Il n’est pas tout à fait 20h30 ce mercredi 4 décembre, lorsque la sonnerie du Palais Bourbon retentit. Le “brouhaha” qui résonne à l’Assemblée nationale laisse soudainement place à un silence de cathédrale. Les députés regagnent leur siège. Entouré de ses ministres, Michel Barnier attend. Quelques secondes plus tard, il apprend, comme il s’y était préparé, qu’il devra remettre le lendemain matin les clefs de l’hôtel de Matignon.
En votant la motion de censure déposée par le Nouveau Front populaire (NFP), 331 députés l’y ont contraint. Près de la moitié sous les ordres de leur cheffe, Marine Le Pen qui n’a finalement pas rechigné à mélanger les voix des siens à celles “de la gauche extrémisée”, selon sa formule. Une alliance de la carpe et du lapin qui se serait limitée à de la politique-fiction outre-Rhin. À l’instar de la Belgique et de l’Espagne, l’Allemagne fait partie de ces régimes parlementaires qui, marqués par de longues périodes d’instabilité, ont opté pour un durcissement des conditions de censure.
Et si une motion de censure pouvait être “constructive” ?
Ainsi, à Berlin, la volonté commune d’une majorité de députés ne saurait suffire à renverser un gouvernement. Pour ce faire, charge aux élus d’accorder leurs violons, de proposer une partition commune et d’accepter de jouer comme un seul et même orchestre. Comprendre, proposer une plateforme programmatique alternative et surtout, trouver un remplaçant au chancelier – ou chef de gouvernement – qu’ils s’apprêtent à déboulonner. On parle alors de motion de censure constructive
Inscrit à l’article 67 de la loi fondamentale allemande de 1949, cet outil parlementaire a été pensé pour tordre le cou à l’instabilité politique chronique qui régnait sous la République de Weimar (1918-1933). “La motion de censure constructive permet à la fois d’éviter une vacance du pouvoir et d’empêcher des partis extrêmes, ou qui n’auraient aucun projet en commun de s’allier sur un texte pour faire tomber un gouvernement en place”, décrypte Hans Stark, politologue et professeur de civilisation allemande à Sorbonne Université.
Une procédure peu utilisée
Concrètement, lorsqu’une motion de censure constructive est déposée, le renversement du gouvernement se découpe en deux volets. Le premier, qui consiste en la destitution du chancelier en exercice. Le second, par son remplacement. “La procédure se déroule sur un même jour, parce que tout est préparé en amont, les députés se mettent d’accord sur une personnalité avant de provoquer un vote de défiance. Il n’y a donc aucun suspens sur l’identité du successeur de celui qu’il renverse”, explique Hans Stark qui précise : “Une fois la motion de défiance adoptée par la majorité absolue du Bundestag, les députés votent pour le nouveau gouvernement.”
En sept décennies, l’opération n’a été mise en œuvre que deux fois – contre 65 pour la motion de censure spontanée en France. En avril 1972, lorsque la coalition CDU/CSU propose de remplacer Willy Brandt par Rainer Barzel. Mais quelques voix manquent au conservateur pour obtenir la confiance. Il faut alors attendre dix ans pour que la première – et jusqu’à présent la seule – motion de censure soit adoptée. Aussi, le 1er octobre 1982, Helmut Schmidt est-il contraint de céder sa place à Helmut Kohl qui fêtera seize Saint-Sylvestre à la Chancellerie fédérale. “Cette règle qui consiste à dire ’on ne renverse un gouvernement qu’en le remplaçant’ contraint les forces qui défendent des projets contraires à nouer des compromis et ainsi permet d’éviter de tomber dans des périodes d’instabilités ou de s’enkyster dans des blocages institutionnels”, fait valoir le politologue Hans Stark.
Défiance constructive : une solution à la crise politique française…
Retour à l’Assemblée nationale, où deux blocs que tout oppose viennent pour la première fois depuis 1962 de couper la tête du Premier ministre. Alors que Michel Barnier a remis ce jeudi matin sa démission à Emmanuel Macron, une question survole le ciel institutionnel. La France doit-elle s’inspirer du modèle allemand ? À l’heure de la tripartition politique, la motion de censure constructive n’a jamais paru autant “nécessaire”, pointe le politologue et historien Jean Garrigues. “C’est la seule façon de ne pas tomber dans un engrenage où l’on aurait une succession de renversements de gouvernements”, fait-il valoir dans le sillage du constitutionnaliste Jean-Jacques Urvoas. “Il faut chercher comment empêcher des coalitions qui ne sont d’accord sur rien – si ce n’est de renverser – de démettre un gouvernement”.
Prévenir l'”alliance des contraires”, donc. Mais également, contraindre les différentes chapelles de la chambre basse à communiquer et à trouver des compromis. “Ce qui a provoqué la chute de Michel Barnier, c’est l’incapacité des partis de gouvernement à dialoguer et à s’entendre sur une ligne à suivre, analyse Jean-Jacques Urvoas qui défend : “Conditionner le renversement d’un gouvernement à une base programmatique commune et à un accord sur le remplaçant du Premier ministre forcerait ceux qui veulent déposer une motion de censure à trouver des conciliations comme cela se fait chez nos voisins européens.” Un alignement qui commanderait toutefois d’amender le croquis institutionnel pensé par le général de Gaulle. Ce, pour plusieurs raisons.
… mais qui se fond difficilement dans notre système institutionnel
Primo, instaurer une motion de censure constructive implique nécessairement une révision constitutionnelle. Soit le déclenchement de l’article 89 de la Constitution qui ouvre une séquence qui se découpe en trois épisodes : le dépôt de l’initiative, le vote du texte par les deux chambres du Parlement et la réunion d’un Congrès avec l’adoption du texte par les 3/5e des parlementaires. Deuzio, à rebours du chancelier en Allemagne, le Premier ministre français n’est pas issu de la volonté parlementaire mais est nommé à la discrétion du chef de l’Etat. Or, le télescopage d’une motion de censure constructive – qui suppose que le choix d’un chef de gouvernement revienne à l’Assemblée – avec la nomination du locataire de Matignon par le président de la République, apparaît dès lors contradictoire.
Raison pour laquelle, selon l’ancien garde des Sceaux socialiste Jean-Jacques Urvoas, “il ne serait pas incongru de préciser à l’article 8 de la Constitution [qui pose le cadre dans lequel est nommé le Premier ministre, NDLR] que le président de la République doit nommer le chef de gouvernement en tenant compte de la physionomie de l’Assemblée nationale”. Mais pour Benjamin Morel, maître de conférences en droit public à l’université Paris-Panthéon-Assas, la clef se trouve ailleurs : dans le mode de scrutin. “Si les socialistes tendent la main au gouvernement pour faire un deal, ils auront un Insoumis face à eux dans toutes les circonscriptions en cas de dissolution et ils perdront leurs sièges. Donc c’est se faire hara-kiri politique. Ça ne serait pas le cas si on avait une proportionnelle complète”, fait valoir Benjamin Morel.
Reporter sine die le débat sur la proportionnelle lorsqu’il était aux commandes. Tel aurait été le péché originel de Michel Barnier. “Ouvrir la voie à l’instauration de la proportionnelle aurait permis aux députés socialistes de se défaire du joug des Insoumis sans risquer de perdre trop de plumes aux prochaines législatives anticipées”, pointe Jean-Jacques Urvoas. En 89 jours, alors qu’il fallait construire un budget de bric et de broc, donner des gages aux uns sans trop se mettre à dos les autres, le pouvait-il réellement ? “Ça lui aurait peut-être permis de sauver sa peau”, défend Benjamin Morel. Charge à son successeur d’en prendre note.
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