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SNCF, comment en est-on arrivé là ? Le vrai bilan des années Jean-Pierre Farandou


Ces derniers temps, Jean-Pierre Farandou ne quitte pas un journaliste sans lui avoir prestement remis son vade-mecum. Un document de 28 pages sur papier glacé – recyclé, fibre écolo oblige – démontant par le menu tous les présupposés qui, selon le patron de la SNCF, pourrissent la vie de son entreprise. Une opération vérité pour faire la chasse aux “fake news” qui “nuisent à la compréhension des enjeux du mode de transport le plus vertueux pour concilier liberté de déplacement et respect de la planète”, peut-on lire en introduction de ce bréviaire. Quelques extraits. Idée reçue n° 1 : “La SNCF est très subventionnée.” Balivernes ! Idée reçue n° 3 : “Le TGV coûte cher.” Fariboles ! Idée reçue n° 7 : “La SNCF est surendettée.” Fadaises !

Curieusement, parmi la dizaine de fausses rumeurs qui courent sur la vénérable maison et sa gestion, aucune ne porte sur le temps de travail des cheminots, ni sur la conflictualité dans l’entreprise. Et pourtant, c’est presque devenu une tradition. Après la Toussaint et avant la bûche de Noël, voici venu le temps des préavis de grève. Un folklore bien établi. Il faut dire que les syndicats maison ne sont jamais en manque de sujets de mécontentement. Le 21 novembre, c’est pour dénoncer la séparation de Fret SNCF en deux entités distinctes – scission imposée par la Commission de Bruxelles – que les syndicats se sont mobilisés. Le 11 décembre, c’est pour faire pression lors des discussions sur les conditions sociales de transfert des personnels de Fret SNCF vers ces deux nouvelles filiales, le tout sur fond de rejet de l‘ouverture à la concurrence et de négociations annuelles sur les salaires, qu’ils battront une nouvelle fois le pavé.

Un préavis de grève reconductible et illimité, à quelques jours des vacances de fin d’année. La mayonnaise peut-elle prendre ? Le risque d’un conflit social par procuration, alors qu’une vague de plans sociaux déferle sur l’Hexagone et que l’exécutif navigue en plein brouillard, n’est pas à balayer. Dans ce climat inflammable, Jean-Pierre Farandou tempère, rassure, continue de montrer le cap. Le 28 novembre, lors d’un grand raout avec l’ensemble des cadres dirigeants du groupe, il s’est montré serein mais combatif. Un homme aux manettes. “On dirait même qu’il a rajeuni de dix ans”, souffle un participant.

Drôle de période pour le président de la SNCF. Un automne et bientôt un hiver en apesanteur. Le 6 mai dernier, dans un bref communiqué de presse du gouvernement, on apprenait que le patron quitterait son poste après les JO. Trois mois après, la vasque olympique ne réchauffe plus Paris mais le patron de la SNCF est toujours là. Entre-temps, la dissolution puis les tergiversations politiques de l’été sur la nomination d’un Premier ministre ont bouleversé la donne. Et pour tout dire, à peine nommé, Michel Barnier a eu d’autres sujets prioritaires à traiter. Alors, en fidèle serviteur, Farandou poursuit son œuvre jusqu’à la prochaine Assemblée générale en mai prochain, nous a-t-il assuré.

Un cheminot “première langue”

Son arrivée à la tête de la SNCF s’est faite par surprise. Il y a cinq ans, l’exécutif avait chargé le cabinet de chasseurs de têtes Heidrick & Struggles de trouver la perle rare : un homme plus jeune – son âge l’empêche théoriquement de faire un deuxième mandat – ou mieux, une femme. Son nom ne figure même pas sur la liste des premiers sélectionnés. Et puis ce Bordelais, fan de rugby, s’est finalement glissé dans un trou de souris pour réaliser son rêve. L’homme a fait quasiment toute sa carrière à la SNCF, parle cheminot première langue et sait très bien naviguer dans cette maison complexe et éruptive.

Il a vite écarté l’ancienne garde rapprochée de Guillaume Pepy, et imprimé sa marque. “Le job de patron de la SNCF est le plus compliqué qui soit”, observe Bruno Mettling, le président du cabinet Topics et fin connaisseur des rouages des entreprises publiques. Un ponte de l’ancienne équipe ajoute : “Vous êtes en permanence pris au piège des injonctions souvent contradictoires de l’actionnaire.” Un Etat qui veut que l’entreprise gagne de l’argent mais refuse une augmentation trop forte du prix des billets ; exige que le réseau soit bien entretenu mais renâcle à investir davantage ; parle en permanence de rentabilité mais souhaite absolument conserver des lignes très peu fréquentées…

“Il faut marcher sur les deux jambes de l’efficacité économique et du nouveau pacte social entre la SNCF et ses salariés.” Voilà comment Jean-Pierre Farandou avait décrit le défi qui l’attendait, en 2019, durant son audition devant la Commission de l’aménagement du territoire et du développement durable, après sa nomination par Emmanuel Macron. Malgré ses presque trente ans de maison, il débarque alors en terrain miné. Ouverture à la concurrence, réforme des retraites, droit de retrait… Plusieurs conflits en cours ou à venir l’attendent dès sa prise de fonction.

Un paix sociale relative négociée à prix d’or

A la SNCF, les problématiques sociales requièrent d’infinies précautions, tant la situation peut rapidement virer à l’explosif. “Je n’ai jamais vu un tel niveau de conflictualité. En trois ans, il n’y a pas un seul jour où je n’ai pas connu de grève”, pointe un ancien haut dirigeant du groupe. Une fréquence dont le grand public n’a pas idée. “Si vous avez quelques signaleurs qui s’arrêtent de travailler à Bordeaux, personne n’en parle dans la presse”, ajoute-t-il. Des grèves majeures dues à un conflit interne – à l’exception des retraites -, Farandou en affrontera deux. “Un résultat honorable”, estimait-il en mai dernier devant cette même commission.

Sa personnalité, à la fois conciliante et intègre, sa connaissance approfondie de l’entreprise publique aux 150 000 cheminots, auront pesé dans la balance. “Au-delà du fait social pur et dur, il a surtout donné le sentiment qu’il voulait garder une idée du rôle de la SNCF qui était plus en phase avec la nôtre”, indique Fanny Arav, secrétaire générale adjointe de l’Unsa-Ferroviaire. Paradoxalement, le dirigeant s’est parfois révélé moins accessible que son prédécesseur. “Si les relations étaient bien plus frontales et dures avec Guillaume Pepy, elles étaient aussi plus faciles. Nombre de courriers que nous avons envoyés à Farandou sont restés lettre morte”, assure Daniel Ferté, délégué FO Cheminots.

Cette paix sociale relative, le patron de la SNCF l’a négociée à prix d’or. Face au dérapage de l’inflation, il a choyé ses employés : en moyenne, les salaires ont progressé de 17,5 % depuis 2021, contre 13 % pour l’indice des prix de l’Insee. Rien qu’en 2024, la direction du groupe a signé six accords sociaux, parfois même avec les quatre principaux syndicats, un record. Le dernier en date, sur les fins de carrière – moyennant 481 millions d’euros de provisions sur trente ans – a fait grincer des dents. Dont celles de Bruno Le Maire. Ulcéré et jurant ne pas avoir été mis au courant du deal, le locataire de Bercy finira par convoquer Farandou dans son bureau. “Nous n’en savions rien. Si nous l’avions appris, nous aurions évidemment dit non”, assure un ancien conseiller du ministre. “La colère de Le Maire était totalement factice, du théâtre”, réplique un ancien directeur de cabinet du précédent gouvernement. Jean-Pierre Farandou assure que Matignon et le ministère des Transports étaient dans la boucle depuis plusieurs mois et avaient même donné leur feu vert. En ligne de mire : la bonne tenue des Jeux olympiques que la SNCF passera finalement sans encombre.

Au sein du groupe, comme à l’extérieur, on salue aussi son opiniâtreté à mettre sur la table l’idée d’un plan de 100 milliards d’euros pour le ferroviaire, alors que le réseau français se détériore d’année en année. “Il a eu le mérite d’ouvrir un débat majeur sur les politiques publiques”, souligne Arnaud Aymé, directeur général France de Sia Partners. Dissolution oblige, le projet bat aujourd’hui de l’aile, mais il n’est pas encore enterré, malgré les restrictions budgétaires. “Il y a un consensus sur le fait qu’il faut vraiment investir massivement pour moderniser le réseau et pour décarboner les transports. Cela reste notre horizon et notre feuille de route”, assure-t-on au cabinet du ministre des Transports, François Durovray. Pour l’heure, Jean-Pierre Farandou doit se reposer sur les bases financières solides qu’il a contribué à installer ces dernières années.

1 milliard d’euros de dividendes reversé à l’Etat en 2023

Les pouvoirs publics ont balisé le terrain. “La SNCF a bénéficié d’une reprise de dette de 35 milliards d’euros entre 2020 et 2022 pour assainir les comptes et mettre le groupe dans de bonnes conditions avant l’ouverture à la concurrence”, rappelle Antoine Magne, analyste senior chez Fitch. L’endettement se situe désormais autour de 24 milliards d’euros, permettant à l’agence de notation de lui attribuer une note très honorable de AA-, cohérente avec celle de l’Etat français. Et la trajectoire des prévisions de bénéfices opérationnels permet d’être optimiste : la rentabilité se maintiendra à bon niveau entre 15 et 16 % du chiffre d’affaires. Jean-Pierre Farandou s’en félicite : l’entreprise a aligné six semestres de bénéfices consécutifs et le septième est bien engagé, du jamais-vu. Une performance portée par la fièvre voyageuse de la population. Et qui a permis au groupe de reverser près de 1 milliard de dividendes à l’Etat actionnaire l’an dernier.

De là à dire que “la SNCF ne coûte rien aux Français”, comme le soutient le PDG… L’affaire n’est pas si simple, comme le montre la note publiée par François Ecalle, ancien magistrat à la Cour des comptes, dont la seule évocation du nom hérisse Farandou. Ce fin limier des finances publiques se plonge chaque année dans les rapports les plus arides pour dresser l’addition de charges en tout genre financées, au bout du compte, par le contribuable français. Son dernier calcul pour la compagnie ferroviaire, au titre de 2022, aboutissait à la somme de 20 milliards d’euros. Elle inclut 6,8 milliards de “subventions d’exploitation”, versées par les régions et IDF Mobilités à SNCF Voyageurs – en contrepartie d’un service de transport régional, rétorque l’opérateur. Versées encore par les régions, mais aussi l’Etat, les subventions d’investissement – plus de 3 milliards – suscitent moins de débats.

Qui irait contester les efforts en faveur du maintien du réseau ou de la création de nouvelles lignes ? Mais la composante relative aux retraites, sous l’intitulé “subvention d’équilibre”, est plus disputée. Pris en charge par l’Etat, ces 3,3 milliards annuels viennent combler la différence entre les cotisations des actifs de la SNCF et les pensions des cheminots rangés des wagons. Le déficit de ce solde est inévitable, compte tenu d’un rapport actif/retraité de 0,6. Bien inférieur à la moyenne de l’ensemble de la population française, de 1,7. “Sur ce montant de plus de 3 milliards par an, environ 500 millions d’euros résultent des droits attachés au régime spécifique des cheminots. Le reste finance le déséquilibre démographique”, explique Eric Weil, ancien conseiller au ministère du Travail.

Ce transfert ne vient pas alimenter les comptes de l’entreprise mais la Caisse de prévoyance et de retraite du personnel ferroviaire. “La subvention d’équilibre est bien payée par les Français pour financer, non pas la SNCF, mais les cheminots retraités de la SNCF”, poursuit Eric Weil. Une nuance qui tient à cœur à Jean-Pierre Farandou. Il n’empêche, s’insurge Nicolas Marques : “Le régime de retraite de la SNCF représente une promesse de 150 milliards d’euros correspondant au stock promis aux actifs et aux retraités, et elle est inscrite en hors-bilan dans les comptes de l’Etat, pointe le directeur général de l’Institut économique Molinari. Il n’y a pas de provisions, et rien n’a été mis de côté pour réduire la charge financière, contrairement aux pratiques responsables de la Banque de France ou du Sénat, ou encore des compagnies ferroviaires étrangères.”

Quel successeur pour Farandou ?

Chacun ses responsabilités, Farandou n’assumera sûrement pas celle-ci au moment de passer la main. Dans cette entreprise chamboulée comme jamais, qui pour monter sur le trône ? Lui ne se voit pas occuper ses soirées d’été à contempler les étoiles. Ni lire les entrefilets de La Vie du rail. Sauf que cet ingénieur des Mines a atteint la limite d’âge fixée par la loi pour rempiler dans ce fauteuil éminemment politique : nomination par le président de la République après passage en Conseil des ministres et audition devant les parlementaires. Alors, ces derniers temps, une idée flotte dans les couloirs du siège, qui ne serait pas pour lui déplaire : scinder le poste en deux. D’un côté, un président du Conseil d’administration chargé de la vision, et de l’autre un directeur général, les mains dans le quotidien de ce groupe tentaculaire. Un simple décret suffirait à graver dans le marbre ce changement de gouvernance. Bercy, qui y voit une façon de diluer le pouvoir et donc de renforcer celui de l’Etat-actionnaire, y serait plutôt favorable.

Reste à trouver celui ou celle qui fera tourner l’entreprise au jour le jour. Matthieu Chabanel, le PDG de SNCF Réseau, un homme du sérail, serait le candidat idoine : le réseau, c’est là, justement, où l’effort d’investissement doit être concentré. Tout comme Christophe Fanichet, le PDG de SNCF Voyageurs, rompu aux questions de concurrence. Ou Marlène Dolveck, aux manettes de la filiale Gares et Connexions, propulsée directrice générale adjointe de groupe SNCF il y a quelques mois, chargée de la transformation. Cette ancienne professeure d’économie au lycée Saint-Jean-de-Béthune, à Versailles, qui a ensuite fait quasiment toute sa carrière dans la banque, peaufine son image. Coïncidence ou pas, elle publie le 4 décembre un essai aux Editions de l’Aube intitulé L’Economie comme je l’aime et veux la faire aimer. Un livre préfacé par le prix Nobel d’Economie Jean Tirole et dont la postface est signée… Jean-Pierre Farandou. Elle y prêche le retour au réel dans l’économie moderne. Les cheminots y trouveront certainement matière à réflexion.




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