D’Angry Birds aux satellites à basse orbite. Ces dix dernières années, la tech finlandaise a brillé dans le domaine du jeu vidéo, des succès du studio Supercell aux célèbres oiseaux revanchards de Rovio. La guerre en Ukraine a tout changé. La crainte d’un conflit direct avec l’agresseur russe frontalier habite désormais toutes les têtes. La Finlande, comme la Suède et la Norvège, ont récemment actualisé les conseils adressés à ses habitants en cas d’attaque future. La semaine dernière, les câbles de télécommunications “C-Lion1” et “Arelion” ont été sectionnés au fond de la mer Baltique. Bien que l’incident n’ait pas encore été formellement attribué à la Russie, il rappelle à tous ces pays que le conflit ne se limite pas au Donbass, mais s’étend aux infrastructures stratégiques et au cyberespace. Et qu’en définitive, les humains sont plus méchants que les cochons virtuels. Dans ce contexte, les start-up finlandaises se tournent de plus en plus vers les technologies à double usage, militaire et civil, à l’exemple des micro-satellites nouvelle génération lancés par IceEye.
Installée dans la deuxième plus grande ville de Finlande, Espoo, voisine d’Helsinki, l’entreprise incarne bien ce changement de priorité. Fondée en 2014, IceEye – l’oeil de glace – se concentre dans un premier temps sur la surveillance terrestre de phénomènes naturels, comme la dérive de la banquise de mer. Mais sa technologie radar à synthèse d’ouverture (SAR) permet bientôt d’aller plus loin en fournissant des images précises du sol dans n’importe quelle condition météorologique, à travers les nuages ou dans le noir le plus complet, à 500 km au-dessus de la Terre. Un savoir-faire qui intéresse beaucoup plus les Etats au climat accueillant. Le Brésil, notamment, sous couvert d’une surveillance de ses forêts menacées par la déforestation – un accord critiqué, mené par une administration Bolsonaro faisant plutôt partie du problème que de la solution. Puis directement les armées. En 2022, grâce à l’argent des donations internationales, l’Ukraine devient officiellement cliente de IceEye.
Sur un écran de télévision, le cofondateur d’origine polonaise, Rafal Modrzewski, montre comment ses satellites arrivent à modéliser des bases russes avec une résolution de 25 centimètres, en actualisant le cliché toutes les deux heures. Dans le cadre de ce conflit, il améliore sa technologie plus vite, se servant des retours sur place. Dernièrement, IceEye a introduit un système de colorimétrie permettant de distinguer des troupes en activité, jusque dans d’épaisses forêts de pins sibériens. “La sécurité d’un Etat dépend maintenant des yeux que l’on a dans le ciel”, indique Rafal Modrzewski, qui compte une constellation d’une quarantaine d’appareils. IceEye a levé au total plus de 438 millions de dollars depuis sa création. Avec également Kuva Space ou ReOrbit, le “New Space” (nouveau spatial) finlandais est aujourd’hui le troisième mieux financé du continent derrière le Royaume-Uni et la France, renseigne un rapport publié à la mi-novembre par Dealroom sur l’état de la défense scandinave.
“New Defence”
Dans un Etat longtemps forcé à la neutralité par la Russie, IceEye, n’est que la pointe de l’iceberg. D’après Tesi, une société d’investissement publique locale, 144 start-up grandissent actuellement “rapidement” dans la défense, avec 30 à 40 % de croissance par an en moyenne pour les technologies à double usage. Les créations d’entreprises grimpent en flèche, plus d’une dizaine par an dans ce secteur, toujours selon Tesi. Sauli Eloranta, directeur défense du VTT, le centre de recherche technique public, appelle cet essor des technologies duales la “New Defence”. Une référence au “New Space”. Les gouvernements s’intéressent de plus en plus aux entreprises privées, car celles-ci sont agiles, rapides et réactives. En effet, elles ne dépendent pas nécessairement des contrats de défense à long terme, et peuvent grandir grâce à des contrats civils.
La guerre sur le sol européen change la donne pour ce secteur. Le créateur de Sensofusion, Tuomas Rasila, a ainsi longtemps hésité avant de laisser son détecteur de drones d’une grande légèreté (5 kg) et monté sur trépied être utilisé sur le champ de bataille ukrainien. Pas encore sûr de son efficacité, il a eu peur d’être vu comme un “profiteur” du conflit. “Je pensais que mon produit aurait du succès auprès des aéroports”, glisse-t-il. Comme IceEye, Sensofusion a cependant été rattrapé par les conflits armés. Outre l’Ukraine, la start-up finlandaise équipe les services de sécurité israéliens, lesquels revendiquent avoir stoppé 70 attaques de drones à leur frontière, et même d’avoir pu arrêter des pilotes. Tuomas ne peut s’empêcher d’ouvrir son ordinateur et de dévoiler une image “volée” à un drone russe en action – son détecteur peut aussi aspirer les données et prendre le contrôle de l’appareil.
Il n’est pas nécessaire d’aller en Ukraine pour voir ces technologies de défense en situation. Janne Hietala, de Kelluu, a reçu l’autorisation, compte tenu de la menace qui pèse sur la Finlande, de promener son dirigeable de pointe fonctionnant à l’hydrogène le long des 1 370 kilomètres de la frontière qui la sépare de la Russie. Il y évoque des “nuisances hebdomadaires”, sans en dire plus. Il s’agit en tout cas d’un lieu où les tensions ne devraient que s’accroitre, alors que l’Otan, à laquelle vient d’adhérer la Finlande, compte y installer une base proche. L’alliance multiplie par ailleurs les exercices dans l’Arctique. “Cette nouvelle frontière terrestre élargie de l’Otan avec la Russie crée des conditions inédites pour la plupart des alliés”, indique à L’Express Janne Hietala, qui comme IceEye et Sensofusion destinait plutôt son appareil chromé d’une dizaine de mètres de long à des usages civils. Ce dernier voit une opportunité pour les compagnies finlandaises, habituées à cet environnement difficile. “La Finlande est petite, mais elle est plus forte que sa taille ne le laisserait supposer pour soutenir la défense des alliés de l’Otan”, veut-il croire. “Nous possédons une longue expertise en matière d’opérations efficaces dans des environnements exigeants, depuis les conditions arctiques jusqu’aux scénarios de menaces hybrides, et ce, tout au long de notre histoire. Cette capacité d’adaptation, associée à l’innovation technologique de pointe des start-up et des entreprises établies, nous donne un avantage concurrentiel”, abonde, Marianna Mattila, spécialiste défense au sein de la firme Reaktor, spécialisée dans l’intelligence artificielle (IA).
Besoin d’exporter
Un critère important pour une tech finlandaise qui, tous domaines confondus, a toujours eu besoin de s’exporter en raison de son petit marché local de seulement 5,4 millions d’habitants. Avec succès jusqu’ici, grâce à des technologies axées vers le grand public, à l’image des jeux vidéo sur mobiles ou des téléphones portables ultra-robustes longtemps commercialisés par Nokia. Le double usage n’échappe pas à la règle. Conforté par les succès de IceEye – déjà près de 10 contrats avec des armées – ou de Sensofusion dont le boîtier à 160 000 euros a séduit le département de la Défense américaine et la Nasa, Tesi espère atteindre 10 milliards d’euros d’exportations grâce à ce type technologies d’ici à 2030. “Désormai, une plus grande partie des dépenses militaires est directement consacrée aux besoins opérationnels, ce qui ouvre des portes aux entreprises compétentes, que l’on voit de plus en plus sur le terrain”, souligne Tuomas Rasila, de Sensofusion.
Le montant reste ambitieux. Se concentrer sur le froid extrême et les environnements hostiles, proposer des articles à prix réduit : ces éléments peuvent ne pas être suffisants. Des raisons stratégiques, de souveraineté, même au sein de l’Europe, limitent aussi les perspectives. “La défense est un marché extrêmement complexe, très régulé, dont il n’est pas toujours facile de connaître les vrais besoins”, explique de son côté Sauli Eloranta, du VTT. Certaines compagnies s’agacent cependant de cette lenteur. “Un grand navire tourne toujours très lentement”, commente Janne Hietala de Kelluu, qui n’hésite pas à critiquer le projet de drone européen (eurodrone). Selon lui, un projet “dépassé avant même d’être opérationnel et coûtant des milliards d’euros aux contribuables”. Il appelle à changer “les politiques et les règlementations en place” afin d’introduire plus de technologies civiles. Mais auraient-elles des répercussions à ce stade en Ukraine ? “Les drones et l’intelligence artificielle jouent un rôle important, mais le véritable tournant ne peut se produire que si l’Europe soutient davantage l’Ukraine, car la Russie, elle, est en économie de guerre”, rétorque Sauli Eloranta, appelant à la patience. “Il faut que les technologies soient dignes de confiance, et cela prend du temps.” L’homme siège au sein du conseil d’administration du “Digital Defence Ecosystem”, un réseau créé en 2022 juste après le début de la guerre, et réunissant pour l’heure une quarantaine d’entreprises prêtes à collaborer dans le domaine. “Plus on en aura, plus le gâteau deviendra grand et on pourra exporter davantage”, affirme-t-il. Et avoir un impact sur le cours des conflits.
D’autres facteurs vont favoriser le virage finlandais. L’Otan va contribuer à un accélérateur de start-up et à la construction de deux centres d’affaires dans le pays, dans le cadre du programme “Diana”. La Finlande va de son côté consacrer 2,3 % de son PIB (environ 6 milliards d’euros) à la défense cette année, en mettant l’accent sur le renforcement de la sécurité aux frontières. Le chiffre se situait sous la barre des 2 % demandés par l’Otan deux ans auparavant (1,90 %).
La maturité de l’écosystème tech compte également. Les talents, ici, ne manquent pas, grâce à Nokia, le plus gros employeur européen dans la technologie. La “Mafia” locale. Rares sont les jeunes pousses qui ne disposent pas de leur “ex-Nokia”, à l’instar de ReOrbit, ou bien Hoxhunt dans la cybersécurité. Le nombre de PhD (docteurs) progresse, notamment grâce à une main-d’oeuvre très qualifiée venue de l’étranger, renseigne Youssef Zad, chef économiste pour l’organisation “start-up Finland”. Côté infrastructures, la puissance de calcul disponible est en constante augmentation. Le Français Eviden va bientôt aider ce pays qui jouit d’une énergie quasi totalement décarbonée à la tripler.
“Sisu”
Il y a enfin l’insondable. Sur place, tous nos interlocuteurs aiment à rappeler à quel point le pays du sauna est le pays “le plus heureux du monde”. Sous-entendu : il compte bien le rester. En finnois, les habitants emploient un terme à la fois unique et intraduisible : “sisu”, mêlant sentiment de bravoure, de résilience, de persévérance et de détermination. Un état d’esprit national, qui a aussi donné naissance à une gamme de véhicules militaires. Aujourd’hui, 74 % des Finlandais seraient prêts à se battre dans le cadre d’un conflit, l’un des plus forts taux d’Europe, renseigne le groupement Digital Defence. Rappelons enfin qu’un service militaire obligatoire subsiste pour les jeunes hommes, en Finlande, avec l’espoir qu’il fasse naître des vocations dans l’entreprenariat tech-défense, comme en Israël, devenu roi de la cybersécurité.
De fait, la Finlande se positionne déjà sur une large gamme de technologies à double usage. L’IA d’abord, grâce à des compagnies comme Silo AI, qui a lancé au printemps le premier grand modèle de langue (LLM) nordique, Viking 7B, focalisé sur les langues scandinaves. Helsinki et sa périphérie sont aussi en pointe dans l’informatique quantique, qui pourrait s’avérer stratégique demain, face à une Russie dont les avancées dans le secteur sont présumées moindres en raison des sanctions internationales. IQM figure parmi les entreprises les plus matures en Europe dans ce domaine, avec des financements records atteignant plus de 200 millions d’euros. La Finlande dispose également du leader européen dans la technologie VR avec Varjo, qui met en ce moment ses casques à disposition de la formation de pilotes d’avion.
Parfois, le militaire s’implante là où l’on ne s’y attend pas. A Slush, un événement majeur de la tech européen organisé chaque année à Helsinki, on remarque facilement un petit gadget brillant aux doigts d’une foule de participants. La bague connectée Oura, pépite locale et leader du marché, est partout. Toni, la cinquantaine, nous raconte comment il surveille les battements de son coeur avec ce petit gadget placé à son majeur. Son palpitant, parfois, s’arrêtait brièvement de battre ; il a fourni toutes ces données utiles à son médecin. Il ignore cependant qu’Oura, plus discrètement, a aussi conclu un contrat à plusieurs dizaines de millions de dollars avec les Etats-Unis, afin d’équiper les armées de l’oncle Sam. L’objectif : surveiller l’état de forme des militaires, et pourquoi pas prévenir de toute maladie pouvant les affecter, eux et leur régiment entier. Un usage détourné et une morale sous forme d’avertissement à la Russie : le seigneur des anneaux est finlandais.
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