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Face à Vladimir Poutine, comment la France peut-elle “européaniser” sa dissuasion nucléaire ?

Comment adapter la dissuasion française, structurée par la guerre froide, au nouveau contexte stratégique ? La question a occupé plusieurs années l’état-major particulier (EMP) de l’Elysée et les hautes sphères travaillant sur ce domaine, lors du premier mandat présidentiel de Jacques Chirac (1995-2002). L’URSS et son Pacte de Varsovie ont disparu, et avec eux la menace d’une invasion soviétique du continent et de la France. Dans la foulée, l’Otan se donne comme mission principale non plus la défense territoriale, mais la résolution de crises extérieures – ex-Yougoslavie, puis Afghanistan.

Une fois la séquence de la reprise des essais en Polynésie achevée, Jacques Chirac annonce qu’il “faut avoir suffisamment [d’armes nucléaires] pour être respecté, mais pas trop [non plus]”. La composante terrestre est démantelée : aussi bien les missiles balistiques stratégiques des silos du plateau d’Albion, que ceux, mobiles, d’une portée de près de 500 kilomètres, de la force Hadès. Si les Forces aériennes stratégiques (FAS) – missiles nucléaires emportés par des avions – est maintenue, le nombre de sous-marins lanceurs d’engins (SNLE) de classe Le Triomphant à construire passe de six à quatre. Reste à ajuster la doctrine.

En poste à l’EMP, l’ancien commandant de sous-marin Edouard Scott de Martinville participe aux travaux. “Des décisions très importantes sont prises, qui ont eu peu d’échos, mais font l’objet d’un consensus”, malgré la cohabitation, a raconté, fin novembre, l’amiral (2S), lors du colloque sur la dissuasion française coorganisé par la Fondation Charles-de-Gaulle et le Commissariat à l’énergie atomique (CEA). Le “lointain” – évoqué par le Premier ministre Lionel Jospin dans un discours de 1999, sous-entendu la Chine – est pris en compte, rappelle-t-il, tandis que les “dommages s’exerceraient en priorité sur les centres de pouvoir” et non plus des villes. Il est donné “de la souplesse à la composante balistique” : les SNLE ne sont plus tenus de tirer tous leurs missiles d’un coup.

C’est bien à cette époque que la dissuasion française, telle qu’elle se présente aujourd’hui, se stabilise. Un quart de siècle plus tard, il serait judicieux de l’adapter pour véritablement l’européaniser, dans l’intérêt de la France et de ses alliés, font valoir deux experts, Etienne Marcuz et Stéphane Audrand. Ils n’appartiennent pas aux cénacles stratégiques officiels, dont l’une des missions est de travailler la doctrine, dans la discrétion, pour le président. Ils jugent cependant utile qu’un débat public s’amorce, dans un contexte de profonds bouleversements de l’ordre international – invasion russe de l’Ukraine, possible désengagement européen des Etats-Unis avec la nouvelle administration Trump, montée en puissance de la Chine.

Le sous-marin SNLE français Le Terrible, le 4 juillet 2017, sur lequel s’est rendu le président français Emmanuel Macron.

Une ouverture a d’ailleurs été amorcée par Emmanuel Macron. Comme ses prédécesseurs depuis Jacques Chirac, le président a souligné à plusieurs reprises qu’il y avait une “dimension européenne” dans les intérêts vitaux de la France, défendus par sa dissuasion et qu’il y avait matière à discussion avec ses alliés. “Mettons tout sur la table et regardons ce qui nous protège véritablement de manière crédible, a-t-il encore proposé dans un entretien au groupe de presse régional Ebra, en avril. La France gardera sa spécificité mais est prête à contribuer davantage à la défense du sol européen.”

Analyste en systèmes stratégiques, pédagogue du nucléaire militaire sur les réseaux sociaux, Etienne Marcuz propose ainsi la création d’une “Initiative européenne de dissuasion intégrée”. Elle regrouperait des pays du continent qui s’appuieraient notamment sur les armes nucléaires de la France et du Royaume-Uni, les deux seules puissances dotées en Europe. Il suggère qu’elles coordonnent leurs patrouilles pour qu’il y ait toujours trois SNLE français et britanniques en mer, sans remettre en cause le strict contrôle opérationnel de Paris et Londres sur leurs armes nucléaires. Il propose, surtout, “d’allouer à cette initiative un certain nombre de missiles nucléaires ASMPA, portés par les Rafale, à l’image du modèle de dissuasion élargie états-unien. Ces Rafale seraient susceptibles d’être dispersés, en cas de crise grave, sur le territoire européen, tout en restant là encore sous le strict contrôle français”.

Les déplacements des Rafale de l’initiative serviraient d’avertissement stratégique. Et, si nécessaire, leurs ASMPA pourraient être utilisés en réponse à une atteinte aux intérêts vitaux d’un membre de l’initiative. L’idée : se donner des marges de manœuvre dans l’escalade militaire avec un adversaire disposant de l’arme nucléaire – tel que la Russie. Mais à une condition : que ces armes nucléaires soient un complément aux armes conventionnelles de longues portées d’autres pays européens, “chargées de retarder le plus longtemps possible un engagement nucléaire”, en frappant l’adversaire en profondeur.

Pour Etienne Marcuz, la dissuasion française actuelle ne permet pas de jouer d’un signalement nucléaire fin et modéré, à une échelle européenne, auprès d’un adversaire comme Vladimir Poutine. C’est également ce que pense Stéphane Audrand, consultant en risques internationaux et officier de réserve. Dans un article publié par la revue Le Grand Continent, il défend l’idée que la meilleure manière “d’européaniser” la dissuasion française serait, à terme, une force mobile de missiles balistiques sol-sol capables de frapper dans la profondeur avec de l’armement conventionnel, et d’accueillir des têtes nucléaires sous le contrôle de la France. Des “Hadès”, ces missiles démantelés par Jacques Chirac, mais à plus longue portée.

Le véhicule lanceur de missiles balistiques russe Iskander, ici durant la répétition d'une parade militaire à Alabino, près de Moscou, le 20 avril 201, peut transporter des charges conventionnelles ou nucléaires.
Le véhicule lanceur de missiles balistiques russe Iskander, ici durant la répétition d’une parade militaire à Alabino, près de Moscou, le 20 avril 201, peut transporter des charges conventionnelles ou nucléaires.

“Cette composante pourrait être fondée dans les pays volontaires européens, sur la base d’accords bilatéraux, propose-t-il. Elle ajouterait des barreaux à l’échelle du dialogue dissuasif, offrirait une souplesse face aux menaces russes d’usage de nucléaire non stratégique et rendrait crédible notre garantie de sécurité.” Il précise : “pas besoin de ’sacrifier Paris pour sauver Vilnius’, puisqu’on pourrait espérer limiter une escalade au théâtre sans engager les forces stratégiques” (SNLE et ASMPA). Selon lui, cette composante ne sera toutefois “audible” par les Européens que si ces derniers ne peuvent plus compter sur les garanties de sécurité américaine, matérialisées par des troupes et des armes nucléaires – les bombes à gravité B61 – sur le continent.

Ces deux idées étaient déjà mentionnées, très succinctement, dans un article publié cet été par la revue de défense Le Rubicon, intitulé “Européaniser la bombe”, où il est évoqué, comme options, “le déploiement de Rafale dotés de capacités nucléaires sur le territoire de partenaires européens, et éventuellement la réintroduction de têtes nucléaires similaires au système Hadès dans les pays du flanc Est de l’Europe.”

Devoir d’humilité vis-à-vis des alliés sur la dissuasion

Son auteur, Florian Galleri, soutient ce mois-ci à l’université de Nantes une thèse au cœur du sujet : La dimension européenne de la dissuasion nucléaire française après la Guerre froide (1991-2017). “La théorisation de la dissuasion connaît actuellement un souffle nouveau, estime-t-il. La France veut partager quelque chose de sa dissuasion, sans dire quoi. Il faut en débattre. Je défends l’idée qu’elle a besoin de s’européaniser, pour que sa participation à la défense du continent ne soit pas minorée.”

Comme le martèle chaque président depuis de Gaulle, la dissuasion est considérée comme l’assurance-vie de la France face à une menace existentielle. De telles idées sont donc à manier avec une grande précaution, leurs auteurs en ont conscience. Leurs propositions sont le signe qu’un débat qui a disparu de la place publique depuis les années 1990, pourrait y revenir. “C’est à nous, chercheurs et experts, de faire des suggestions, sans éluder les problématiques de budget, les considérations techniques et le respect du Traité de non-prolifération”, souligne Héloïse Fayet, de l’Institut français de relations internationales.

Cette spécialiste de la dissuasion défend également une augmentation de l’arsenal conventionnel à l’est de l’Europe, à commencer par les systèmes de frappes en profondeur. “Cela permettrait d’augmenter le coût d’une attaque pour un adversaire, en complément de la dissuasion nucléaire”, explique-t-elle. Elle estime qu’un parapluie nucléaire assuré par Paris sur le continent, à la manière des Américains, n’est pas réaliste.

Elle donne cependant deux propositions concrètes pour renforcer la crédibilité, auprès de ses alliés, de la dissuasion assurée par Paris. D’abord, même si l’idée n’a pas le vent en poupe chez les militaires, la France pourrait rejoindre le Groupe de planification nucléaire de l’Otan, dont elle n’a jamais fait partie. Elle pourrait aussi ouvrir un escadron des Forces aériennes stratégiques à des pilotes européens à former sur Rafale, comme elle l’a écrit dans Le Rubicon. “Le plus important pour la France, insiste-t-elle, c’est qu’elle fasse preuve d’une humilité dont elle n’a pas coutume, en intensifiant une conversation de fond sur le sujet avec ses partenaires européens et en se tenant à leur écoute.” Un échange qui pourrait s’accélérer, si Donald Trump décide qu’il est temps pour les Etats-Unis de tourner le dos aux Européens.




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