se demandait souvent à quoi sert un livre”
Aux esprits curieux qui voudraient se défaire des préjugés qu’ils auraient à l’égard de notre homme, on conseille le visionnage de Marc Levy, confidentiel, documentaire diffusé sur Canal + en 2022. Plein d’humour sur lui-même mais mélancolique à souhait, Levy y apparaît attachant, notamment quand il retourne sur les lieux de ses premières années, à Villefranche-sur-Mer. Serait-il resté cet enfant triste ? “Mon père se demandait souvent à quoi sert un livre. Il me semble que le premier livre dont on se souvient est celui qui a fait qu’on ne se sentait plus seul – de cette solitude de l’adolescence que personne n’avoue et ne reconnaît. J’en ai particulièrement souffert quand je suis arrivé à Paris en 6e. Les Parisiens prennent de haut les provinciaux, et le passage du primaire au secondaire n’était pas simple. Une prof de français nous a fait lire Paroles de Prévert, et je suis tombé sur ‘Le Cancre’ – un électrochoc. Puis La Nuit des temps de Barjavel m’a fait rêver, et j’ai pris une claque incroyable avec Les Raisins de la colère de Steinbeck…”
Aujourd’hui âgé de 63 ans, Marc continue à parler souvent de son père, Raymond Levy, un éditeur d’art qui s’évada du train qui l’emmenait vers Dachau et fut plus tard l’auteur de Schwartzenmurtz ou l’esprit de parti (paru chez Albin Michel en 1977), roman qui lui valut son quart d’heure de gloire à Apostrophes : “Il était très drôle. Dans Schwartzenmurtz, tout est au second degré, il y a une forme d’autodérision : c’est l’histoire d’un homme qui entre dans la Résistance sans le faire exprès ! Il fait tout presque malgré lui… Mon père était un passionné des mots. Quand son copain Bernard Pivot avait des doutes sur un mot, il l’appelait lui en priorité !” En l’an 2000, ce fut au tour du fiston (visiblement mort de trouille quand on revoit les images) de passer à Bouillon de culture : “Pivot était incorruptible. Il ne m’avait pas invité par amitié pour mon père – il ne l’aurait jamais fait. Par la suite, il se réjouissait de ma réussite mais ne me parlait pas de mes livres. Si vous tombez sur un ami médecin dans un dîner, vous ne l’embêtez pas avec votre mal de gorge. Pivot était ainsi… Il y a dix ans, on s’était retrouvés à Madrid : on avait dîné ensemble pendant quatre heures, mais nous n’avions parlé ni de mes romans ni de ses émissions.”
“Un inventeur d’histoires devenu écrivain”
On touche ici à l’un des mystères de Levy. Proche de Pivot, son père l’était également de Jorge Semprun et de Michel Piccoli. Bref, le jeune Marc était un enfant de la balle. Comment se fait-il qu’il n’ait jamais eu la carte, contrairement à Vincent Cassel, Sylvain Tesson, Thomas Dutronc et tant d’autres “fils de” plus ou moins doués qui ne récoltent que louanges dans la sphère culturelle ? Alors qu’on passe tout à ces héritiers, on ne pardonne rien à Levy. Guillaume Gallienne, un de ses amis de longue date (avant même Et si c’était vrai…), glisse cette explication : “Marc n’est pas un homme de lettres mais un inventeur d’histoires qui est devenu écrivain.” Le prix Goncourt n’est pas pour demain.
Avec La Librairie des livres interdits, Marc Levy a-t-il signé une comédie romantique ? Merci de ne pas ressortir ces gros mots. Cette fable contemporaine, qui met en scène un libraire poursuivi pour avoir distribué sous le manteau des romans prohibés, est une réflexion sur la place de la littérature dans nos sociétés où la liberté a tendance à reculer. Un journal, intitulé Le Phare, soutient le régime autoritaire. Levy aurait-il des titres de presse réels en tête ? “Quand les démocraties prendront réellement les mesures impératives pour se protéger, l’acquisition des médias par des oligarques sera interdite. Ça devrait l’être. C’est impossible, comme si les pharmacies et les hôpitaux étaient achetés par les labos pharmaceutiques. On peut faire autrement : le Guardian est un journal indépendant, l’un des plus grands quotidiens d’information au monde, et probablement l’un des plus crédibles. A l’inverse, la ligne éditoriale prise depuis peu par le JDD de Vincent Bolloré témoigne exactement des dérives qui arrivent quand un homme qui a beaucoup d’argent s’achète un journal à grande diffusion et en fait son arme idéologique. J’ai lu le JDD de la semaine dernière : ses journalistes considèrent que le grand enjeu qui va détruire notre civilisation est la culture ‘woke’. Leur ennemi public n° 1, c’est la drag-queen ou le transsexuel – car, comme on le sait, il y a eu une explosion du nombre de meurtres commis par des transsexuels ces dernières années.” Tel est le véritable Levy : critique et volontiers caustique. Qu’on ne le travestisse plus en auteur de romans à l’eau de rose.
La Librairie des livres interdits, par Marc Levy. Robert Laffont, 343 p., 21,90 €.
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